Une analyse de la situation au Venezuela par Renaud Lambert

jeudi 1er février 2018.
 

Loin du « socialisme du XXIe siècle »

Les deux visages de la crise vénézuélienne

Source : Le Monde diplomatique / septembre 2017 Par Renaud Lambert

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obsession : la critique de M. Jean-Luc Mélenchon en France, de M. Jeremy Corbyn au Royaume-Uni et de M. Pablo Iglesias (Podemos) en Espagne. Mais elle interpelle également les progressistes, qu’elle plonge dans le désarroi.

Comment interpréter les événements ? Quelle attitude adopter ? Quelle issue souhaiter ?

Deux colosses avancent, intimidants. L’homme qui leur fait face, coiffé d’une casquette rouge, tente d’établir le dialogue. Rien n’y fait : on le bouscule, on le menace… Soudain, une quatrième personne s’approche. Elle tire un revolver de son pantalon et ouvre le feu. La foule hurle ; l’homme à la casquette s’effondre.

Au mois d’août 2017, cette vidéo tournée au moyen d’un téléphone portable a été visionnée par une grande partie de ceux que la crise vénézuélienne préoccupait. Trois mois auparavant, le président Nicolás Maduro avait décrété l’élection d’une Assemblée nationale constituante (ANC) destinée à remplacer l’Assemblée nationale, seule institution aux mains de l’opposition après les législatives de 2015. Depuis, la tension s’était aggravée : les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants avaient fait plus d’une centaine de morts, y compris — ce qui semble être passé inaperçu dans les médias — chez les partisans du président.

« Voilà comment ces fils de pute de l’opposition assassinent de jeunes chavistes (1) ! » Le 4 août, un militant internationaliste présent au Venezuela publie la vidéo sur un forum de discussion. « Ils sont allés chez un dirigeant de la Jeunesse socialiste qui se cachait : il avait été menacé par les milices de la droite. Comme son copain a refusé de le balancer, ils l’ont tué. » Message après message, les réactions d’indignation se succèdent.

« Attention, l’opposition diffuse également la vidéo », avertit alors un autre participant à la discussion, suggérant que les ennemis de M. Maduro utilisent les mêmes images pour illustrer la violence des autorités. S’agissait-il d’une manipulation de la droite ? Ou bien la casquette rouge (couleur des chavistes) avait-elle induit une erreur d’interprétation ? La colère céda soudain la place au doute, et l’empressement de reprendre l’information au souci d’en confirmer l’origine. Vérification faite, la séquence provenait d’une représentation théâtrale en plein air organisée par un évangéliste à Porto Rico. Sans le moindre rapport avec le Venezuela…

Le chaos politique et économique (2) du pays caribéen a conduit aux manipulations les plus caricaturales de la part des deux camps, ainsi que dans les colonnes de médias internationaux, souvent acquis à l’opposition (lire « Journalisme d’autopsie »). Un exemple ? Le 16 juillet, cette dernière organise une consultation populaire sans l’aval des autorités. L’une des trois questions posées — « Demandez-vous aux forces armées nationales bolivariennes de défendre la Constitution (…) et de soutenir les décisions de l’Assemblée nationale ? » — formulait un appel à peine voilé au soulèvement militaire. Selon les organisateurs, environ sept millions de Vénézuéliens se seraient néanmoins déplacés, rejetant dans leur immense majorité le gouvernement et son projet d’ANC (3). Conclusion du New York Times : « Plus de 98 % des votants soutiennent l’opposition (4). » L’observation était juste, mais elle l’aurait été davantage si le quotidien avait précisé que les « votants » en question ne représentaient qu’un peu plus de 35 % de l’électorat, le reste de la population en âge de voter n’ayant pas participé…

La crise vénézuélienne a laissé bien des esprits déboussolés. Comme toutes les situations de lutte intense ayant pour enjeu le pouvoir, celle-ci s’interprète à deux niveaux. L’un, froid, se situe dans le domaine des idées : il invite à explorer les ratés, les possibles, le souhaitable. L’autre, brûlant, renvoie à la politique concrète et à ses frustrations : ici, la lutte appelle un vainqueur, un vaincu et, souvent, le choix d’un camp, aussi inconfortable soit-il. La position — y compris géographique — des observateurs les conduit souvent à privilégier l’un ou l’autre de ces modes d’analyse.

Loin du Venezuela, un débat a peu à peu émergé chez tous ceux qui s’étaient intéressés au « laboratoire bolivarien » lorsqu’il était porteur d’espoir : quelle est la part de responsabilité du pouvoir dans la crise que traverse le pays ? Quelle est celle d’une opposition que les procédures démocratiques n’ont jamais préoccupée outre mesure (5) ?

Si l’idée que l’actuel président fait pâle figure comparé à son mentor divise peu, un premier courant suggère que la rupture au sein du chavisme serait plus profonde. D’abord pour des raisons contingentes : outre la personnalité de l’ancien président, la période chaviste a été marquée par l’explosion des cours du baril de pétrole. Depuis l’élection de M. Maduro, en 2013, ils s’effondrent. À l’un, donc, l’habileté politique et l’abondance ; à l’autre, la balourdise et la disette. Soit le cocktail idéal pour qu’une force de gauche finisse par ressembler à certaines des caricatures imaginées par ses adversaires : la seconde rupture entre « chavisme » et « madurisme ». Pour la plupart des Vénézuéliens, le nom de l’ancien président évoque la réduction des inégalités dans un contexte d’approfondissement de la démocratie. Celui de son successeur est désormais associé au retour de la pauvreté aggravé par un raidissement politique et policier.

« En général, les analyses [des échecs de la gauche] se concentrent sur l’incapacité du nouveau monde à naître. Elles sous-estiment mécaniquement la violence idéologique et institutionnelle qui permet au vieux de refuser de mourir », a écrit le chercheur américain Greg Grandin (6). C’est, en substance, la réponse d’un second courant qui raille les critiques « de gauche », jugées naïves. Car les choses seraient en réalité d’une simplicité aveuglante : 1) le Venezuela détient les plus importantes réserves pétrolières du monde ; 2) les États-Unis entendent contrôler les ressources énergétiques planétaires ; donc 3) Washington manœuvre pour remplacer M. Maduro par un pantin plus sensible à ses intérêts.

Difficile de surestimer le poids de l’interventionnisme américain dans son arrière-cour. Et pourtant, le Venezuela de 2017 vit-il réellement une réédition de l’opération ayant conduit au renversement de Salvador Allende au Chili en 1973, comme tente de le démontrer l’ancienne vice-ministre Pasqualina Curcio (7) ? Peut-on raisonnablement comparer la situation d’Allende deux ans après son élection et celle de M. Maduro après une vingtaine d’années de chavisme ? Caracas est-il aussi fragile que Santiago face aux manœuvres du secteur privé, alors qu’il contrôle la quasi-totalité de la circulation de devises ? Au cours de l’été 2017, le débat fait rage, les uns soulignant la filiation qui relie M. Maduro à Chávez, les autres insistant sur la nécessité de sauver l’héritage du second menacé par la dérive du premier…

Et puis, le 11 août, M. Donald Trump prend la parole.

« Plusieurs options s’offrent à nous concernant le Venezuela. Et je tiens à dire que je n’exclus pas une intervention militaire », clame le président américain lors d’une conférence de presse. Ces propos embarrassent jusqu’aux gouvernements les plus droitiers de la région (dont l’Argentine, le Brésil, la Colombie et le Mexique), qui avaient auparavant dénoncé la « rupture de l’ordre démocratique » au Venezuela (8). Les voici qui, soudain, condamnent des menaces interventionnistes d’un autre âge.

Dans le camp progressiste, les fleurets idéologiques sont rengainés sur-le-champ. Experte en querelles intestines, la gauche sait néanmoins identifier ses adversaires principaux. Sauver Chávez de M. Maduro ? Il devenait plus urgent de sauver M. Maduro de M. Trump, et le Venezuela de l’armée américaine…

On pouvait bien sûr méditer le coup de force du président américain, soutien providentiel de M. Maduro, capable à la fois de lui donner le statut de pourfendeur international de l’arrogance américaine et de museler la contestation interne. Mais la position des observateurs internationaux venait de se rapprocher de celle des militants de gauche vénézuéliens. Ceux-là savent qu’il ne suffit pas de désirer l’existence d’une force progressiste capable de défendre une autre conception de l’héritage chaviste pour qu’elle apparaisse : impossible de se réfugier dans le souhaitable, il faut composer avec le réel. Et adopter une autre grille de lecture…

Dans ces conditions, une (petite) partie des progressistes se sont rapprochés de l’opposition — souvent violente, raciste (car les peaux sont plus sombres chez les partisans de M. Maduro), revancharde et néolibérale (9) —, tel le « chaviste critique » Nicmer Evans. Les autres interrogent : qui, aujourd’hui, est en mesure de mobiliser à gauche en dehors du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) de M. Maduro ? Ils connaissent la réponse — personne —, et déversent donc leurs forces dans la lutte contre l’opposition, tout en regrettant souvent d’avoir à se rallier à une bannière aussi peu enthousiasmante…

Mais, sur le plan de la politique concrète, le Venezuela se trouve depuis plusieurs années dans un contexte plus proche de la guerre civile que des canons de la démocratie libérale : tenter d’établir si le camp chaviste opère un virage dictatorial ou de juger du crédit démocratique de l’opposition relève alors de l’argutie.

À la suite du scrutin législatif de 2015, l’opposition prend le contrôle de l’Assemblée nationale. Sa première décision ? S’engager à renverser M. Maduro « dans les six mois », une menace que peu d’exécutifs dans le monde toléreraient. Riposte du gouvernement : au prétexte de soupçons d’achats de votes pesant sur trois députés de l’État d’Amazonas, il déclare les décisions de l’Assemblée nationale nulles et non avenues. La réaction en chaîne se poursuit. Plutôt que de laisser la justice faire son travail et d’entamer ses travaux sur la base d’une majorité déjà considérable (109 sièges sur 167), la coalition des partis opposés à M. Maduro dénonce une rupture de l’ordre constitutionnel…

Combat pour la démocratie ? Bataille pour le socialisme ? Non, froide lutte pour le pouvoir, même si chacun des coups de force que les surenchères de l’adversaire rendent prévisibles se grime en défense du droit et de la justice. Les entichés du vivre-ensemble le regretteront sans doute, mais c’est ainsi : dans ses phases aiguës, la lutte politique ne s’achève que par la défaite de l’un des camps. Voire pis, dans un pays comme le Venezuela, dont les dirigeants peuvent légitimement craindre les représailles qu’engendrerait une victoire définitive de l’adversaire. L’exemple du Brésil, où l’arrivée — plus que contestable — de la droite au pouvoir se traduit par une chasse aux sorcières judiciaire, doit inciter à la méfiance un peu plus au nord.

Il fut un temps où le chavisme mobilisait parce qu’il soulevait l’espoir, pas uniquement parce que ses ennemis inspiraient la peur. L’horizon se serait-il fermé pour ses héritiers, pris en otage d’une lutte à mort où l’un des camps a pour principale qualité… de ne pas être l’autre ?

Dans un ouvrage consacré aux révolutions française et russe, l’historien Arno Mayer analyse une disposition commune des révolutionnaires à confondre deux types d’adversaires : « La contre-révolution composée du sommet [de la pyramide sociale] et l’antirévolution spontanée et irrégulière de la base. (…) La contre-révolution d’en haut répondant à une mentalité et à un motif élitistes, elle n’a pu opérer de jonction avec l’antirévolution populaire d’en bas, ce qui la rendait d’autant plus dépendante de l’aide et de l’intervention militaire de l’étranger (10). » Dans le Venezuela de 2017, il existe également deux types d’opposition : celle — idéologique et sociologique — de l’élite ; et celle d’une base populaire accablée par les pénuries.

Ni la contre-révolution ni l’antirévolution n’opèrent sur le plan des idées : l’une souhaite conquérir le pouvoir, l’autre manger à sa faim. Les chavistes perdraient leur temps à espérer l’adhésion de la première, puisqu’ils en engendrent l’existence comme la lumière produit l’ombre. Il en va tout autrement de l’antirévolution, en partie cimentée par les échecs économiques du chavisme. Outre les graves erreurs de pilotage, ceux-ci s’expliquent par un constat que formule le journaliste brésilien Breno Altman : en régime démocratique libéral, « les gouvernements dépendent du bon vouloir des patrons » pour mettre en œuvre leur programme (11). Et le secteur privé vénézuélien s’est jusqu’ici montré peu accommodant.

D’où, pour certains, l’idée de l’ANC. Tout en prétendant demeurer dans le cadre démocratique d’hier (bien que les modalités du scrutin y aient boursouflé la part des partisans de M. Maduro), ses promoteurs soutiennent qu’elle permettra une radicalisation du projet chaviste, conduisant à l’élimination des institutions qui l’entravent et à l’avènement du socialisme…

Soit. Mais la formation de M. Maduro, gangrenée par l’arrivisme et l’affairisme, offre-t-elle vraiment les gages nécessaires à un renoncement serein aux rites, même superficiels, de la démocratie libérale ? Sans parler des entraves du PSUV au développement d’un pouvoir « communal » — socle du socialisme vénézuélien —, dont l’essor affaiblirait mécaniquement les potentats chavistes locaux.

Faute de réussite dans ce domaine, toutefois, l’épouvantail de l’opposition pourrait finir par séduire.

Renaud Lambert

(1) Partisans du président Hugo Chávez, mort en 2013.

(2) Lire « Venezuela, les raisons du chaos », Le Monde diplomatique, décembre 2016.

(3) Les chiffres annoncés par les organisateurs ne pourront toutefois être vérifiés, l’opposition ayant décidé de… brûler les bulletins de vote à l’issue du scrutin.

(4) Ana Vanessa Herrero et Ernesto Londoño, « Venezuelans rebuke their president by a staggering margin », The New York Times, 16 juillet 2017.

(5) Lire Maurice Lemoine, « Dans les laboratoires du mensonge au Venezuela », Le Monde diplomatique, août 2002.

(6) Greg Grandin et Gilbert M. Joseph (sous la dir. de), A Century of Revolution : Insurgent and Counterinsurgent Violence During Latin America’s Long Cold War, Duke University Press, Durham, 2010.

(7) Pasqualina Curcio, La mano visible del mercado. Guerra económica en Venezuela, Editorial Nosotros Mismos, Caracas, 2016.

(8) Déclaration de Lima du 8 août 2017, signée par l’Argentine, le Brésil, le Canada, le Chili, la Colombie, le Costa Rica, la Grenade, le Guatemala, le Guyana, le Honduras, la Jamaïque, le Mexique, le Panamá, le Paraguay, Sainte-Lucie et l’Uruguay.

(9) Les premiers projets de loi de l’Assemblée nationale élue en 2015 visaient, par exemple, à privatiser le programme de logements sociaux et à rendre les entreprises et les terres confisquées à leurs propriétaires.

(10) Arno Mayer, Les Furies, 1789-1919. Violence, vengeance, terreur, Fayard, Paris, 2002.

(11) Lire « Une dépendance aux matières premières jamais résolue », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

Voir aussi

Venezuela : les raisons du chaos. Le Monde Diplomatique/décembre 2016 par Renaud Lambert

https://www.monde-diplomatique.fr/2...


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