Pourquoi les sciences humaines sont-elles si dévalorisées  ?

mercredi 14 février 2018.
 

Métiers, budget de la recherche, orientation scolaire : Sous domination globale capitaliste, la normalisation des savoirs et la mise sous emprise comptable des métiers et travaux sur l’humain ne doivent rien au hasard.

Nous avons aujourd’hui besoin de l’universel par Fabienne Brugère, professeure de philosophie à l’université Paris-VIII

Le monde est rempli de crises et les crises sont devenues notre mode de fonctionnement névralgique. L’éducation serait en crise car elle n’arriverait pas à se plier au modèle néolibéral mondial, aux exigences du marché de l’emploi et de la rentabilité. Dans cette perspective, les sciences humaines (­sociologie, psychologie, anthropologie, etc.) et les humanités (littérature, histoire, philosophie et arts) sont souvent considérées comme dépourvues d’utilité tant elles ne servent pas immédiatement à créer du profit. Elles amplifient la crise par leur inadaptabilité. Elles ressemblent à l’albatros du poème de Baudelaire, dont les longues ailes l’empêchent de voler.

Plus encore, en France, la répartition du baccalauréat général en séries ES, L et S n’aide pas à une reconnaissance des sciences humaines et des humanités tant la série S est considérée comme le sésame qui ouvre toutes les portes de l’enseignement supérieur  ; et ceci souvent contre la réalité elle-même car, pour beaucoup de filières sélectives, mieux vaut un bon baccalauréat ES ou L qu’un mauvais baccalauréat S. On pense que les sciences humaines ne mènent à rien, et surtout pas à un emploi. Et on se répète alors, ce qui est toutefois vrai, qu’au Royaume-Uni, on peut faire des études de philosophie et devenir trader. Et pourquoi pas effectivement  ? Pourquoi un médecin généraliste doit-il faire autant de mathématiques pendant ses études  ?

Bref, la dévalorisation des sciences humaines en France commence par le fait que l’on fait rarement ces études par choix en première année à l’université. Il faut dire que les universités de sciences humaines sont souvent mal situées, avec des bâtiments en mauvais état et un sous-encadrement pédagogique.

Les sciences humaines font peur à cause de leur inadaptabilité supposée. Elles effraient aussi parce qu’elles fabriquent du sens, la possibilité d’un futur meilleur. Elles affichent une vocation critique  : critique des gouvernants, des institutions, des conduites sociales ou psychologiques. À l’âge du capitalisme globalisé et de l’uniformisation mondiale des conduites, la critique est de plus en plus difficile à accepter car elle porte l’idée qu’un autre monde est possible, qu’une société plus humaine est envisageable et que des sphères d’activité non marchandes se développent. Toutefois, cette dévalorisation est étonnante à plusieurs titres. D’abord, parce que l’Europe a inventé la philosophie des Lumières et la possibilité même, contre toute transcendance et autorité, de poser une raison critique, une attitude sur le mode du refus des servitudes quelles qu’elles soient. Or, justement, les sciences humaines éduquent à l’acquisition de la réflexion contre l’emprise des autres. Ensuite, on peut penser avec la philosophe Martha Nussbaum que la fréquentation de la littérature, du cinéma, de l’histoire ou de la philosophie fait accéder à l’humanité en faisant acquérir une culture des émotions. Lire Dickens ou Zola donne les moyens de se mettre à la place des autres, des pauvres en l’occurrence, d’agir pour eux ou de défendre un intérêt commun, de sentir et d’imaginer les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.

À l’âge de la révolution numérique où nous cultivons le proche ou le familier, les affinités jusqu’à l’entre-soi, les sciences humaines font renouer avec l’universalité de l’humanité. Plus que jamais, nous avons besoin de l’universel et plus que jamais cette universalité est en danger de toutes parts.

Qui a peur des sciences humaines  ? par Jean-Paul Demoule, archéologue et protohistorien, membre de l’Institut universitaire de France

Les sciences humaines et sociales n’ont jamais eu bonne presse auprès des technocrates de la recherche, en France, mais aussi au-delà. Un adage oral de notre ministère de la Recherche (quand ce n’est pas qu’un secrétariat d’État) professe  : «  Les sciences humaines, 5 % de notre budget, mais 95 % de nos en… nuis.  » De fait, il n’y a pas de prix Nobel dans les sciences humaines (celui d’économie n’en est pas vraiment un) et les sciences humaines ne comptent donc pas dans le classement de Shanghai des universités, et ses semblables, obsession permanente des mêmes technocrates, puisque désormais tout est noté, des restaurants aux États, et des politiciens aux livres. Ainsi regroupe-t-on aujourd’hui en son nom et à marche forcée, et parfois en dépit du bon sens, des universités que l’on avait mis plusieurs années à scinder il y a quelque trente années – tout cela pour grossir les effectifs et espérer «  monter  » dans les classements.

De fait, il y a les vraies sciences, les hard sciences, et les autres, les soft sciences, ce qui aurait dû se traduire par «  sciences douces  » (comme les médecines ou les énergies équivalentes), mais qui a été traduit en France, avec une arrogance certaine, par «  sciences molles  ». Aussi le CNRS a-t-il toujours été présidé ou dirigé par un ou une scientifique, certes indiscutable, mais toujours originaire des dites sciences «  dures  », et si possible un physicien. Au-delà, si toute découverte importante en science «  dure  » sera automatiquement publiée (en anglais) dans Nature ou Science, Graal de toute carrière, garant de l’impact factor (qui comptabilise le nombre de citations d’un chercheur) et assurance de crédits supplémentaires, aucune élaboration conceptuelle des sciences humaines et sociales ne fera jamais l’objet d’un pareil traitement. Des publications touchant à ces champs ne pourront y paraître que si elles sont issues de champs «  durs  » connexes, génétique, physique, chimie, etc., comme c’est le cas par exemple en archéologie et en histoire.

Les sciences «  dures  », dites aussi «  sciences  » (tout court), seraient-elles les seules vraies  ? Pourtant, on le sait, elles changent régulièrement de paradigme, c’est-à-dire de cadre explicatif, la physique n’est toujours pas unifiée et, d’un point de vue sociologique, les stratégies de pouvoir – sans même compter les fraudes – ont un impact réel sur les orientations de la recherche. Sans parler de la recherche appliquée où, en médecine par exemple, on privilégiera de manière systématique la mise au point de médicaments coûteux pour soigner les maladies des pays riches, au détriment de médicaments bon marché qui soigneraient les maladies endémiques des pays pauvres. Symétriquement, les critères de la vérification, comme la prédiction ou la reproductibilité, sont parfaitement applicables aux sciences humaines.

La prise en compte des sciences humaines, de l’histoire et de la sociologie, aurait permis, par exemple, à nos diplomates d’éviter 200 000 morts en Yougoslavie, en ne laissant pas ce pays partir en morceaux. Elle aurait permis de construire une Europe fondée sur la culture et un sentiment d’appartenance, et non pas comme un seul «  grand marché  » livré au dumping économique et social, voie ouverte aux populismes. Alors qu’elles sont régulièrement menacées dans les programmes scolaires, l’histoire et la philosophie peuvent aider à contrer les actuelles manipulations «  identitaires  »  ; et remédier aussi au sentiment d’incompréhension que suggère l’état actuel de notre société. C’est peut-être leur défaut…

Bénis soient nos censeurs par Willy Pelletier, sociologue, coordinateur général de la Fondation Copernic

Quel paradoxe  ! Jamais les sciences sociales n’ont produit autant de connaissances et de résultats d’enquêtes, utilisables contre les dominations économiques, culturelles, politiques et la domination masculine. Et jamais elles n’ont eu, relativement, si peu d’écho public.

Tant de mécanismes se conjuguent pour empêcher qu’elles soient entendues  : la paupérisation et la caporalisation organisées du travail de recherche liées à «  l’autonomie  » libérale de l’université  ; les formations très business school qui «  cadrent  » le pensable parmi les élites et excluent les sciences sociales  ; les connivences spontanées entre dominants du champ économique, du champ politique et du champ des médias, lesquels se défient des savoirs qui les défient  ; les difficultés rencontrées par les libraires pour promouvoir des livres qui ne sont pas, déjà, célébrés dans les médias grand public  ; les concurrences entre maisons d’édition, certaines se convertissant bien vite aux impératifs d’une rentabilité à court terme… sous l’effet de cette «  révolution conservatrice dans l’édition  », qu’analysait déjà Bourdieu en 1999, en soulignant ses conséquences  : le poids neuf des pôles commerciaux et des responsables financiers dans des maisons d’édition, de plus en plus dirigées par des managers (issus de la finance et des médias), «  imposent à l’édition le modèle de l’entertainment  », de sorte que les «  investissements à long terme sur (…) l’avant-garde  » et «  l’édition de recherche  » sont sacrifiés au profit du best-seller.

Certains croient que, pour rendre les sciences sociales audibles, il faut casser le monopole qu’ont acquis, dans l’édition et les médias, des essayistes mondains et les promoteurs d’une pensée vite faite, propre à flatter le sens commun et l’orgueil des puissants. De fait, ces experts officiels, convoqués sans cesse, saturent l’espace médiatique «  légitime  », pour nous convaincre de consentir au monde tel qu’il va.

Ils haïssent les sciences sociales, qui constituent comme leur antimatière, loin de l’opinion brouillonne qu’ils ressassent, chic et chiquée, produite «  en chambre  », entre-soi, dans les salons à la mode. À quoi bon les affronter  ? S’y abaisser. Perdre son temps à des numéros de cirque. Dans leur monde fermé, de ce fight, ils tireront amours, gloire et beauté. Bénis soient plutôt nos censeurs. Ils nous invitent à les ignorer, nous forcent à d’autres alliances, écartés d’eux.

C’est l’objet de la Bourse du travail intellectuel et des ateliers que la Fondation Copernic lance. Pour, sans bruit, sans arrêt, monter partout, à Noyon, Brest, Toul… dans les endroits méprisés par les élites, des rencontres aujourd’hui rares, qui ne reproduiront pas les rapports d’autorité entre enseignants et enseignés. S’y développeront, sans hiérarchie, des discussions par lesquelles – entre salariés, syndicalistes, historiens, sociologues, etc. – les apprentissages seront réciproques, les savoirs critiques seront coconstruits.

Ces ateliers feront en savoir davantage sur les relations qui nous fabriquent, jusqu’à nous rendre malheureux, isolés, résignés, révoltés, jusqu’à interdire ou offrir certaines destinées. Si l’on s’y réapproprie une part de son histoire et qu’on y perçoit qu’elle s’entremêle à l’histoire des autres, alors la connaissance ne restera plus un instrument de pouvoir réservé aux élites, elle deviendra, grâce aux sciences sociales faites outillage, une arme critique qui défatalise et fait rire de «  la grandeur  » des grands.


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