« Apostasie collective », séparation de l’Eglise et de l’Etat : Des centaines d’Argentins se font débaptiser pour protester contre l’Eglise

jeudi 6 septembre 2018.
 

Après l’intense mobilisation des mouvements religieux contre la légalisation de l’IVG, un mouvement d’« apostasie collective » exige la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Après les foulards verts, symbole de la lutte en faveur de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), ce sont des centaines de foulards de couleur orange qui ont déferlé, samedi 18 août, en plein centre de Buenos Aires, sur la mythique avenue Corrientes. La revendication de ceux qui les portent : la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Vert ou orange, « c’est le même combat : en finir avec l’immixtion de l’Eglise dans nos vies de citoyens », affirme Mariana Ceballos, militante féministe. Comme des centaines d’autres personnes, elle est venue remplir un formulaire d’apostasie, c’est-à-dire de renoncement à l’Eglise catholique. « J’ai été baptisée à ma naissance, donc sans mon consentement, dit-elle, mais aujourd’hui, à 30 ans, je refuse de cautionner une institution hypocrite et perverse. » A ses côtés, son frère, Marcelo, s’est lui aussi « débaptisé ». Il est scandalisé par « la double morale d’une Eglise qui prétend défendre la vie humaine mais qui protège les prêtres pédophiles qui abusent des enfants ».

L’élément déclencheur de ce mouvement d’apostasie collective : le rejet par le Sénat, le 9 août, du projet de légalisation de l’avortement, après une campagne particulièrement virulente des églises catholique et évangéliques. Le pape François avait comparé les IVG à l’Holocauste, des prêtres avaient menacé d’excommunion les législateurs qui voteraient le texte. « La goutte d’eau »

Dans un climat de kermesse, ils sont plusieurs dizaines à faire la queue, ce samedi après-midi, devant les tables installées par la Coalition argentine pour un Etat laïque (CAEL), pour demander que leurs noms soient rayés des registres de l’Eglise. Des femmes et des hommes de tous les âges, qui précisent la date de leur baptême et la paroisse où il a été célébré. « Fêter collectivement une décision personnelle est un geste politique », note Fernando Lozada, membre de CAEL, une organisation fondée il y a douze ans, et qui avait convoqué une première apostasie collective en 2009. « Le débat sur l’IVG a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, note M. Lozada, et le nombre de catholiques qui se déclarent apostats ne cesse d’augmenter. »

La campagne lancée par CAEL et d’autres associations pour réclamer la séparation de l’Eglise et de l’Etat, sur les réseaux sociaux, début août, a réuni des milliers de signatures. Des apostasies collectives ont eu lieu non seulement à Buenos Aires, mais également dans plusieurs villes de l’intérieur du pays.

Les lettres d’apostasie recueillies seront remises, le 24 août, à la Conférence épiscopale argentine, au cours d’une cérémonie présidée par Nora Cortiñas, 88 ans, présidente des Mères de la place de Mai-Ligne fondatrice, qui luttent pour faire la lumière sur le sort de leurs enfants pendant la dictature (1976-1983). Mme Cortiñas s’est elle-même déclarée apostate, rappelant « la complicité de l’Eglise avec la dictature militaire » qui a fait 30 000 disparus, selon les associations de défense des droits de l’homme.

« Je respecte tes croyances, mais à toi de te les payer », proclamaient, samedi, des pancartes. L’Argentine est un Etat fédéral laïque, qui « soutient » toutefois le culte « catholique apostolique romain », en vertu de l’article 2 de la Constitution. Mais la dernière dictature militaire a été plus loin, octroyant, par décrets, entre 1977 et 1983, une aide économique à l’Eglise catholique.

Les salaires des évêques et leurs retraites sont payés par l’Etat, donc avec les impôts des citoyens. Soit 133 millions de pesos par an (près de 4 millions d’euros). A cela s’ajoutent des exonérations d’impôts, des subventions aux collèges religieux, l’octroi de terrains fiscaux et des fonds destinés à la maintenance des églises, dont le montant dépend du bon vouloir de chaque gouvernement. « Une dette de la démocratie »

La revendication en faveur de la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’est pas nouvelle en Argentine. C’était le cas en 1987, au moment de l’adoption de la loi autorisant le divorce, puis, à nouveau, en 2010, avant l’adoption de la loi sur le mariage pour tous – contre lesquelles, là encore, l’Eglise avait beaucoup bataillé. Mais elle a ressurgi avec force ces derniers mois sous la houlette des féministes qui dénoncent l’intromission de l’Eglise catholique, mais aussi des évangéliques, dans le débat sur l’IVG.

« Les catholiques ont fait du lobbying politique et les évangéliques ont mis les gens dans la rue », explique au Monde Fortunato Mallimaci, sociologue des religions. Au moment du vote au Sénat, des dizaines de milliers de personnes, « et jusqu’à deux orchestres de rock appartenant aux évangéliques », rappelle-t-il, s’étaient massées devant le Congrès pour protester contre le projet d’avortement légal.

« Depuis 1983, aucun gouvernement n’a pris en compte les revendications d’un Etat laïque, aucun gouvernement n’a non plus manifesté la volonté politique d’en finir avec l’aide économique accordée à l’Eglise », précise le sociologue, notant que « les politiques, comme les militaires, continuent de penser qu’à tout moment leur parti peut avoir besoin de l’appui des groupes religieux ».

Fortunato Mallimaci met en garde « ceux qui croient qu’en Argentine l’apostasie collective peut contribuer à changer la relation historique entre les groupes religieux et l’Etat ». C’est, selon lui, « une grave erreur, car c’est croire que l’Eglise catholique reçoit de l’argent en fonction du nombre de ses fidèles, alors que c’est lié aux décrets de la dictature ». La séparation réelle de l’Eglise et de l’Etat est donc en Argentine, conclut M. Mallimaci, « une grande dette de la démocratie ».

Christine Legrand (Buenos Aires, correspondante)


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