Offensive reactionnaire au Brésil Depuis le coup d’Etat « parlementaire » de 2016 – La situation en mai 2018

lundi 22 octobre 2018.
 

Depuis la fin de la dictature militaire (1964-1985), le Brésil subit une crise inédite initiée en 2016 par un coup d’État parlementaire stimulé et soutenu par un front unique réactionnaire. Ce coup visait explicitement à mettre fin à l’expérience conduite de 2002 à 2016 par des forces réformistes, sous l’hégémonie du Parti des Travailleurs (PT). Il se poursuit dans un cadre international régressif, caractérisé par une crise économique et de violentes attaques contre l’économie et les droits conquis par les classes populaires après la chute de la dictature.

Au milieu des années 1980 la dictature s’épuisait, et un compromis était établi entre les politiciens liés au régime militaire et les partis de l’opposition bourgeoise. Un régime plus démocratique proclamé en 1985 fut sacralisé par la Constitution de 1988 et par les lois d’amnistie (qui couvraient les tortionnaires), ce qui fut exigé par les militaires, qui se voyaient blanchis au moment même où leur rôle nuisible et leurs crimes étaient exposés. Cet accord bâtard qui protégeait les tortionnaires et assassins de la dictature, a conduit, comme le dit Eliane Brum sur le site du journal espagnol El País, à un défaut de mémoire. Ainsi, le fait que les responsables des crimes de la dictature aient circulé et circulent librement (malgré les efforts des Commissions de Vérité sabotés par les autorités), dans un pays fondé par des liquidateurs d’indigènes et de noirs, banalise totalement la répression et le climat pré-fasciste qui se développe actuellement.

Après les victoires électorales du PT, de modestes mesures en faveur des couches populaires les plus appauvries furent prises, sans que des réformes structurelles soient engagées. Comme ailleurs, les avantages consentis dépendaient d’une situation économique alors favorable aux pays exportateurs de commodities, comme le Brésil, qui disparut depuis.

C’est dans la lutte contre la dictature et sous l’impulsion des travailleurs des centres industriels que s’est constitué le PT, dirigé par un ancien métalo, Luis Inácio “Lula” da Silva. Il fut élu président en 2002, après deux tentatives. Au nom de la « gouvernabilité », il concluera une alliance avec des politiciens véreux et surtout avec l’agro-business, sans mettre en cause la logique capitaliste néo-libérale, bien au contraire.

Lula réussit à faire élire deux fois sa successeure, Dilma Rousseff, ancienne opposante à la dictature, dont le portrait social-libéral rappelle celui de la présidente du Chili, Michèle Bachelet. Avec la dégradation rapide de la situation économique internationale, les conditions qui soutenaient les concessions réformistes disparurent et la majorité parlementaire de Rousseff se révéla bien plus faible que celle de Lula. Pendant sa présidence eurent lieu des reculs importants, sous la pression des classes dominantes (agro-industriels, Fédération des Industries de l’État de São Paulo etc.) et des multinationales. Ce glissement vers la droite n’a pas empêché la grande bourgeoisie et la presse qu’elle soutient et contrôle de retirer l’appui accordé au PT et à Rousseff et de l’écarter du pouvoir en 2016, par un procès basé sur une irrégularité comptable que tous les présidents précédents avaient pratiquée. Une violente campagne anti-PT et anti-ouvrière, déjà teintée de racisme anti-noir et anti-LGBT, fut menée par la grande presse, qui appela ouvertement à des manifestations contre la corruption attribuée au seul PT et à Rousseff. Cette campagne mobilisait la bourgeoisie et la petite bourgeoisie urbaines, qui avaient pourtant bien profité des gestions lulistes, ainsi que des secteurs populaires déjà influencés par un démagogue d’extrême droite, le député fédéral Jair Bolsonaro. Comme toujours lors des avancées réactionnaires, la haine des pauvres nourrie par la bourgeoisie et les capitulations face à la droite fournissaient aux médias et aux forces de répression bien présents un soutien conséquent. Ainsi, malgré des manifestations d’appui d’une partie des travailleurs, Rousseff fut écartée de la présidence en 2016 par une décision législative, à l’occasion d’une séance qui permit à la majorité des députés d’exprimer des déclarations de vote délirantes. Par exemple, le sinistre Bolsonaro déclarait son vote anti-PT sous la forme d’un hommage à la clairvoyance d’un des tortionnaires les plus connus du régime militaire, le colonel Ustra !

S’installait à la Présidence le vice-président, Michel Temer, un ancien allié du PT et de Dilma Russeff, élu sur son ticket. Un ensemble de décisions votées par un parlement croupion était lancé, comme l’interdiction de toute augmentation des dépenses pour l’éducation et la santé pendant vingt ans, et un ensemble de décisions contre les droits acquis des travailleurs, au prétexte de la crise, alors que le patronat – grandes banques, agro-industrie – a des dettes immenses envers l’État, équivalentes à 125 milliards de dollars, rien qu’au système de Sécurité Sociale et que les banques n’ont jamais obtenu autant de bénéfices qu’actuellement. À cela s’ajoutent des dizaines de décisions anti-populaires et favorables aux riches, comme des aides au logement (hors taxes) accordées aux hauts fonctionnaires et aux membres du corps judiciaire, quatre fois supérieures au salaire minimum garanti aux travailleurs. À ce jour, la dernière de ces mesures a provoqué une gigantesque augmentation du prix des combustibles, gaz domestique et dérivés. En ce 29 mai, une forte grève des camionneurs s’étend, dans un pays dépourvu d’alternative au transport routier. Cette situation n’est pas sans rappeler la grève qui aboutit à la chute d’Allende au Chili, avec deux différences essentielles : l’extrême droite, qui a un poids indéniable dans cette corporation, n’en a pas le contrôle et par ailleurs les syndicats et la gauche se reconnaissent dans ce mouvement, les ouvriers du pétrole s’étant solidarisés et s’étant mis en grève, en défense de la Pétrobrás, entreprise étatique que le gouvernement veut vendre aux multinationales du secteur.

Ces énormes reculs législatifs ont été accompagnés par un climat répressif, par l’assassinat de militants et travailleurs, notamment de la jeunesse noire des banlieues et par la répression contre les syndicalistes, les intellectuels et universitaires de gauche. Le récent assassinat par des bandes para-militaires de la conseillère municipale du PSOL (Parti du socialisme et de la liberté) à Rio, Marielle Franco, a suscité une vague d’indignation au Brésil et dans le monde. Marielle est l’expression d’une nouvelle génération de jeunes femmes noires radicales de plus en plus présente au Brésil. Courageuse et incorruptible elle ne cessait de dénoncer les exactions de la police et de l’armée - envoyée par Temer pour « pacifier » Rio - contre les jeunes noirs des favelas. C’est sans doute la raison de son meurtre, avec son chauffeur Anderson, il y a quelques semaines.

Sur un autre plan, le récent emprisonnement de Lula, dans le but declaré d’empêcher sa candidature aux élections présidentielles d’octobre 2018 – qu’il gagnerait certainement – montre la volonté de la bourgeoisie et de ses représentants, d’en finir avec les concessions, même minimes, et les compromis. Les classes dominantes ne veulent plus négocier avec le lulisme, malgré des essais de politiciens isolés et le désir manifeste de la direction du PT.

Ainsi, depuis 2016, le gouvernement Temer s’attaque aux travailleurs, sur tous les plans. L’éducation et la santé publiques, déjà précarisées à l’extrême, sont en cours de démantellement. Le PT consultait les organisations représentatives des travailleurs de l’éducation et de la santé – souvent pour décider en sens inverse, sous prétexte de “gouvernabilité” – mais essayait d’assurer, grâce à quelques concessions, leur appui. Il n’en est plus question. Le nouveau gouvernement travaille main dans la main avec les groupements capitalistes brésiliens (associés d’habitude à des groupements américains) ou carrément étrangers, dont les “techniciens” servent de caution à un enseignement au rabais, avec la suppression (!) de l’enseignement d’histoire, de géographie, sociologie, des études afro-brésiliennes et autres matières qui stimulent une pensée critique et indépendante. Pour ce faire, l’extrême droite essaye, notamment à travers le “Mouvement du Brésil Libre” une organisation financée par l’impérialisme, d’approuver une législation dite “École sans Parti”, c’est-à-dire dépourvue de toute réflexion. La privatisation des universités et des assurances de santé, commencée sous Lula, s’accompagne du démantellement du système de santé et d’éducation publiques, pour permettre sa privatisation que les usagers, excédés par son inefficacité, accepteraient alors. Le système actuel, hérité du lulisme, faisait déjà la part belle aux capitalistes de l’éducation, qui tirent bénéfice d’un système de bourses d’État qui leur assure une clientèle captive et fatalement influencée par les “avantages” du système privé. Mais avec l’actuelle clique oligarchique au pouvoir, on veut aller beaucoup plus loin et pratiquement tout privatiser.

L’opposition au coup d’État judiciaire qui évinça Dilma Rousseff pour instituer les réformes réactionnaires a été immédiate et forte, mais limitée aux secteurs populaires organisés et à leur zone d’influence immediate, syndicats, organisations du peuple noir, LGTB. En incluant la base du PT, ce sont des centaines de milliers de travailleurs, ouvriers, petits-bourgeois, fonctionnaires, enseignants, étudiants, paysans pauvres et sans terre, mais pas les immenses masses d’un pays de plus de 200 millions d’habitants. On dit couramment que les choses changeraient si les favelas descendaient en ville, avec un impact jamais vu. La difficulté de mobilisation résulte en grande partie de l’influence du lulisme, qui n’a fait appel à ces masses que de manière limitée, canalisée vers une opposition encadrée. Aujourd’hui, même si un front commun est nécessaire avec les organisations réformistes (surtout les syndicats groupés dans la Centrale Unique des Travailleurs, CUT), une critique du rôle du réformisme est indispensable pour construire une alternative anticapitaliste.

En conclusion, tout indique que les classes dominantes brésiliennes - banquiers, industriels, latifundistes, etc. - considèrent que, dans l’actuelle conjoncture de crise financière et récession, toute concession, même minime, aux classes populaires, est un luxe qu’elle ne peut plus tolérer.

À ce tableau noir il faut ajouter une nouvelle menace : l’intervention politique de l’Armée, pour la première fois depuis la fin de la dictature. Lors des débats de la Cour Suprême sur la légitimité ou non de l’incarcération de Lula - les juges étaient divisés - plusieurs généraux et finalement le Chef d’État-Major ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas accepter « l’impunité » de Lula et seraient « obligés » d’intervenir s’il n’était pas arrêté : le comble du cynisme pour une corporation qui s’est auto-amnistiée et jouit jusqu’aujourd’hui de l’impunité pour les crimes de la dictature. Cette menace de coup militaire n’aurait pu se faire sans le feu vert du Pentagone et de l’administration Trump, dont les affinités avec les pouvoirs les plus anti-démocratiques de la planète est évidente. Assisterons-nous au Brésil au retour d’une dictature sanglante qui a durée 20 années ?

La résistance populaire qui s’est manifestée depuis 2016 est le seul espoir pour le Brésil. Elle est organisée en deux pôles : le Front Brésil Populaire, plus modéré, associe le PT, la CUT, le MST, et le Front Peuple Sans Peur, plus radical, avec le Mouvement des Sans Toit (MTST) - le mouvement social urbain le plus important au Brésil actuellement - et le PSOL. Leurs orientations sont différentes, mais ils constituent un front uni contre le coup d’État qui a renversé Dilma, contre le gouvernement illégitime de Temer et pour la libération de Lula.

En octobre doivent avoir lieu de nouvelles élections présidentielles. Si Lula reste en prison, le PT devra présenter un autre candidat, mais pour le moment rien n’a été décidé. Les candidats de la droite au pouvoir sont très impopulaires, seul le fasciste Bolsonaro jouit, malheureusement, d’un certain soutien.

Le PSOL, fondé en 2004 par des militants de la gauche exclus du PT, est la principale force de la gauche radicale. Formé par la fusion de plusieurs courants et sensibilités - socialistes, chrétiens de gauche, trotskistes - il a une implantation inégale dans le pays. Sa principale force est à Rio, où son candidat Marcelo Freixo - dont Marielle Franco était une proche collaboratrice - a eu plus de 40 pour cent des voix aux dernières élections municipales. Les candidats du PSOL aux présidentielles sont Guilherme Boulos, coordinateur et porte-parole du Mouvement des Sans Toit, avec comme vice-présidente Sonia Guajajara, jeune dirigeante indigène, connue pour son combat en défense de la forêt amazonienne.

Mais on peut se demander si les élections auront lieu... Si les sondages suggèrent une victoire du candidat du PT, l’oligarchie au pouvoir et son bras militaire seraient tentés de mettre fin à la fragile et très limitée démocratisation initiée en 1985.

Le défi pour la gauche anticapitaliste est d’une part de construire un large front unique en défense de la démocratie et contre les menaces fascistes, et d’autre part affirmer un pôle indépendant, socialiste, écologique, allergique aux compromis de classe et aux capitulations.

Boris Vargaftig et Michael Löwy


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