Lubrizol et ailleurs : des normes et des contrôles en régression pour les sites industriels à risque

jeudi 10 octobre 2019.
 

L’incendie de l’usine Lubrizol, le 26 septembre à Rouen, a rappelé avec fracas, dix-huit ans après la catastrophe d’AZF (31 morts, le 21 septembre 2001, à Toulouse), que les Français n’étaient toujours pas à l’abri d’un accident industriel majeur et que le territoire français restait constellé d’établissements à risque. Environ 500 000 installations sont « classées pour la protection de l’environnement »

Et 1 379 ICPE présentant des « risques d’accidents majeurs impliquant des substances dangereuses » sont rangées dans la catégorie Seveso. Parmi ces sites Seveso, 744 sont estampillés « seuil haut », en raison de la quantité très importante de matières dangereuses qu’ils exploitent. C’est le cas de l’usine Lubrizol.

A l’instar des autres sites Seveso, Lubrizol est censée être très surveillé. Or, depuis une dizaine d’années, la simplification de la réglementation sur les ICPE a conduit à desserrer les contraintes qui pèsent sur les industriels. Dernier assouplissement en date, la loi dite Essoc [1], « pour un Etat au service d’une société de confiance », d’août 2018. Elle permet au préfet d’autoriser un exploitant à modifier son établissement sans passer par une autorité environnementale indépendante et une étude d’impact systématique. Ainsi, la préfecture de Seine-Maritime a donné son feu vert à Lubrizol, en janvier puis en juin, pour deux demandes d’extension de ses capacités de stockage de produits dangereux, sans les soumettre au préalable à une évaluation des risques.

La première demande portait sur une augmentation de 1 598 tonnes de produits stockés sur le site, dont 1 436 tonnes de « substances inflammables » et 36 tonnes à la « toxicité aiguë ». Celle de juin concernait pas moins de 240 conteneurs (des récipients de stockage destinés à être manutentionnés) d’une capacité de 4 800 m3, dont 600 tonnes de substances inflammables et dangereuses pour l’environnement. La préfecture n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.

« C’est inacceptable. On est face à une dégradation préjudiciable du droit de l’environnement », réagit Guillaume Blavette, administrateur de France Nature Environnement (FNE) en Normandie. M. Blavette siège au conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst). « Il y a quelques années, ce type d’information essentielle aurait été soumis à la consultation du Coderst. Mais aujourd’hui, de plus en plus d’informations nous passent sous le nez. Il ne faut pas s’étonner ensuite de la défiance vis-à-vis de la parole publique, et que les gens ne croient pas à la “transparence totale” du gouvernement », témoigne le militant écologiste, très actif dans la mobilisation citoyenne à Rouen.

Jessica Makowiak dénonce « une multitude de régressions du droit dangereuses pour la protection de l’environnement et des populations »

Directrice du Centre de recherches interdisciplinaires en droit de l’environnement, de l’aménagement et de l’urbanisme, à Limoges, Jessica Makowiak est tout aussi critique. Elle dénonce « une multitude de régressions du droit dangereuses pour la protection de l’environnement et des populations ». Pour la spécialiste, la première « régression » remonte à la création en 2009 du régime de l’« enregistrement », intermédiaire entre la « déclaration » (pour les installations les moins dangereuses) et l’« autorisation » (catégorie des sites Seveso). A la différence de l’autorisation, dans le cadre de l’enregistrement, une usine n’est pas systématiquement soumise à une étude d’impact environnemental pour pouvoir fonctionner.

Conséquence, le nombre d’ICPE soumises au régime de l’autorisation a chuté (de 32 200 en 2014 à 25 000 en 2018), tandis que celui des installations relevant du régime moins contraignant de l’enregistrement a grimpé (de 11 900 en 2014 à 16 000 en 2018).

Depuis une ordonnance de 2017, même les installations soumises à autorisation ne sont plus systématiquement astreintes à étude d’impact – seulement au cas par cas. Le 16 septembre, Matignon annonçait l’élargissement du régime de l’enregistrement aux entrepôts allant jusqu’à 900 000 m3. Et trois jours avant l’incendie de Lubrizol, Edouard Philippe annonçait un nouveau chantier de simplification. Un projet de décret, dans les cartons depuis un peu plus d’un an, prévoit de transférer l’examen au cas par cas des projets au préfet de région. Une prérogative qui incombait jusqu’ici aux missions régionales d’autorité environnementale, des structures indépendantes. Dans un avis rendu en juillet 2018, l’Autorité environnementale (AE) pointait « le risque de divergences d’interprétation et de postures (…) au regard de l’indépendance nécessaire à l’exercice de la mission d’autorité environnementale » qui pourrait être confiée au préfet. « Le dispositif proposé apparaît très complexe, voire illisible », concluait l’AE. « C’est un bordel sans nom, avec des vrais risques juridiques », résume un fin connaisseur du dossier. Des inspections en chute

Cette vague de simplifications était censée raccourcir les délais d’instruction des dossiers pour renforcer les contrôles des installations classées, rappelle Jessica Makowiak. « Mais à défaut de permettre un renforcement du contrôle des ICPE, les réformes engagées depuis dix ans ont surtout contribué à simplifier la vie des exploitants au détriment de l’exigence de protection de l’environnement et des personnes », décrypte la professeure des universités. Le nombre d’inspecteurs de l’environnement a légèrement diminué entre 2016 (1 627) et 2018 (1 607). Celui des inspections a chuté, passant de 30 000 en 2006 à 18 196 en 2018 alors que le nombre d’ICPE est resté le même. Les statistiques du ministère de la transition écologique et solidaire ne précisent pas la part de sites Seveso concernés par cette baisse, seulement que la directive européenne impose au moins une visite tous les trois ans.

Contacté par Le Monde, le ministère assure que « le gouvernement a entrepris des simplifications visant à alléger certaines charges procédurales qui n’étaient pas justifiées et qui mobilisaient de manière croissante les inspecteurs des installations classées aux dépens des contrôles ». Il rappelle « l’objectif d’une augmentation de 50 % des contrôles d’ici 2022 » et indique qu’il n’y aura « pas de baisse des effectifs l’an prochain ».

Au sujet de Lubrizol, « rien ne peut laisser penser que le site aurait manqué de contrôles », précise-t-on de même source. Selon le ministère, 39 inspections ont ainsi eu lieu depuis le dernier accident de 2013 – une fuite de mercaptan, un gaz très irritant, s’était fait ressentir jusqu’en région parisienne –, dont dix depuis 2017. Les plus récentes remontent à juin et septembre. Le ministère relève enfin que des sanctions ont été prises « lorsqu’elles devaient être prises », citant une mise en demeure en 2017, précisément sur le risque incendie. Un risque que les inspecteurs de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) de Normandie avaient estimé à « au maximum une fois tous les 10 000 ans ». Un nombre de sanctions « dérisoire »

A l’échelon national, le nombre d’arrêtés de mise en demeure est en légère baisse (2 116 en 2018 contre 2280 en 2014). Seules les sanctions administratives ont progressé : 433 en 2018, contre 250 quatre ans plus tôt. Mais, comme le note Jessica Makowiak, leur nombre reste « dérisoire ».

« Dérisoire », tout comme l’amende de 4 000 euros à laquelle Lubrizol avait été condamnée au civil, après l’accident de 2013, estime Gérald Le Corre. Inspecteur du travail et responsable des questions de santé et travail à la CGT de Seine-Maritime, il assure, avec ses collègues, avoir « maintes fois alerté le ministère du travail et la préfecture des risques d’un nouvel AZF sur des sites Seveso de la région ». Le slogan du syndicaliste (« Lubrizol coupable, Etat complice ! ») a été repris à toutes les manifestations depuis l’incendie : « Quand on donne des peines aussi faibles, c’est comme si on accordait un permis de polluer. Si le patron de Lubrizol avait été poursuivi pour mise en danger d’autrui et condamné à une amende de 75 000 euros et à une peine de prison avec sursis, comme le prévoit la loi, on n’aurait sans doute pas vécu cette catastrophe aujourd’hui. »

Stéphane Mandard

• Le Monde. Publié le 3 octobre 2019 à 11h43, mis à jour à 12h13 :


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