Syrie : La laïcité, une perspective envisageable

mardi 3 décembre 2019.
 

La laïcité s’oppose-t-elle à la religion, ou la religion à la laïcité ? Quelle est la position des régimes autoritaires envers la laïcité ? En Syrie, les minorités sont-elles vraiment laïques ?

La laïcité n’a jamais vraiment fini de poser problème, même dans des pays comme la France qui en ont adopté une forme radicale parfois qualifiée de « dure ». Les débats sur la laïcité, dont la capacité à intégrer les nouvelles évolutions et à maintenir l’équilibre entre exigence d’égalité et problématiques identitaires est constamment mise en question, sont aussi vifs que jamais. Toutefois, en tant que fils et filles de pays paupérisés qui n’ont pas réussi à mettre en place leur propre système de production et de régulation de la légitimité politique sans avoir recours à l’engrenage de la victoire par la violence, c’est à plusieurs titres que la laïcité suscite notre intérêt. Il s’agit de définir à quelle sorte de laïcité nous aspirons, la forme et le degré de séparation entre religion et sphère publique, et d’examiner dans quelle mesure la laïcité est à même de contribuer à extraire la communauté musulmane - j’entends par là une communauté dont la plupart des membres a l’islam pour religion- des profondes ornières où les maintiennent des conflits stériles qui consument autant son énergie que ses ressources et sont une menace pour leur existence même.

Au cours des dernières années, nous avons assisté en Syrie comme dans d’autres pays arabes au grossissement de l’influence d’un extrémisme qui cherche à replacer la société sous l’autorité religieuse (avec un califat, des émirats, des tribunaux régis par la charia), la démocratie et la laïcité étant tenues pour blasphématoires. C’est là l’une des conséquences des déficiences que connaît le développement de nos sociétés. L’échec est un terreau favorable à toutes les formes d’extrémisme et d’irrationalité, particulièrement dans les pays dominés et qui, en même temps, comme c’est le cas pour la « nation arabe », se voient comme des élus porteurs d’un « message ». La montée de l’extrémisme islamiste constatée ces dernières années ainsi que la régression vers un passé idéalisé, aussi bien pour les jugements de valeur que pour les symboles ou les dénominations, constitue une protestation infantile dirigée contre la partie dominante du monde qui nous néglige nous les Musulmans, bien que nous soyons les meilleurs. Ce n’en est pas moins une protestation tournée contre soi-même. Nous voulons dire par là que l’échec de cet extrémisme religieux, de ce djihadisme, qu’il soit à visées locales ou universelles, est inévitable à l’époque et dans le contexte de modernité qui sont les nôtres. La détermination, les sacrifices consentis au nom de ces idéologies ne sont pas autre chose que des signes par lesquels s’exprime une profonde conscience de leur inanité et de leur impuissance. A l’époque moderne, il n’y a pas de place pour l’autorité de la religion telle que les théoriciens djihadistes la revendiquent. Les islamistes eux-mêmes connaissent cette vérité. Comme les Talibans en Afghanistan et sans doute le Front Al Nosra en Syrie, ils sont tout simplement en recherche de reconnaissance, étant donné qu’ils n’ont aucun autre moyen de se faire une place dans le monde en tant qu’allié ou satellite du fait de leur isolement. Pour le dire autrement, la violence djihadiste est un moyen inconscient de prendre une revanche sur sa propre « faillite » intime.

Certes il y a aussi ceux qui se sont coupés de la réalité au point d’être complètement persuadés qu’ils réussiront à établir la domination de la religion sur la société à l’époque actuelle. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui la vraie question ne concerne pas la position adoptée à l’égard de l’Etat religieux ; la vraie question ne regarde pas non plus le type de compromis à établir entre Etat religieux et Etat laïque ; il s’agit plutôt de savoir quel Etat laïque nous voulons, et comment nous pouvons arriver à la laïcité. Est-ce par la séparation de la religion de l’Etat, ou par celle des institutions religieuses et de l’Etat ? Que reste-t-il de la religion dans un Etat laïque ?

Il faut aussi prendre en considération le fait que de nombreux Syriens ont une aversion pour le terme « laïcité », à la fois parce qu’ils l’associent au régime des Assad et à cause de la propagande islamiste qui a fleuri tout au long du conflit. De nombreux Syriens laïques préfèrent éviter complètement ce terme tout en en conservant la substance. Certains suggèrent de le remplacer par un autre mot aux connotations similaires, tel que « patriotisme ». Quoi qu’il en soit, au-delà du mot lui-même, nous sommes d’avis que la majorité des Syriens est fondamentalement « laïque », dans le sens où elle n’a pas d’attirance pour un gouvernement religieux de type sunnite tel que le clergé le réclame. Cela apparaît de façon évidente dans le rejet largement répandu de Daech et du Front Al Nosra par les populations civiles dans les zones qu’ils contrôlaient. L’exposition au grand jour des limites des djihadistes et de leur nature exclusivement violente, pourrait bien être l’un des rares résultats positifs de la tragédie syrienne.

Entre laïcité et laïcisme

Pour commencer, il convient de faire une différence entre « laïcité » et « laïcisme ». Le premier de ces concepts appartient à la sphère politique et propose une perspective qui apparaît à ses défenseurs (nous y compris), comme une méthode juste et efficace pour organiser et gérer les affaires publiques, parce qu’elle affranchit l’organisation de la société de la sphère sacrée. Elle retire l’absolu du domaine du politique. Le second concept appartient à la sphère de l’idéologie en tant qu’il transforme la « laïcité » en une sorte de religion séculière. Ses défenseurs font passer la « sanctification » du monde invisible au monde visible, dont résulte le prodige de la « sanctification séculière », qui transforme la « laïcité » en idéologie du pouvoir absolu.

Il y a deux types de sécularisme. Le premier, sa version soviétique, était de fait un athéisme. Cette forme de sécularisme n’affranchit pas seulement la politique de la tutelle des autorités religieuses, elle proscrit aussi les religions, restreint la liberté de culte et impose une culture « matérialiste » dans tous les aspects de la vie sociale, dans le but d’éradiquer la religion. Cette version soviétique prend appui sur un certain type de philosophie matérialiste qui voit dans la religion un obstacle à l’émancipation de la société ; il la considère comme une manifestation du fait que l’humanité se trouve encore au stade infantile, dans une phase transitoire de son développement. La version soviétique ne dissimule pas son hostilité aux religions. Elle s’intègre dans une perspective de libération de « l’impérialisme », mais elle s’est terminée par un effondrement. Cette expérience a montré que 70 années d’athéisme généralisé n’ont pas pu éradiquer la religion de la société, et que cette volonté de coupler libération ou développement avec l’hostilité à la religion relève de l’étroitesse d’esprit, ignorante qu’elle est du statut de la religion dans l’âme humaine.

La seconde version du sécularisme faisait partie de l’arsenal idéologique des dictatures « progressistes » qui dégénérèrent rapidement, sans la moindre perspective de développement économique ou d’élargissement des libertés, cherchant uniquement à consolider leur pouvoir. Elles ont modelé tous les mécanismes de l’administration de la société dans le but de perpétuer leur domination. La « laïcité » du régime des Assad, par exemple, ressortit à cette version. Contrairement à la première, elle ne s’oppose pas à la religion, ne la sépare pas non plus de l’Etat, mais la métamorphose en une sorte de religion séculière auxiliaire dans laquelle les autorités, ou leur tête, prend la place du dieu religieux. Les institutions officielles en charge du divin deviennent complices de cette “religion des autorités” et deviennent leurs serviteurs à leur poste de représentants de la religion divine.

La dégénérescence de cette version du sécularisme trouve son origine dans celle des autorités qui l’adoptent.

La vérité, c’est que le seul rapport que ces autorités entretiennent avec la laïcité est limitée au fait qu’elles ne sont pas des autorités religieuses.

Elles ne se mêlent pas d’’imposer l’application de lois religieuses (bien qu’elles imposent que la tête de l’Etat soit membre d’une religion ou d’une secte particulière), et ainsi elles protègent certaines libertés individuelles en ne forçant pas les femmes à se couvrir la tête ou en prohibant l’alcool. Beaucoup de gens regardent ces « libertés » comme des signes de progrès. Pourtant, elles vont de pair avec la domination d’une autorité imposée aux gouvernés, accompagnée de la généralisation de la répression, de la corruption, et de formes implicites et explicites de discrimination.

Il a résulté de tout cela une réaction contre ces libertés, qui, dans la conscience d’une grande partie de la population, sont considérées comme constitutives du système autoritaire. Dans les quelques années qui ont précédé le début de la révolution en Syrie, on a vu émerger dans la population une tendance au rejet de ces libertés qui s’est manifestée par le retour à la religion et au port de vêtements qui y sont associés, par le renouveau de la pratique religieuse et de l’exigence de séparation des sexes. Ce retour à la religion « divine » était ostensiblement présent au cœur de la révolution syrienne dès ses débuts : un retour à la religion divine pris comme moyen de rejeter la « religion séculière », la « religion de l’autorité », elle qui avait enrôlé la religion divine à son service et l’avait arrangée selon les besoins de sa domination dans leur l’intérêt commun. Le retour à la religion divine était donc une manifestation du rejet de l’autorité politique et de ses symboles. Il est curieux de voir l’importance que prennent les « symboles » dans la liste de leurs cibles, sachant que le « renversement du régime et de la totalité de ses fondements et symboles » est une revendication avancée de façon répétée par l’opposition syrienne depuis longtemps. Les « symboles », ce sont le drapeau, l’hymne national et les chants patriotiques le plus souvent utilisés par le régime, comme si pour les rebelles ces symboles étaient liés aux rituels de la religion de l’autorité dite séculière.

Etranges réalignements

La révolution syrienne a fait apparaître des réalignements étranges au sein de l’élite intellectuelle, des activistes et plus largement tous ceux qui s‘intéressent aux affaires publiques.

La répression brutale impose par le régime « laïque » a poussé bien des gens à le rejeter complètement, lui et sa « laïcité ». En même temps, le caractère religieux de plus en plus prononcé des manifestations, puis la dérive vers la lutte armée, en ont conduit d’autres à rejeter la révolution « religieuse ». La priorité donnée à la lutte contre le régime a poussé certains laïques à se rapprocher de forces non-laïques, tandis que la priorité accordée au combat contre l’islam politique a conduit des opposants au régime de longue date à lui faire les yeux doux face au risque représenté par des forces non-laïques (« le fascisme islamiste » comme ils l’appellent).

C’est ainsi que le paysage de ce conflit est devenu aussi complexe qu’étrange. Le moins étrange n’étant pas que les forces religieuses islamistes aient été à la pointe de ce qui était supposé être une révolution démocratique, que des démocrates laïques se soient retrouvés aux côtés de forces pour lesquelles démocratie et laïcité sont synonymes de blasphème, tandis que parallèlement d’autres démocrates laïques se soient retrouvés dans les rangs d’un régime tyrannique et inhumain engagé dans une guerre d’extermination de son propre peuple. Indépendamment de la logique politique des uns et des autres, le grand perdant de ces étranges réalignements furent les démocrates laïques et leur cause abandonnée.

En quoi la laïcité diffère-t-elle du gouvernement religieux ?

La laïcité a deux composantes essentielles. La première, c’est une référence commune à tous les habitants d’un pays, celle de faire partie dudit pays (ou nation), et de placer cette appartenance au-dessus de tout autre chose en matière séculière et politique, c’est-à-dire de la faire passer avant toute autre forme d’appartenance du point de vue constitutionnel et légal. La seconde, c’est la consolidation de la sphère politique pour faire face à la domination religieuse et pour la protéger des “représentants de Dieu sur la terre” qui jugent les gens selon leurs préférences spirituelles et les classent en fonction d’elles, ne laissant par exemple aucun espace aux athées. De la mise en œuvre de ces deux principes résulte que dans un tel pays les gens sont égaux devant la loi quelles que soient leurs préférences spirituelles ou religieuses, et que c’est à eux seuls qu’il revient de prendre les décisions qu’ils estiment favorables à son développement, en n’ayant de comptes à rendre qu’à la raison et à la volonté de la majorité. A l’évidence, en unifiant le peuple de cette façon, on forme des citoyens, au lieu de le fractionner en fonction des allégeances communautaires ou religieuses, comme c’est le cas si c’est la religion qui domine. C’est aussi permettre à la population de ce pays de penser librement, de telle façon qu’il lui soit possible de trouver des solutions aux problèmes auxquels elle est confrontée en bénéficiant des acquis de la modernité, sans qu’il soit nécessaire de recourir au « viatique » des Ecritures ou à des spécialistes de la « jurisprudence » qui se placent au-dessus des lois du pays sous le fallacieux prétexte du respect de la religion et de l’identité.

Mieux encore, la laïcité nécessite de faire la distinction entre une sphère publique (celle du politique), où les hommes et les femmes du pays sont égaux en tant que citoyens qui ont des droits et des responsabilités définis par la constitution et les lois, et les sphères privées, dans lesquelles les personnes sont différenciées selon leurs convictions et où elles peuvent librement se référer à des autorités religieuses et s’adonner aux activités de nature spirituelle, aux rituels et traditions de leur choix. Cela signifie que la laïcité est anti-religieuse si elle cherche à s’immiscer dans la sphère publique, c’est à dire si elle se transforme en une idéologie au service de l’autorité politique. « La religion est religion à l’intérieur de ses propres limites, et une idéologie en dehors » affirme Azmi Bishara dans Religion and Religiosity, a Prolegomena to Volume One of Religion and Secularism in Historical Context, ouvrage dans lequel il explique que la sécularisation est le fruit d’un long processus historique de différenciation entre religion et monde moderne.

Le problème dans les débats sur la laïcité dans la communauté islamique, c’est que les islamistes n’acceptent pas d’envisager une distinction entre religion et monde terrestre. Les islamistes mettent l’accent sur le fait que l’Islam est à la fois la religion et le monde, qu’en Islam on ne peut pas séparer le culte de la charia, et que la laïcité est agressive envers l’islam parce qu’elle exclue la charia (Yusuf al-Qaradawi). Un point de vue soutenu avec fermeté par les islamistes, qui conduit à conclure, en faisant un emprunt au poète Labid : « Toute chose, à part (la règle religieuse islamique), est vaine ».

Le discours religieux islamique peut-il être sécularisé ?

Un certain nombre d’intellectuels a tenté de résoudre ce problème en reconnaissant la compatibilité de la religion et du monde en Islam et en s’efforçant d’étendre le champ du religieux jusqu’à un point où il devient capable d’assimiler la modernité et ses exigences croissantes (dont la laïcité). Ces intellectuels se sont efforcés de « séculariser » le discours religieux islamique, pour certains en s’appuyant sur la linguistique, comme Mohammed Shahrour dans son livre The Book and Qur’an : A Modern Reading ; d’autres en remontant à l’origine du discours religieux et du contexte de sa formation, de « l’événement de la révélation », pour en restituer le sens originel. Reprendre à son compte les enseignements et les idées sans adhérer au texte littéral, c’est ce qu’avait fait Nasr Hamid Abu Zayd dans son livre The Concept of the Text : A Study of the Qur’anic Sciences. Pour prendre un autre exemple, Mahmoud Mohammed Taha est revenu à l’Islam de la Mecque de préférence à celui de Médine. Ces tentatives de compromis ont eu à lutter pour se faire une place dans la concurrence avec le courant qui domine largement l’opinion islamique, parce qu’ils cherchaient à se battre sur le même terrain et avec leurs propres armes.

Ces tentatives sont porteuses d’une contradiction profonde : elles mêlent ce qui relève du sacré, et qui n’est pas sous le contrôle de la raison, à ce qui relève de la rationalité. Elles reconnaissent le caractère sacré et unique du texte d’une part, et de l’autre prônent le rationalisme. Il s’agit là d’une entreprise boîteuse en ce qu’elle est une tentative d’implanter la rationalité dans ce qui est irrationnel, ce qui revient à demander à la religion d’abandonner son caractère religieux.

Ce problème ne peut être résolu que par la séparation de la sphère politique (relative, collective, changeante et séculière) de la sphère religieuse (absolue, fixe, privée and spirituelle). Les frontières qui délimitent la séparation entre les deux demeureront l’objet de nombreuses études et discussions parce qu’elles sont du domaine de l’histoire et de la nature de la communauté en question. On peut même affirmer que chaque société trouve la laïcité qui lui correspond.

Laïcité terrestre contre laïcité céleste

Du point de vue politique, ce que l’activité missionnaire du prophète Mahomet a accompli, et qui constitue réellement le fondement de son succès, c’est l’instauration entre les membres des multiples tribus arabes d’un seul et unique lien, capable de réaliser l’unité générale. Tous étaient égaux sous ce lien - l’Islam- qui était le commun dénominateur pour tout ce qui ne relevait pas des liens d’affiliation tribaux. Il en était ainsi avant que l’Islam ne prenne la forme de multiples courants et doctrines, devenant plus une source de division que d’unification, comme c’était le cas lorsque fut lancé l’appel islamique.

Ainsi, l’acte politique produit par Mahomet avec l’institution d’un lien d’affiliation est exactement ce que nous attendons de la laïcité : la neutralisation des liens d’allégeance religieux (ou tribaux) au profit de l’affiliation à la nation (à l’Islam), et l’égalité de tous et toutes garantie par la constitution et devant la loi indépendamment de la religion ou de la communauté. Cela signifie que de nos jours, les « disciples » de Mahomet qui défendent le gouvernement du religieux sont en fait en train d’œuvrer à l’encontre de ce que Mahomet a fait. Ils utilisent les différences de doctrines et de religions pour diviser le peuple d’un même pays au lieu de chercher à le réunir. Nous pouvons comparer la recherche d’un commun dénominateur entre les individus, susceptible de les protéger de la discrimination tout en respectant le commun dénominateur de chaque groupe particulier, avec l’acte politique accompli par le prophète. La différence, c’est que pour le Prophète, c’était un lien avec le ciel, tandis que la laïcité le relie au monde terrestre.

Quoi qu’il en soit, à notre époque, se réclamer d’une affiliation religieuse qui confèrerait une supériorité à d’autres types d’affiliation, cela revient, par rapport à l’époque du Prophète, à la revendication d’une affiliation tribale qui aurait conféré un statut supérieur à l’affiliation islamique, qui était le facteur d’unification de l’époque.

Le rapport à la laïcité des minorités religieuses

Les minorités religieuses de Syrie n’ont rien qui corresponde à la charia et ne produisent aucune expression politique qui parle au nom de la « nation ». Elles n’ont pas cette capacité, que ce soit en termes numériques ou de doctrine. Rien ne porte ces minorités à promouvoir l’autorité du religieux. Le seul projet de ce type en Syrie est celui des islamistes sunnites. De ce fait, les membres des communautés minoritaires soutiennent fermement la laïcité et non l’autorité du religieux, parce que cette dernière les transforme en sujets, en mineurs, en dhimmis, autrement dit en citoyen de seconde classe dans leur propre pays.

Afin de faire front devant les efforts déployés par les islamistes pour instituer le règne de la charia, les minorités sont portées à accepter toute autre option quelle qu’elle soit, même s’il faut pour cela s’accrocher au régime qui les tyrannise, et même si ce régime a mis en place une « religion séculière » qui impose un dieu tangible et personnifié dénommé « l’autorité » Ils acceptent l’égalité sous l’épée « laïque » qui les opprime, plutôt que de se retrouver inévitablement discriminés sous l’épée de l’autorité religieuse qui les classera selon leur origine. Les minorités sentent bien que l’épée « laïque » pèse moins lourd et moins brutalement sur eux que sur la majorité, dont ils craignent en permanence qu’elle réclame l’instauration de la charia. Il n’est alors pas surprenant que les minorités soient enclines à accepter même l’intervention d’acteurs étrangers si cela permet de contrer les tentatives d’imposer la charia. Il suffit de voir les positions qu’elles ont adoptées devant les interventions de l’Iran et de la Russie en Syrie.

Alors, au moment où les islamistes sont à l’offensive et s’engagent dans un conflit direct pour le pouvoir, les minorités vont devenir une force conservatrice opposée à ce projet, et la laïcité va devenir un instrument idéologique qu’elles vont utiliser pour maintenir leur position contre les islamistes. L’alignement des minorités sur la dictature « laïque », contre la volonté de changement des islamistes, n’est pas progressiste par nature, contrairement à ce qu’on pourrait penser, mais l’expression d’un positionnement défensif qui a conduit –dans le cas syrien - au renforcement de la dictature et à l’étouffement de la laïcité, comprise comme une précondition nécesaire à l’égalité. Il en découle que les minorités ne sont ni progressives ni rétrogrades, mais que la question qu’elles se posent clairement est celle du calcul de leur intérêt.

Dans le contexte de la révolution syrienne, les minorités ont généralement été effrayées et, quasiment dès le premier jour, se inquiétées de son caractère islamique (bien sûr à des degrés divers parmi les différentes minorités, et en particulier les Alaouites, pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter parce qu’elles ont déjà été abordées, discutées et comprises). En tant que telles, les minorités ont commencé à se ranger derrière le régime lorsque le caractère islamiste de la révolution est devenu de plus en plus manifeste. Cet alignement a été définitif, dans le sens où les minorités, par crainte devant la progression de l’islamisme, ont totalement abandonné leur position critique à l’égard du régime, ou, pour être plus précis, l’ont présenté de façon restrictive comme un soutien au régime au nom du soutien à l’Etat ou à l’armée nationale, ou à la laïcité, etc. Rien n’est parvenu à modifier cette position, ni la persistance de la répression, ni les meurtres, ni les destructions dont le régime s’est rendu responsable, en dépit de la dépendance de pays étrangers tels que l’Iran et la Russie, et malgré la complicité active entre le régime et les institutions islamiques officielles alliées du régime. Les minorités n’ont pas eu le courage de réviser leur position à l’égard du régime, même quand son appareil répressif organisait l’écrasement de ses fils, et même quand il a accordé au Ministère des fondations et orientations religieuses des pouvoirs de contrôle sans précédent sur les établissements éducatifs publics. Les minorités, et particulièrement les Alaouites, sont devenues dépendantes du régime autant que le régime l’est d’elles.

En réalité, l’adhésion des minorités à la laïcité ne reflète pas un progressisme qui leur serait inhérent, car c’est bien une dictature laïque qu’elles ont soutenu, et non pas une laïcité démocratique. De la même façon, ce que les islamistes pensent de la laïcité n’est pas le reflet de l’opinion d’une majorité rétrograde, dans la mesure où c’est contre une dictature qui manipulait la laïcité et piétinait ses principes par ses pratiques implicitement et explicitement sectaires et partisanes qu’ ils se sont soulevés. Dans ces deux cas, chaque camp s’est empressé de soutenir ce dont il attendait une protection de son existence et de ses intérêts. Dans le contexte de division aigüe crée par le conflit toujours en cours en Syrie, les deux camps ont clairement fait la preuve de leur mépris pour la dignité humaine et pour les principes des droits de l’homme.

Aujourd’hui en Syrie, la ligne de partage ne passe pas entre les tenants de la laïcité et ceux qui y seraient opposés, mais entre ceux qui se sont rangé pour ou contre le régime, ou encore pour ou contre les islamistes. Il n’y a pas de place pour une parole laïque, et aucun parti influent en Syrie aujourd’hui ne défend véritablement des principes démocratiques et laïques.

Si l’appréciation que nous venons de formuler est juste, alors la tâche des intellectuels et de toutes celles et tous ceux qui sont intéressés par l’avenir de la Syrie est de sauver la laïcité face à la dénaturation que lui fait subir le régime et à la vigueur de l’offensive des islamistes en retour, parce que nous croyons que la démocratie laïque est la seule perspective envisageable pour une Syrie où l’unité va de paire avec la dignité.

Rateb Shabo

• Article écrit pour le site « Syria untold », 14 Novembre 2019. Il est aussi disponible en version anglaise sur ESSF.


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