En Irak, une génération est broyée et le système remis en cause

jeudi 16 janvier 2020.
 

Malgré une répression terrible – plus de 600 morts, 17 000 blessés et des centaines de personnes kidnappées depuis le 1er octobre –, la révolte qui secoue l’Irak continue. Tout le système est contesté. Miliciens et protestataires viennent des mêmes quartiers pauvres. Avec une vision de l’Irak radicalement différente

Salman Khairallah est un scientifique connu en Irak pour avoir lancé la campagne “Sauver le Tigre” – le grand fleuve qui traverse Bagdad pourrait devenir un ruisseau – et contribué au classement des grands marais irakiens menacés par la sécheresse au patrimoine de l’humanité. Omar Khadam al-Amri est un défenseur acharné des droits de l’homme. Âgés respectivement de 28 et 27 ans, ils sont tous deux membres du Forum social irakien, un groupe historique d’ONG et d’associations créé il y a quelques années. Le 11 décembre, vers midi, ils ont été enlevés alors qu’ils étaient allés acheter des tentes pour la place Tahrir, l’épicentre du mouvement de contestation à Bagdad.

Sur cette place, ils avaient d’ailleurs dressé un chapiteau avec un grand tableau blanc sur lequel tout un chacun pouvait écrire ses revendications. Eux conseillaient les contestataires sur ce qui était réalisable ou pas. Leur kidnapping ne doit rien au hasard. Les deux jeunes gens avaient confié qu’ils se savaient suivis depuis une semaine. D’après ce que leurs proches ont pu apprendre, ils seraient toujours en vie et détenus, comme tant d’autres jeunes Irakiens, sur l’aéroport international de Muthana. Le fait qu’ils aient été enlevés par la police laisse davantage d’espoir de les revoir vivants – « Mais dans quel état ? », se demande une de leurs relations –, que s’ils l’avaient été par une des nombreuses milices islamiques.

Chaque jour, tant dans la capitale irakienne qu’en province, nombre de jeunes Irakiens disparaissent. Si l’on ajoute les assassinats ciblés contre des membres de la société civile et les manifestants dans leur ensemble, on arrive à des bilans effroyables. Pour la seule journée du 15 décembre ont été kidnappés les universitaires Ghaith Ali et Banar al-Sharqi, et tués le journaliste Haqi Ismaïl, l’activiste Mohammed Jassim et l’avocate Saja Mohammed. Il faut ajouter le médecin Sa’iyr Karim, grièvement blessé, et le militant de la société civile Ali al-Madani qui a échappé à une tentative d’assassinat. Les snipers ne tuent pas seulement les activistes sur les lieux des manifestations. Le journaliste Haqi Azzawi a été exécuté, il y a quelques jours, au volant de sa voiture dans une rue de Bagdad.

Aujourd’hui, on tue par tous les moyens en Irak. Par des tirs à balles réelles, des grenades de type militaire causant des blessures mortelles, des couteaux, des bâtons. Par des snipers ou par la torture. Amnesty International dénonce « une campagne de terreur » visant à effrayer la population. « Vous ne pouvez pas imaginer la peur que nous ressentons actuellement. Mais rien ne sert de fuir. Clairement, ils savent où vivent les militants. Ils savent où sont nos familles », a indiqué un manifestant de Bagdad à l’organisation.

À ce jour, plus de 600 personnes ont été tuées en Irak depuis le 1er octobre et on compte quelque 17 000 blessés, dont beaucoup resteront handicapés toute leur vie. « La seule option du gouvernement est la répression tout en prétendant ne pas savoir qui réprime. D’où l’expression “la tierce partie” [pour désigner les acteurs de violences – ndlr] », expliquait Loulouwa al-Rachid, codirectrice de programme au Carnegie Middle East Center, lors d’un récent colloque

Cependant, le camp de la contestation a déjà obtenu une belle victoire : la démission du premier ministre Adel Abdel-Mahdi, le 29 novembre, après une journée particulièrement sanglante – 46 personnes tuées et près d’un millier de blessés –, ce qui avait conduit le grand ayatollah Ali Sistani à demander la démission du gouvernement.

« C’est la base sociale chiite abandonnée à elle-même qui se révolte contre l’élite chiite dirigeante qui se pensait immortelle et qui, pour la première fois, découvre le doute quant à son existence. Pour la première fois aussi en Irak, nous n’avons pas un mouvement confessionnel », résume Adel Bakawan, directeur du centre de sociologie de l’Irak à l’université de Soran, au Kurdistan d’Irak. C’est aussi un mouvement d’inspiration plus révolutionnaire que sociale porté par de très jeunes gens, dont l’âge oscille entre 12 et 26 ans – en Irak, 60 % de la population a moins de 25 ans et dans cette tranche d’âge 40 % sont au chômage.

À leurs côtés, on trouve les militants de la société civile, pour l’essentiel des professeurs, des intellectuels, des avocats, des journalistes qui ont la volonté de « fabriquer un mouvement social ». S’ajoutent les opposants au gouvernement, dont le mouvement du bouillant et incontrôlable trublion religieux chiite Moqtada al-Sadr, dont les partisans forment le premier “bloc” au Parlement, les fidèles de l’ancien premier ministre Haïdar al-Abadi et des éléments baasistes. Tous, sans jamais se déclarer, essayent d’instrumentaliser le mouvement. Sans succès jusqu’à présent. « Un des dénominateurs de cette nouvelle génération irakienne, de Bassorah à Erbil, c’est sans doute qu’elle n’accepte plus les grands écrits nationalistes, islamistes, communistes, ni même les récits sur la démocratisation et la sécularisation. Il s’agit d’une génération qui a le désir d’entrer dans l’histoire par la porte d’une vie digne. C’est l’expression qui revient régulièrement dans tous les discours », souligne Adel Bakawan.

Face aux révolutionnaires se dresse l’autre Irak, celui du « nizam » (le système) de la classe politique mue par la seule « politique de la cupidité » des partis, tous plus corrompus les uns que les autres. Celui aussi des milices et forces de sécurité qui rivalisent de violence dans la répression. Même si la frontière entre les unes et les autres est très mince et poreuse, ce sont les premières qui sont accusées d’être les plus féroces.

Regroupées au sein de Hacht al-Chaabi (« Forces de mobilisation populaires »), elles sont au nombre d’une cinquantaine, comptent quelque 146 000 hommes et ont un budget de 2,2 milliards de dollars. À la tête de Hacht al-Chaabi, on trouve Hadi al-Amiri, le représentant sur la scène irakienne du célèbre général iranien Kacem Soleimani, le chef de la force d’intervention extérieure des gardiens de la révolution. « L’Irak étant devenu aujourd’hui un pays totalement subordonné à l’Iran, Soleimani intervient dans la répression, y compris dans la décision de faire tirer sur les manifestants », soutient l’anthropologue irakien et chercheur au CNRS Hosham Dawod.

Hormis la milice de Moqtada al-Sadr, la première à s’être dressée dès 2003 contre les envahisseurs américains et qui a formé le “réservoir” en hommes à partir duquel les autres milices ont pu se développer, les plus importantes sont les plus pro-iraniennes : les brigades Badr, Asaïb Ahl al-Haq (la « Ligue des vertueux »), Kataëb Hezbollah. Elles disposent de chars, d’ hélicoptères, d’un état-major et de leurs propres services de renseignement. Elles ont infiltré, en particulier les brigades Badr, tous les rouages de l’État, dont la police fédérale. En plus, elles ont bâti des empires économiques, d’où une “milicisation” de l’économie. « C’est à partir de la guerre contre Daech qu’elles ont acquis une légitimité, rappelle Loulouwa al-Rachid. Elles ont joué un rôle important après la reprise de Mossoul en exerçant un contrôle policier sur le territoire repris aux djihadistes. C’est donc une légitimité qui leur vient de l’État. »

Ces milices sont désormais au cœur du système irakien et signent la marginalisation des partis politiques, ce qui fait dire à Loulouwa al-Rachid qu’il y a aussi une « milicisation de la société irakienne ». Ainsi, le premier « bloc » au Parlement est celui de Moqtada al-Sadr et le second issu de Asaïb Ahl al-Haq. C’est leur inféodation à l’Iran, même si Téhéran ne contrôle pas toutes les milices, qui a notamment entraîné une violente réaction nationaliste de la contestation. « Au départ, l’un des principaux slogans des révolutionnaires était “nous voulons du travail”. À partir de la fin octobre, il a été remplacé par “nous voulons une patrie”. L’identité irakienne est donc bien présente et nous a rendu l’espoir au-delà des revendications catégorielles », indique Irada al-Juburi, professeure à l’université de Bagdad. « En Irak, ce sont les intérêts de l’Iran qui sont d’abord pris en compte. Les manifestants veulent vivre librement. Ils ne se voient pas portant un fusil pour défendre les intérêts de Téhéran. Ils savent aussi que leur slogan “Iran dégage" ne peut mettre que leurs dirigeants en colère », ajoute-t-il.

À côté du gouvernement et d’une classe politique incompétente et corrompue, Téhéran est en bonne place sur le banc des accusés. « Les sièges des milices les plus identifiées à l’Iran ont brûlé. Il y a un rejet (chez les révolutionnaires) d’un modèle guerrier calqué sur les bassidji (les milices iraniennes) », poursuit Loulouwa al-Rachid. Les consulats iraniens ont également été incendiés.

Ce sont donc deux courants ancrés très profondément dans la société irakienne qui s’affrontent. Avec, chez les miliciens, une sous-culture de la religiosité et de la sacralisation de la violence ou de sa banalisation, comme on peut le voir sur nombre de vidéos. À l’inverse, « on voit chez les manifestants un potentiel de sécularisation comme le montre la présence des femmes, une première en Irak. Et dans la façon dont leurs slogans parlent du clergé et de la religion, avec beaucoup d’humour », remarque la même chercheuse. Mais qu’ils soient miliciens ou révolutionnaires, les uns et les autres, pour l’essentiel, viennent des mêmes quartiers misérables des villes irakiennes ou de « la ceinture de pauvreté » à Bagdad, dont la célèbre banlieue de Sadr-City, là où s’est d’ailleurs déroulée la première manifestation.

Jean-Pierre Perrin

Les articles de Jean-Pierre Perrin sur Mediapart :

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