Vingt-septième anniversaire de la Révolution sandiniste : La révolution qui n’a pas eu lieu (par Sergio Ramirez)

lundi 22 août 2005.
 

Un matin à l’aube, au début de cette année, Manuel Salvador Monge, le Chirizo, est mort assassiné à coups de baïonnette au cours d’une rixe de cantine dans le quartier Monimbó de Masaya. La victime avait la cinquantaine passée ; au moment de son décès, il discutait avec son agresseur, un adolescent qui ne le connaissait même pas, pour savoir lequel des deux était le plus un homme, dit la chronique policière. L’adolescent ignorait qu’il avait tué l’un des membres du commando qui sous la direction d’Edén Pastora avait pris d’assaut le Palais national à Managua, le 22 août 1978, l’un des faits décisifs dans la chute de la dictature dynastique de la famille Somoza [1979, ndlr]. Un héros, pauvre toute sa vie, et oublié, était tombé dans une obscure dispute d’ivrognes.

Mais les héros qui survécurent à la lutte contre le dernier des Somoza ne sont pas les seuls à sombrer dans l’oubli aujourd’hui. Ceux qui tombèrent alors en combattant sont en passe d’être relégués, et leurs noms, dont la révolution triomphante a baptisé des quartiers, des hôpitaux, des marchés, des écoles, sont bannis ou partagent leur gloire avec les noms que ces lieux portaient sous la dictature. Ironies amères. Un quartier de Managua, qui s’appelait Colonia Salvadorita en l’honneur de l’épouse du premier des Somoza, avait été renommé Colonia Cristián Pérez, en hommage au martyr de la résistance urbaine assassiné à Managua à quelques mois de la victoire. Ce quartier résidentiel est aujourd’hui connu sous le nom de Salvadorita-Cristián Pérez.

Un voyageur de retour au Nicaragua au terme de ces 25 années ou qui s’y rendrait pour la première fois, pourrait se demander s’il y a jamais eu de révolution ici. Pas de traces visibles, sinon dans la rhétorique, de plus en plus confuse, du chef du Front sandiniste, Daniel Ortega, qui attaque, avec la même virulence que dans le passé, l’impérialisme étasunien et félicite amplement Fidel Castro pour son anniversaire, mais qui propose la candidature de son ancien adversaire, le cardinal Miguel Obando y Bravo, au Prix Nobel de la paix, tandis que ses députés à l’Assemblée nationale battent en retraite au moment de discuter une loi sur l’avortement, et que les fidèles [les Sandinistes, ndlr] de la nouvelle alliance avec la hiérarchie de l’Église catholique rejettent encore l’avortement thérapeutique en cas de viols de mineurs.

N’y a-t-il jamais eu une révolution ? Jamais auparavant la richesse n’a été plus mal redistribuée, ni aussi nombreux les pauvres qui grappillent dans les décharges d’Acahualinca survolées par les urubus, ou qui se regroupent en bandes près des feux de signalisation dans les rues de Managua pour y vendrent de tout, de petits animaux expulsés des forêts qui reculent devant l’impitoyable déprédation des maffias du bois, de la bijouterie et des articles de contrebande, et qui, à la nuit tombante, retournent dans leurs quartiers aux maisons improvisées avec des débris et des déchets d’emballage, et qui se multiplient quotidiennement, donnant à la ville, loin des lumières des centres d’achat magiques, l’aspect d’un énorme campement de damnés.

Et les idéaux ? Disparus sous une avalanche de désespoir, de frustrations, de confusion idéologique, de rhétorique vide, et, encore une fois, d’oubli. Soixante-dix pour cent de la population actuelle du Nicaragua ne dépasse pas 30 ans, aussi le souvenir que les jeunes ont de la révolution est-il précaire ; on n’enseigne pas beaucoup non plus à son propos dans les écoles, et les jugements de ceux qui l’ont vécue demeurent aussi polarisés qu’avant. Une aube radieuse pour les uns, une nuit sombre pour les autres, selon l’expression forgée par le pape Jean-Paul II lors de sa seconde visite de 1996 au Nicaragua.

Depuis le début des années 90, après la défaite électorale du sandinisme, les idéaux de solidarité et de dévouement envers les plus pauvres et les plus nécessiteux ont été remplacés par le culte exacerbé de l’individu. Le royaume promis aujourd’hui aux jeunes est celui des opportunités personnelles, et la nouvelle philosophie incontestée dit que je suis mon propre prochain. Évidemment, le sauve-qui-peut fleurit actuellement en Amérique latine ; mais seul le Nicaragua a connu une révolution.

Et seul le Nicaragua s’est obstiné à proclamer sur le continent son droit de petit pays à l’indépendance politique, loin de l’ombre traditionnelle des Etats-Unis présents dans l’histoire depuis que William Walker, le flibustier du sud, se proclama président du pays vers le milieu du XIXe siècle, domination qui après des interventions militaires répétées a duré jusqu’à la fin du règne de la famille Somoza. Cette défense de la souveraineté, partie des idéaux de salut de la nation, conduisit à l’extrémité de la confrontation et de l’agression sous l’ère de Ronald Reagan. Aujourd’hui, le sentiment de souveraineté paraît se dissoudre en obséquieuse complaisance, comme aux pires époques, et il en est qui pensent à nouveau que le destin manifeste du Nicaragua est de devancer les désirs de Washington. L’envoi d’une petite troupe en Irak, opération pour laquelle le gouvernement a dû chercher son propre financement, en est l’exemple.

Et que sont devenues les transformations révolutionnaires ? La sévère hostilité de Reagan, qui a mis en branle la machine de l’empire contre un petit pays en révolte comme s’il s’agissait d’une puissance mondiale, a conduit le gouvernement sandiniste à concentrer tous ses efforts sur la guerre, et laisser en chemin ses meilleures ambitions de transformation de la société. La devise de la Croisade nationale d’alphabétisation, « transformer l’obscurité en clarté », qui a permis de rassembler le pays en 1980 pour que des milliers de jeunes aillent enseigner sur tout le territoire, dut céder le pas à son contraire : « tout pour les fronts de guerre ». L’engagement dans la guerre a consumé les ressources et fait flamber la dépense publique au-delà de toute possibilité matérielle, et provoqué le collapsus de l’économie précaire, avec de graves conséquences de désapprovisionnement et d’inflation et, surtout, de mécontentements.

Aujourd’hui, l’alphabétisation ne survit pas, ni le rêve de l’éducation populaire qui devait mener tous les étudiants de l’école primaire jusqu’au quatrième degré. Les indices d’analphabétisme sont revenus aux niveaux d’hier, et un million d’enfants, la moitié de la population en âge scolaire, n’a pas d’écoles où aller. Dans les hôpitaux publics, les carences sont telles que les parents des patients doivent apporter le plasma, et jusqu’au fil de suture pour la chirurgie. Et de la réforme agraire, qui a prétendu livrer la terre aux paysans, il ne reste que des décombres.

Au début, le gouvernement sandiniste prétendit organiser avec la réforme agraire des unités de production étatique, où les paysans seraient des hôtes producteurs, suite à la promesse faite pendant la lutte armée de la livrer à la propriété, ce qui conduisit à de graves contestations, au point que beaucoup à la campagne se joignirent aux forces de la "contra" [les contre-révolutionnaires, ndlr]. La rectification vint tardivement, quand la guerre s’était intensifiée, et fut mauvaise, parce que les titres de propriété ne permettaient ni d’hériter ni de vendre la terre.

C’est seulement après la défaite électorale, avant le transfert du pouvoir au gouvernement de Violetta Chamorro, que ces titres vinrent à être accordés de manière complète, mais chaotique, donnant lieu à un embrouillamini extraordinaire au sujet des droits de propriété, entre anciens et nouveaux propriétaires, qui n’a pas encore fini d’être résolu. Mais les paysans, abandonnés à leur propre sort, sans crédits ni ressources productives, ont vendu leurs terres à prix d’enchères aux anciens propriétaires ou aux nouveaux, voraces eux-aussi, et pour beaucoup d’entre eux sortis des propres rangs du sandinisme.

Et l’éthique révolutionnaire, où est-elle aller s’échouer ? En même temps que le chaos de la distribution des terres aux bénéficiaires de la réforme agraire, on a vu pendant la période de transition un partage massif de biens de l’État, qui a favorisé des dirigeants et des partisans du Front sandiniste à tous les niveaux, pillage connu sous le nom de "la piñata" qui venait contredire les principes moraux proclamés par la Révolution. Partout en Amérique latine on trouve des corrompus, mais c’est seulement au Nicaragua qu’il y avait eu une révolution.

Et la deuxième "piñata" a été pire que la première, quand le Front sandiniste a consenti à ce que le gouvernement de Violeta Chamorro privatise le gros des biens et des entreprises publics, en échange de quoi 30 pour cent de ces biens et de ces entreprises passeraient aux mains des travailleurs, opération qui n’a jamais eu lieu. Les véritables bénéficiaires ont été des leaders syndicaux corrompus, qui, dans leur majorité, ont ensuite vendu leur participation, et des dirigeants du Front sandiniste lui-même, qui font maintenant partie de l’élite des nouveaux riches du Nicaragua.

Qu’est-il resté alors de toute cette entreprise historique ? Loin des idéaux d’origine, et sans qu’aucun des rêves de transformation de la réalité du pays ne soit accompli, il paraîtrait n’y avoir aucun héritage de ces années dramatiques qui ont ému le monde. Mais les vrais acquis et les vraies conséquences de la Révolution, si on ne les remarque pas, c’est parce qu’ils font aujourd’hui partie de la substance du pays.

En avoir terminé avec l’obscène dictature militaire de Somoza, c’est le premier des acquis. C’est le Front sandiniste qui a réussi à mobiliser le peuple dans cette lutte, surtout les jeunes de toutes les classes sociales, et il a dû son habileté politique à l’unité de toutes les forces du pays, à la formation d’un front international de soutien, et au succès des négociations avec le gouvernement du président James Carter pour que les États Unis acceptent le départ de Somoza, ce qui a permis aussi, en dernière instance, la disparition de la Garde nationale créée par les Etats-Unis en 1927.

Et si le premier fait important de la Révolution a été la fin de la dictature, le dernier a été l’acceptation sans conditions de la défaite électorale de 1990, la nuit-même du 25 février, et la remise du pouvoir trois mois plus tard au nouveau gouvernement élu dans les urnes. On a eu besoin de courage pour faire partir Somoza, et l’on en avait aussi besoin pour quitter le pouvoir conquis par les armes en acceptant sans hésiter la sanction des votes, parce que le Front sandiniste ne renonçait pas simplement à l’exercice du gouvernement, mais à l’exercice du pouvoir révolutionnaire concentré sous son égide de parti hégémonique.

Accepter la défaite a été cruciale dans un pays où les élections avaient été rares, et les fraudes et les coups d’État la règle commune, et la démocratie est devenue irréversible à partir de cette nuit-là. D’autres diront qu’il y a une démocratie parce que la guerre des "contras" a forcé le Front sandiniste à organiser les élections qu’il a perdues. Mais nous avons aujourd’hui une démocratie sans nom, loin de cette ligne de division idéologique entre démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne, et l’armée du Nicaragua et la Police nationale, institutions créées par la révolution, soumises au pouvoir civil, répondent à cette démocratie,. Il n’existe pas d’espionnage de la vie des citoyens, il n’y a ni détentions arbitraires, ni disparitions, ni prisons secrètes, ni escadrons de la mort. Vivre libre de la crainte, et de la terreur, c’est déjà une avancée inappréciable.

Personne à l’heure actuelle, quelle que soit sa couleur politique, n’échangerait cette démocratie pour une dictature militaire de droite, ni pour une autre de gauche inspirée par la majesté universelle d’un parti. Imparfaite comme elle est, malheureusement avilie par la corruption tant de fois impunie, et menacée par l’autoritarisme, la démocratie est devenue irremplaçable, mais elle aura besoin d’un nouveau tour de vis qui la libère de ses verrous. Et le verrou est double.

Les figures de Daniel Ortega, caudillo sandiniste, et celle d’Arnoldo Alemán, caudillo libéral, assombrissent les perspectives démocratiques du Nicaragua parce que leurs accords interdisent toute participation politique qui ne serait pas celle de leurs propres partis ; et parce que ces mêmes accords nourrissent les partages de pouvoir, facilitent la manipulation des tribunaux de justice et empêchent le développement institutionnel, ils deviennent aussi responsables de la corruption.

Autre héritage de la Révolution, un caudillo qui partage avec un autre des quotes-parts de pouvoir et entrave le développement institutionnel ? Non seulement la culture autoritaire d’origine du sandinisme, inspirée du marxisme orthodoxe, mais la culture politique toute entière du pays, depuis le XIXème siècle, favorise la figure du caudillo qui se nourrit, précisément, du retard démocratique et continue à représenter la vieille société rurale qui domine encore au Nicaragua en dépit des signes de modernisation. La Révolution n’a-t-elle pas été, alors, facteur de modernisation ? Son impulsion pour transformer la société l’a été, mais non le schéma politique vertical auquel, en termes idéologiques, certains de ses dirigeants militaires se sont accrochés presque jusqu’à la fin. Ces schémas ont été mis en échec par la réalité, mais pas dans leur esprit, de là vient que cet acte important d’accepter la défaite électorale en 1990 s’est ensuite transformé en motif de repentir, sous la proclamation immédiate de Daniel Ortega de "gouverner depuis le bas".

La coexistence démocratique au Nicaragua a dépendu jusqu’à présent du jugement tacite de la majorité de l’électorat que le parti qui continue à représenter dans la société la vieille révolution d’il y a un quart de siècle, le Front sandiniste, peut prendre part au pouvoir, mais ne pas y revenir, entendu que son capital électoral propre, vu sa force, le laisse toujours minoritaire. Le souvenir du parti qui, après avoir d’abord exproprié les biens de Somoza, a fini par en confisquer d’autres de manière indiscriminée, et pas seulement aux propriétaires fonciers, et qui a provoqué, avec le service militaire, des craintes capables d’envoyer des milliers de gens en exil, pèse plus que le souvenir du parti qui a voulu un jour affirmer l’identité nationale, récupérer le sens de la souveraineté, enseigner à lire à tous et distribuer justement la terre.

Ceci a fait qu’à partir des élections de 1990, la volonté électorale se soit toujours définie dans un sens négatif, c’est-à-dire en votant contre la personne de Daniel Ortega comme candidat, et contre tout le mal qu’il représente dans la mémoire du passé, et non pas en faveur d’un quelconque programme de gouvernement, si attirant soit-il. La mémoire de la peur, et la méfiance, finissent par s’imposer, et tout devient une question de crédibilité.

Parce qu’en dépit de la qualité de ses idéaux, la Révolution a divisé la société, non pas entre riches et pauvres, comme je l’ai parfois répété, mais de haut en bas : ce déchirement a traversé tous les secteurs sociaux, et il a conduit à une guerre de toute une décennie. Souvenir toujours persistant que seul un Front sandiniste différent, avec une direction venant d’une nouvelle génération de jeunes, avec des idées neuves, pourrait effacer.

Pour le moment, ce Front sandiniste de chefs vieillis, bien que propriétaire d’un respectable pouvoir de convocation populaire, a cessé d’incarner toute idée de révolution. Cette idée qui a conduit des hommes à engager leur vie dans des actions audacieuses, des héros anonymes comme Manuel Salvador Monge, le Chirizo.

En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous :

RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine

URL : http://risal.collectifs.net/

Source : La Jornada (www.jornada.unam.mx), SergioRamirez.com (http://www.sergioramirez.com), juillet 2004.

Traduction : Hapifil, pour le RISAL.


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