« Monopole de la violence légitime » : la foire aux contresens

vendredi 14 avril 2023.
 

Le sociologue Max Weber est régulièrement enrôlé dans des tentatives de minimisation ou de justification des violences policières. Il s’agit d’un détournement de son œuvre, alors que ces violences découlent précisément d’un défaut de légitimation du pouvoir actuel.

En règle générale, les concepts de sciences sociales n’atterrissent pas sans encombre dans le débat public. Mais avec Max Weber (1864-1920) et sa notion de « monopole de la violence légitime » conquis par l’État, les contresens et les usages abusifs s’enchaînent avec une intensité peu commune. Transformée en slogan figé, abstraite du mode de raisonnement qui lui a donné naissance, la formule sert de vernis savant à une relativisation, voire à une justification des violences policières reprochées au pouvoir macronien.

La version la plus absurde de ce coup de force rhétorique a été livrée par le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour, jeudi 30 mars, sur le plateau de BFMTV. « Il ne peut pas y avoir de violences policières, car la police, et donc l’État, a le monopole de la violence légitime. On sait ça depuis Max Weber », a-t-il déclaré. Prise au pied de la lettre, la phrase revient à considérer que le monopole de la violence annule l’existence de la violence.

Nous voilà entraînés loin des rivages de la logique, alors que le reste du propos d’Éric Zemmour consiste à affirmer le bon droit de la police à user de la force. À partir de la même référence au sociologue allemand, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’était révélé plus cohérent le 28 juillet 2020, lorsqu’il avait lâché devant la commission des lois de l’Assemblée nationale : « La police exerce une violence, certes, mais une violence légitime. C’est vieux comme Max Weber ! »

Ce raisonnement, exprimé depuis le cœur du pouvoir et largement répandu au sein de la majorité, consiste à dire que puisque la violence de l’État est légitime, critiquer son exercice revient à remettre en cause l’ordre politique tout entier (ce qui fait évidemment de vous un « mauvais républicain »). Tout juste consent-on à admettre l’existence de « brebis galeuses » qui outrepasseraient les ordres ou la mesure, mais pas plus que dans n’importe quel milieu.

Professeur à Sciences Po, et donc a priori mieux renseigné sur le contenu réel des écrits d’une figure fondatrice des sciences sociales, Dominique Reynié a déroulé des affirmations semblables dans l’émission de France 5 « C ce soir ». « Il y a évidemment des excès du côté de la violence policière, mais c’est quand même la violence légitime, c’est quand même l’État », a-t-il développé pour souligner qu’il n’y avait pas « d’équivalence [avec] la violence manifestante », rabattue du côté de l’illégitimité.

Expliquer n’est pas justifier, ou la sociologie pour les nuls

« Not in my name », pourrait répliquer Max Weber par-delà les siècles. À défaut, celles et ceux qui l’ont lu et qui l’enseignent sont nombreux à réagir face à l’appropriation infondée de son œuvre. Et pour cause : quand le sociologue écrit que « l’État est cette communauté humaine, qui à l’intérieur d’un territoire déterminé […] revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime », il décrit crûment un processus, mais ne dit pas que les forces de l’ordre seraient toujours dans leur bon droit.

La regrettée Catherine Colliot-Thélène, philosophe spécialiste de l’œuvre de Max Weber, le rappelait en 2020 au Monde : « Le terme “légitime”, dans [sa] définition, n’a pas un sens normatif : il n’est pas l’équivalent de “juste” ou de “rationnellement fondé”. La monopolisation par l’État de la violence légitime, c’est-à-dire de la capacité à garantir le droit (et généralement aussi à le fixer), est un constat de fait : un certain type de pouvoir, territorial, a réussi à imposer son hégémonie à d’autres types de pouvoir qui lui faisaient concurrence dans les siècles antérieurs. »

Max Weber a en effet choisi, pour définir l’État, non pas de partir de ses objectifs ou de ses fonctions, mais des moyens que ce dernier a utilisés pour imposer son existence. Ce faisant, le sociologue incarne une tradition qui s’est souciée de la genèse de l’État, afin de comprendre comment cet agencement institutionnel s’est construit et répandu, au détriment d’autres. Un geste intellectuel très éloigné de réflexes idéalistes ou quasi religieux de ceux qui font de l’État une réalité majestueuse et transcendante, soustraite à toute critique parce qu’elle nous protégerait du chaos.

D’autres que Weber ont poursuivi cette tradition, à travers des œuvres extrêmement riches. C’est le cas de Norbert Élias, une figure des sciences sociales dont l’existence aura épousé les bornes du XXe siècle. Connu pour ses travaux sur la pacification des mœurs en Occident, il a insisté sur le processus de monopolisation dont l’État est le résultat, en ce qui concerne non seulement les moyens de coercition, mais aussi les ressources fiscales ou la capacité de produire un sentiment d’appartenance.

Faire l’histoire de l’État, c’est raconter la fabrique d’une domination politique.

S’il fallait se dessiller davantage, les travaux de l’universitaire états-unien Charles Tilly sont encore plus explicites. Pour lui, une description réaliste de la formation des États conduit à jeter aux orties les illusions de contrat social ou toute autre philosophie harmonieuse d’édification de la puissance publique. « La guerre et l’État […] apparaissent comme les plus grands exemples de crime organisé », a-t-il affirmé sans ambages dans une contribution traduite en français dans la revue Politix.

Ce tenant d’une macrosociologie historique a documenté les interdépendances qui se sont nouées, à partir du Moyen Âge, entre la conduite de la guerre, les prélèvements de ressources qu’elle impliquait, les protections accordées en échange et les innovations institutionnelles qui en ont résulté.

Faire l’histoire de l’État, c’est donc faire celle d’une stratégie d’accumulation de pouvoirs, d’avoirs et de savoirs, et raconter la fabrique d’une domination politique. On peut en déduire des partis pris très divers, certains souhaitant l’abolition de ce cadre, d’autres préférant le transformer dans un sens libéral et égalitaire. Mais partir du postulat que l’État exprime la légitimité par défaut relève soit de la naïveté, soit de la participation consciente à cette entreprise de domination.

L’importance des « contraintes mutuelles entre dirigeants et dirigés »

Une fois rappelé cela, la question de la légitimité n’est pas tout à fait épuisée. Catherine Colliot-Thélène, tout en rappelant que Weber ne lui donnait pas de contenu normatif, faisait en même temps remarquer que personne (ou presque…) n’en viendrait à qualifier de « légitime » la violence exercée par l’État syrien sur la population.

Cette contradiction illustre les limites de la définition weberienne, qui n’est pas indépassable. Mais elle nous permet surtout de revenir sur les conditions auxquelles, ici et maintenant, la violence d’État peut être perçue comme légitime.

Dans ses travaux sur les constructions étatiques en Europe, Charles Tilly rappelle que ce processus a généré de fortes résistances parmi les populations. C’est pourquoi, au-delà de la contrainte, les « prétendants au pouvoir » ont accordé des « concessions » aux personnes assujetties à cette nouvelle forme de domination politique, par exemple à travers des « garanties des droits, des institutions représentatives ou des cours d’appel ».

Si la violence est perçue comme légitime dans nos régimes représentatifs et partiellement démocratisés, ce n’est donc pas par magie, mais parce que le recours à cette violence s’inscrit dans un rapport de « contraintes mutuelles entre dirigeants et dirigés ». Quitte à effrayer ceux qui se réfèrent indûment à Max Weber, on peut se tourner vers des théoriciens marxistes de l’État pour prolonger cette idée, en particulier vers l’œuvre de Nicos Poulantzas.

L’État moderne des pays capitalistes avancés, souligne-t-il, a reproduit sa domination en monopolisant, mais aussi en usant de moins en moins de la force nue de ses appareils de coercition. La possibilité de son emploi est certes restée en filigrane, mais le consentement des gouvernés a été majoritairement acquis autrement.

« Un peuple “privé” de la force “publique”, écrit Poulantzas dans L’État, le pouvoir, le socialisme (PUF, 1978), c’est déjà un peuple qui ne vit plus la domination politique sous la forme d’une fatalité naturelle et sacrée, un peuple pour qui le monopole de la violence par l’État n’est légitime que dans la mesure où la réglementation juridique et la légalité lui laissent espérer, et même lui permettent formellement et en principe, l’accès au pouvoir. »

Et c’est bien là que le bât blesse dans la France de 2023. Si ces phrases nous parlent autant à plus de quatre décennies de distance, c’est justement parce que le pouvoir macronien s’est échiné à fermer tous les canaux possibles par lesquels la société peut l’alerter, le contrôler, l’amener à des compromis. Comme si, entre l’obéissance et l’émeute, il n’y avait de place pour rien.

Une dérive prétorienne

Poulantzas avait justement décelé les prémices d’un « étatisme autoritaire » – à ne pas confondre avec des régimes d’exception comme les dictatures ouvertes ou les totalitarismes. À l’orée de l’ère néolibérale, il annonçait « la concentration accélérée du pouvoir réel dans des dispositifs de plus en plus circonscrits et sa polarisation tendancielle vers les sommets gouvernementaux et administratifs ».

L’actuelle réforme des retraites illustre précisément ce manque de capacité et de volonté des sommets de l’État d’obtenir un consentement par des voies pacifiques, non brutales. Plutôt que d’exprimer une quelconque légitimité, les violences policières d’aujourd’hui traduisent en fait son déficit criant dans l’action de l’exécutif. C’est parce que le pouvoir macronien ne parvient plus à se légitimer par des méthodes plus subtiles qu’il imprime au régime une dérive prétorienne, en ne laissant, entre lui et la société, que les forces de l’ordre.

C’est ce sur quoi alertait déjà le politiste Christophe Bouillaud en 2019, dans un billet rédigé à l’issue de la crise des « gilets jaunes », en remarquant que « le pouvoir politique commence à s’enferrer dans une relation de clientèle avec la police ». À l’heure où les plus hauts responsables gouvernementaux rendent explicitement « hommage » aux forces de l’ordre, et estiment normal que celles-ci s’équipent en conséquence face à des foules manifestantes censées venir « faire la guerre », on se demande en effet dans quel sens va l’allégeance entre la puissance publique et son bras armé.

À l’heure où les démocraties devraient consolider ce qui les différencie et les rend plus désirables que les régimes autoritaires, l’urgence consisterait plutôt à traiter les maux structurels qui affectent la police française : la défiance élevée qu’elle suscite, la trop faible responsabilité de ses agent·es, et l’absence de réel contrôle indépendant à son égard. Des tâches pour lesquelles il vaut mieux laisser Max Weber en paix.

Fabien Escalona


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