La violence n’est jamais une simple parenthèse

vendredi 10 janvier 2014.
 

L’autre courage

Lundi soir, 30 décembre, 20 heures 30 à Bogota en Colombie, où je me trouvais depuis le vendredi. Un soir frais. La nuit est tombée comme un rideau. Les lumières de la ville perçaient l’obscurité que je scrutais du regard depuis les larges baies vitrées de chez mon hôte. Un soir tranquille de veille de fête, avec juste ce je ne sais quoi dans l’air qui accompagne l’attente d’une rencontre dont on sait qu’elle va compter. Le chat lui-même, pourtant si présent le reste du temps, s’est retiré dans je ne sais quel improbable refuge domestique. Sur la table basse attendent des gourmandises bien françaises : du camembert, du chèvre et un Manchego pour faire montre de l’ouverture d’esprit. Et bien sûr, du vin rouge. C’est du Bordeaux. Je rêvais d’un Saint-Amour. Mais on ne m’en propose jamais.

La lumière des phares m’a permis d’apercevoir son arrivée. La voiture blindée, les gardes du corps, il est arrivé. Lui, c’est Carlos Lozano. D’une façon inexplicable, mais dont nous avons tous l’expérience, je me suis senti presque aussitôt bien en phase avec cet homme. Cela vient de lui, bien sûr. Car il rayonne de sa personne une grande puissance de calme et de maîtrise de soi. Il est vrai que sa vie d’engagement politique l’a exposé à tant de violences et de stress ! Je me dis : « s’il a pu survivre, c’est au prix de cette transformation que j’ai sous les yeux ». Cet homme a échappé à je ne sais combien de tentatives de meurtres, d’attentats et combien d’autres choses perverses qui ont été infligées aux nôtres pendant tant d’années et encore à cette heure. Dans ces rencontres, pendant quelques secondes, vient à l’esprit la morgue de ces petits donneurs de leçons, qui récitent leurs refrains contre Cuba, le Venezuela et ainsi de suite, sans jamais évoquer une seule seconde le martyr des progressistes dans tant de pays, et particulièrement dans celui-ci, record du monde des meurtres de syndicalistes ! Sans parler de cette bûche de Hollande, qui lèche les pieds des autocrates des Emirats et viendra demain encore faire la leçon de démocratie pour la Syrie et l’Iran, qui ne valent pourtant pas mieux.

Carlos Lozano est un dirigeant du parti communiste colombien. Il a la responsabilité du journal « La Voz ». Voilà qui fait de lui une cible permanente, au sens littéral du terme. Car dans ce pays on recourt très ordinairement au meurtre pour régler les divergences, affirmer une opinion ou provoquer une situation. « La Voz » a bien sûr failli disparaître au début des années quatre-vingt-dix, après la déroute du « camp socialiste ». Carlos sourit : « on nous reprochait l’or de Moscou ! J’ai toujours dit que nous n’avons jamais reçu d’or, seulement du papier gratuit, de mauvaise qualité, pour notre journal ! ». « La Voz » a survécu. Non seulement elle s’est donnée les moyens, au prix de mille difficultés, d’acheter le papier nécessaire et de continuer à imprimer, mais elle a survécu au pire. Par exemple à une bombe, qui a soufflé la moitié de l’immeuble dans lequel le nouveau siège du journal était installé. Vingt personnes en sont mortes. Ensuite, ce fut une deuxième tentative d’attentat. Cette fois-là, la bombe, une chose de plus d’un mètre de long, n’a pas explosé. L’armée a dû reconnaître que l’objet lui appartenait, et l’aviation a bien dû le faire aussi, puisque la bombe portait un numéro de série… D’une certaine façon, le plus démoralisant restait à venir : les gens qui habitaient autour ont dit : « il vaudrait mieux que vous vous en alliez, parce que pour vous tuer vous, ils vont nous tuer nous aussi ».

Carlos est un communiste qui jouit d’une grande estime dans son parti. Il est d’ailleurs le premier élu en voix au comité central. Ce n’est pas un héritier. Il n’a pas besoin d’afficher ses galons ni ses quartiers de noblesse rouge pour s’affirmer. Carlos est un survivant. En 1984, la guérilla communiste, en lutte depuis vingt ans déjà, signe un accord de retour à la paix. Les militants sortent de la jungle. Carlos et ceux qui avaient prôné la fin de la guerre depuis des années organisent la nouvelle phase du travail politique. Ils fondent « l’Union patriotique ». Militaires et paramilitaires se sont alors déchaînés. Trois candidats de l’Union patriotique à l’élection présidentielle, presque tous les députés et sénateurs, sont assassinés les uns après les autres. Le président Bettancur, signataire de la paix, se serait lui-même horrifié. Un jour, il croise le ministre de l’Intérieur, un militaire : « vous vous rendez compte, on vient d’assassiner le leader de l’opposition parlementaire ! » « C’est vrai, répond le ministre, à ce rythme-là on n’en finira jamais ! »

Au total, plus de cinq mille militants seront assassinés. Un massacre qui frappe aveuglément tous les niveaux des organisations de gauche. La terreur est générale. Notre famille ne s’est jamais vraiment relevée de cette hécatombe. Car la gauche, la vraie, est d’abord faite de ces mille et un petits liens de courage, de circonstances, de savoir-faire qui, pour se transmettre, ont besoin de cette présence humaine, de cette force de l’exemple donné qui transmet mieux que les livres et les textes de congrès. Quand on connaît cette histoire, on comprend mieux pourquoi c’est si difficile de faire confiance de nouveau et de signer un accord de paix dans ce pays. On voit aussi qu’on est loin des caricatures simplistes que distillent les belles âmes. On se souvient de l’orgie de bons sentiments médiatisés auxquels avait donné lieu la libération d’Ingrid Betancourt. Comme le monde était simple dans le récit officiel : un généreux pouvoir civil odieusement assailli par une guérilla paléolithique liée aux narcotrafiquants ! Pas un mot, alors, pour dénoncer le rôle des paramilitaires et des innombrables parlementaires jugés pour corruption et implication dans le narcotrafic jusque dans les sphères les plus proches de la présidence ! Pas un mot pour dénoncer le martyr infligé aux paysans par le pouvoir officiel, l’armée en campagne et les paramilitaires. Pas un mot sur la tentative trahie de fin de guérilla de l’Union patriotique. Et, bien sûr, aucun espace pour rendre compte d’une discussion cruciale. Celle qui, depuis des années, opposait ceux qui avaient fait le choix de la vie démocratique, même si elle n’existait pas, et ceux qui ont fait tenir la guérilla pendant cinquante ans ! Le divorce était consommé depuis le début des années quatre-vingt-dix. Il impliquait aussi bien les communistes que d’autres forces de gauche. Quand le M-19, par exemple, renonça lui aussi à la guérilla, je me souviens d’avoir participé, aux côtés de Lionel Jospin, au vote pour l’accepter comme membre de l’Internationale socialiste au Congrès de New york ! En Colombie, il y a eu trois mouvements de guérilla de gauche !

En fait la violence politique dans ce pays est quasi ininterrompue depuis les années 40. Une violence hors du commun. « La violence » est d’ailleurs le nom par lesquels les colombiens désignent la période de 1946 à 1961. Après l’assassinat d’une grande figure progressiste, l’avocat Gaëtan, commence entre conservateurs et libéraux une horrible tuerie sans fin. Emeutes armées et meurtres de masse, crimes sadiques, femmes éventrées, parties de foot avec des têtes fraîchement coupées, et ainsi de suite, se sont enchaînés sans discontinuer ni, bien sûr, la moindre volonté de se convaincre. La guérilla communiste, qui commence à partir de 1964, fait alors figure d’œuvre civilisée ! En 1982, au congrès extraordinaire du Parti Communiste Colombien, lorsqu’apparaît Raul Reyes, le numéro deux des Farc, dans la salle du huis clos qui se lève pour l’acclamer, il y a plusieurs délégations des grands partis communistes ouest-européens… Carlos sourit encore de leur malaise !

Mais dès ce moment-là déjà, nombreuses sont les voix qui discutaient ce choix stratégique et en prévoyaient la dérive. De fait, la guérilla s’est maintenue pendant cinquante ans en s’isolant progressivement de sa ressource en cadres formés par l’action politique du quotidien. La primauté donnée aux armes s’est faite au prix d’une coupure avec l’espace public du commun des mortels, et au prix d’un recours de plus en plus disqualifiant à des méthodes inhumaines, moralement insupportables, politiquement destructrices, comme la séquestration, le racket et, bien sûr, pour une part, le trafic de drogue ! Si mon récit aujourd’hui doit avoir une utilité de transmission de savoir que ce soit celle-là : la violence n’est jamais une simple parenthèse. Il n’est jamais prouvé qu’elle ait servie notre cause dans la durée. Elle a un coût immédiat : celui des vies perdues, davantage irremplaçables que ce qu’en disent les adages. Et un coût de longue portée : la transformation des mentalités et des modes d’action dans la société qu’elle contamine. Je ne sens pas le besoin d’évoquer les cas qui plaident pour le contraire. Le devoir de résister à l’oppression que signale la Déclaration des Droits de l’Homme m’est connu. Je pourrai me référer à la résistance armée contre l’occupation nazie allemande que je n’ai pas vécue. Mais je pense surtout à l’occasion que j’ai eu d’observer et de m’impliquer dans son cruel service au Chili ou en Argentine. Ailleurs, il continue de s’imposer à cette heure. Ne perdons jamais de vue cette leçon de notre expérience dans le monde. Et n’oublions jamais que la violence a un résultat politique par soi-même. L’action armée ne laisse pas la décision à ceux qui ont les meilleurs arguments mais à ceux qui sont les mieux armés. Ce ne sont pas souvent les mêmes ! Surtout si l’on veut bien se souvenir que les armes ne tombent jamais du ciel. Les fournisseurs et les sponsors se donnent vite des droits dans la mêlée qu’ils entretiennent. La guerre civile commence l’échec de nos idées si l’on admet qu’elles ne peuvent être dissociées de nos moyens. Nos fins sont inscrites dans nos moyens.

J’en reviens au personnage de Carlos Lozano et à une autre forme de courage, tout aussi incontestable que celle du guérillero. Celui de la personne convaincue qui se place mains nues devant un char de combat. Tel est celui qu’enseignent des hommes comme Carlos Lozano. Tout en lui est dans cette manière simple de tenir tête. Mon hôte m’a raconté le procès en diffamation qu’a intenté à Carlos le général Bedoya, chef d’état-major des armées colombiennes dans les années quatre-vingt-dix. Le jour dit, le haut gradé s’est présenté en uniforme, entouré d’une spectaculaire garde armée. Rien n’est plus impressionnant que ce genre de démonstration de force dans une enceinte qu’elle semble submerger et effacer d’un coup. Une vieille ruse des rapports de force symboliques. Dans les séances du procès contre Zola à propos de Dreyfus, c’était une habitude des militaires d’occuper toute la salle, de se lever, de claquer les talons en se mettant au garde-à-vous, chaque fois qu’un gradé entrait pour témoigner. Face au général Bedoya et à ses sicaires, l’avocat lui-même ne parvenait pas à se reprendre et à dominer la peur.

C’est donc Carlos lui-même qui a pris la parole d’abord. Il demande de sa voix tranquille au juge que les gardes armées soient expulsées de la salle d’audience où ils n’avaient aucune raison de se trouver. Le silence qui accompagne sa prise de parole a été une douche de glace sur l’assistance ! Sans trembler, il affirme : « un juge ne peut admettre qu’une audience se déroule sous la pression d’une intimidation de cette nature ». Incroyable audace ! Carlos sait que ces gens sont capables de le tuer ou de le faire tuer à la sortie même du prétoire. Mais le courage peut-être contagieux : à la stupéfaction générale, le juge donne raison à Carlos ! La garde armée du général est expulsée de la salle d’audience. Aussitôt, Carlos revient à la charge : « pour quelle raison le général Bédoya se présente-t-il à la barre en uniforme ? C’est encore une pression », argumente-t-il. Il demande que la séance soit suspendue le temps que le général change de tenue. Beaucoup pensent alors à un suicide. Mais, une nouvelle fois, le juge lui donne raison. Il renvoie la séance pour que le général puisse se présenter en civil. Le général ne reviendra jamais à la barre et Carlos a bénéficié d’un non-lieu. Carlos est toujours vivant. La semaine prochaine, il sera à La Havane. Le 8 janvier recommencent en effet les négociations de paix entre la guérilla et le gouvernement. Carlos est un observateur crucial. Pas un intermédiaire, ni un négociateur. Il observe. Son regard est une garantie admise par les parties. Le courage de la seule parole est certes une arme individuelle. Mais elle a l’avantage de vouloir transformer ceux qu’elle atteint.


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