1988 (France) : la lutte des infirmières – combat de classes et féminisme

lundi 9 octobre 2023.
 

- 8 octobre 1988 : Création de la Coordination nationale infirmière

L’année 1988 est marquée par la lutte très importante des infirmières qui s’organisent en coordination pour mener leur mouvement.

Je ne suis pas infirmière moi-même. Je suis sociologue et c’est en tant que telle que je vais présenter la Coordination infirmière. J’ai fait en effet, avec d’autres collègues, une observation participante durant toute la durée du mouvement. C’est donc en tant que témoin que j’interviendrai.

Je suppose que nombre d’entre vous ici se rappellent ce mouvement des infirmières de 1988 et cette coordination. Il est passé de 60 infirmières en assemblée générale en mars 1988 à 100 000 personnes dans la rue en octobre 1988. C’est dire la montée en puissance du mouvement. Le mouvement occupait la presse, la télé, l’opinion publique, tout le monde parlait des canons à eau de la préfecture de police – et le gouvernement même, pour ne pas parler des syndicats et des féministes. Bref, ni féministe, enfin il ne se définissait pas comme tel, ni mouvement salarial classique, la coordination infirmière était un OVNI passionnant pour la sociologue féministe que je suis. C’est de ce point de vue que je parle, même si j’ai participé à d’innombrables réunions et manifestations durant cette période. Ce que je voudrais montrer ici simplement c’est qu’ont été menées parallèlement à l’externe une lutte de classes contre le pouvoir en place, contre le gouvernement, et à l’interne une lutte féministe pour reconfigurer les rapports de force habituels entre militants hommes et militantes femmes.

Je commencerai donc par analyser rapidement le mouvement des infirmières en tant que mouvement salarial. C’est sur la toile de fond de la montée continue du salariat féminin que se sont greffés deux phénomènes propres aux infirmières : la conscience finalement acquise d’être dans le rapport salarial, et la volonté affirmée de voir faire reconnaître la fonction sociale de leur travail. C’est la conjonction de ces deux dimensions qui est à la source du mouvement.

C’est donc la montée en force du salariat féminin qui a provoqué la cassure du modèle antérieur. En effet cette féminisation massive a interpellé la profession infirmière en la faisant sortir de son isolement. Jusqu’ici elle était vraiment un isolat. Cette profession pratiquement entièrement féminisée était un isolat au sein d’un salariat physiquement et symboliquement masculin, et a donné en même temps à la profession les bonnes comparaisons possibles puisqu’il y avait des femmes qui commençaient à devenir techniciennes ou à monter dans l’échelle des qualifications, devenir des professionnelles. Dès lors on pouvait comparer des salaires, des classifications, bref des rétributions symboliques et monétaires données par la société. Et pour autant – c’est là où cela devient intéressant – quant à cette conscience d’être dans le rapport salarial, toutes les infirmières disaient : « Oh, mais c’est un boulot comme un autre. » C’était la première phrase, « c’est un boulot comme un autre », et après il y avait autre chose qui venait. Donc, cette conscience d’être dans un rapport salarial et pas dans la sphère vocationnelle, n’a pas entraîné pour autant la soumission à l’ordre sexué du salariat. Elles ont refusé les caractéristiques attachées au fait d’exercer un « travail de femme », un travail de femme donc un travail sous-payé. Elles affirment leur compétence, leur professionnalité et veulent un salaire qui en tienne compte. Mais elles déclarent aussi que cette professionnalité a des caractéristiques propres : volonté de reconnaissance d’une fonction utile à la société, affirmation que l’on aime son travail – vous admettrez que ce n’est pas le cas de toutes les femmes – et que l’on tient à pouvoir continuer à l’aimer et à l’exercer, affirmation enfin que le relationnel est un vecteur important de soi. Donc paradoxalement, c’est peut-être parce qu’elles insistent le plus sur les spécificités de leur rapport au travail, qu’elles touchent le plus aux racines même du rapport salarial pour contester ce rapport salarial. Donc, je l’ai dit, elles veulent tout.

Elles veulent un emploi comme un autre mais elles veulent qu’il soit reconnu qu’elles ont une profession différente des autres en ce sens qu’elles ne veulent rien sacrifier (le sacrifice et les femmes !), plus question d’être sous-payées et de l’accepter sous prétexte que l’on aime ce travail et qu’il est indispensable socialement, et pas question non plus de rabattre ses prétentions sur l’investissement dans le travail, pas question par exemple d’accepter les tentatives de rentabilisation du système hospitalier. Bref, elles pensent, elles pensaient, que ce travail pour être bien fait, suppose une forte implication individuelle et collective, et même selon certaines, du dévouement. Mais dévouement et implication puisqu’ils sont des qualités nécessaires de la force de travail infirmière doivent être rétribués, et pas par des primes mais centralement par le salaire. On voit bien à quel point ces positions étaient subversives par rapport aux revendications traditionnelles. Elles veulent tout à la fois un travail à forte valeur d’échange, et un travail à forte valeur d’usage, et elles refusent de négocier un aspect de ce travail au détriment de l’autre.

Il aurait fallu aussi parler évidemment de la forme donnée au mouvement : une coordination. C’était alors très nouveau dans le paysage des luttes.

Je voudrais regarder maintenant comment la coordination a travaillé les rapports sociaux de sexe. C’est le deuxième versant. Cela n’a pas dû beaucoup changer. En 1988, 85% des infirmières étaient des femmes, et pour les seuls hôpitaux publics qui ont été à la pointe de la lutte, 93% des infirmières diplômées d’État étaient des femmes. C’est donc indéniablement un mouvement porté par des femmes et touchant des femmes. Or, contrairement à toutes les habitudes, celles-ci étaient très majoritairement présentes dans toutes les instances de la coordination, dans les AG d’hôpitaux, dans les AG nationales et régionales – ce n’était pas très étonnant – mais aussi dans les bureaux propres à chaque instance.

Je voudrais souligner ici trois choses : il n’y a pas éviction des femmes quand on monte dans la pyramide organisationnelle – cela va donc à l’inverse de ce que l’on constate partout ailleurs et cela mérite d’être interrogé – au contraire même, c’est au bureau national de la coordination qu’elles sont le plus nombreuses : 70% de femmes en moyenne pour la totalité des réunions du bureau national durant l’année 1990. Il s’agit ici d’un phénomène très interpellant, 70% c’est en effet un chiffre énorme si on le compare aux pourcentages de femmes dans les différentes instances syndicales et politiques. Il fallait donc s’interroger sur les moyens concrets mis en œuvre au sein de la Coordination pour qu’un tel résultat ait été possible, d’autant qu’au départ en mars-avril 1988, si les femmes étaient majoritaires dans le mouvement, les hommes y étaient omniprésents à tous les niveaux du travail militant. Très rapidement une réaction se produit, en particulier au niveau des femmes. Nombre de femmes, d’infirmières du groupe de départ, ressentent un sentiment diffus devant la situation – ce sont les hommes qui parlent devant les médias, etc. – et très rapidement elles réagissent et se mettent à travailler collectivement durant tout l’été et peuvent exercer un véritable pouvoir dès la rentrée de septembre. Très vite des règles de gestion de la mixité ont été mises en place, et respectées tout au long du mouvement. Je ne puis ici qu’énumérer quelques exemples : la présidence des assemblées générales était tenue par des femmes, la décision des responsabilités officielles dans le cadre de l’association loi de 1901 était tenue par des femmes, etc. En même temps, il faut souligner la féminisation du langage dans le mouvement ; par exemple, en assemblée générale, sur les cartons qui servaient aux délégués pour voter à main levée, était écrit « Déléguée » (au féminin), tandis que les hommes infirmiers disaient très fréquemment : « Nous les infirmières ».

Pour conclure je dirais qu’il y a à la fois une remise en cause des rapports sociaux de sexe et du régime de genre propre aux mouvements sociaux mixtes, mais en même temps une remise en cause de la société de classes, une remise en cause du système salarial. Il y avait volonté de vendre sa force de travail à un prix décent, mais aussi pouvoir aimer le travail pour lequel on est rétribué.

L’analyse de ce mouvement montre l’imbrication nécessaire du féminisme et des luttes de classes. Les aspects profondément novateurs de la lutte salariale qui a été menée se sont nourris – j’ai essayé de le montrer rapidement – des acquis du féminisme, mais à l’inverse le fait que ce mouvement ait été lié au travail salarié et donc ait été par définition mixte, cela a permis des inventions au niveau des rapports entre les sexes. C’est donc contre le système de domination, le double ou le triple système de domination, en tout cas le système de domination dans son entier qu’il nous faut lutter. Il est sûr que c’est difficile mais la lutte des infirmières a montré que ce n’est pas impossible et qu’on pouvait faire des avancées tout à fait significatives.

Danièle Kergoat


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