ENTRETIEN. En Argentine, « une partie de la classe moyenne qui a voté Javier Milei s’y oppose déjà »

vendredi 5 janvier 2024.
 

Le 24 janvier 2024, les Argentines et Argentins sont appelés à une grève générale. La raison de la colère ? Les premières mesures annoncées par le tout nouveau président ultralibéral, Javier Milei, élu en novembre 2023. Un décret de « nécessité et d’urgence », publié le 20 décembre, est techniquement déjà entré en vigueur, mais sous réserve d’approbation ultérieure par le parlement.

Un autre vaste train de réformes, appelé « loi omnibus », doit lui aussi être examiné par le parlement. Plusieurs manifestations ont déjà eu lieu un peu partout dans le pays pour s’opposer à ces textes. Comment expliquer une telle mobilisation ? Explications avec Maricel Rodriguez Blanco, docteure en sociologie et maîtresse de conférence à l’Institut Catholique de Paris.

La principale centrale syndicale d’Argentine, la CGT, a appelé, ce vendredi 29 décembre 2023, à une grève générale le 24 janvier, un peu plus d’un mois seulement après l’élection de son nouveau Président, Javier Milei. Sera-t-elle très suivie ?

La CGT peut compter sur le soutien de nombreuses organisations de la société civile, des organisations de lutte pour les droits humains, des associations féministes, par exemple. Cette semaine, les piqueteros, un mouvement de chômeurs et de travailleurs précaires apparu dans les années 1990 avec pour mode d’action de couper la circulation, ont également appelé à manifester aux côtés de la CGT le 24 janvier. Cette journée de mobilisation promet d’être très, très importante.

La colère des Argentins s’est réveillée face aux premières mesures prises par Javier Milei. Quelles sont-elles ?

Il y a en a plusieurs. Mercredi 20 décembre, le président a présenté un « méga décret », le « DNU » (décret de nécessité et d’urgence). Mercredi 27 décembre, il a présenté au parlement une « méga loi », appelée « loi omnibus ». Le 20 décembre également, un protocole du maintien de l’ordre a été annoncé par la ministre de la Sécurité.

Pourquoi ce « méga décret » inquiète-t-il autant ?

De l’avis de nombreux avocats constitutionnalistes en Argentine, ce décret contient un bon nombre d’éléments qui vont à l’encontre de la Constitution. Le texte prévoit une dérégulation totale de l’économie, des mesures d’austérité et abroge plus de 200 normes existantes, dans de nombreux domaines, comme le travail, le système des retraites, la justice, le droit électoral, la justice.

Concernant le droit du travail, par exemple, plusieurs mesures assouplissent les conditions de licenciement pour les entreprises privées. Auparavant, la loi protégeait les salariés contre les licenciements abusifs. Avec ce décret, les justifications exigées pour licencier un salarié sont assouplies et les coûts d’indemnisation d’un licenciement, qui étaient dissuasifs, diminués.

La « loi omnibus » est-elle aussi vivement critiquée. Pourquoi ?

Certaines mesures sont présentes à la fois dans le « méga décret » et dans cette « loi omnibus ». Les textes se répètent. Comme le « méga décret », cette « loi omnibus » dérégule l’économie argentine et transfère également un nombre important de pouvoirs au président. Par exemple, concernant les retraites, l’augmentation des pensions pourra désormais être fixée par le pouvoir exécutif. Avec ces textes, certaines prérogatives qui appartenaient au pouvoir législatif et même au pouvoir judiciaire passent à la main de l’exécutif, ce qui va à l’encontre du principe de séparation des pouvoirs dans une démocratie.

Lorsqu’on parle de dérégulation de l’économie, de quoi parle-t-on ?

Les textes prévoient, par exemple, la libéralisation du marché des médicaments. On pourra acheter des médicaments librement n’importe où, ce qui devrait entraîner une hausse des prix. Certains médicaments ont vu leur prix doubler. Certaines personnes ne pourront donc plus se soigner.

La dérégulation du marché des loyers est également prévue par les textes. Les propriétaires pourront demander que les loyers soient payés dans d’autres monnaies que le peso argentin, comme le dollar ou même des cryptomonnaies. On observe déjà une augmentation des loyers, qui pourrait s’accentuer si ces mesures passent. Certaines personnes seront dans l’impossibilité de payer leur loyer. Elles risquent de se retrouver à la rue, d’autres vont se regrouper sous un même toit : certains jeunes reviendront chez leurs parents, par exemple.

Environ 40 % des 46 millions d’habitants du pays vivent sous le seuil de pauvreté. Concrètement, à quoi ressemble la vie en Argentine pour ces millions de personnes ?

Beaucoup d’Argentins vivent avec des salaires parfois très bas : ils ont du mal à payer leur loyer, à s’alimenter, à se soigner. Certaines personnes ont déjà renoncé à manger deux repas par jour et trouvent des techniques pour couper la faim, comme boire du maté [une boisson très populaire en Amérique latine sous forme d’infusion de feuilles de yerba mate] avec du sucre.

Mais il ne s’agit pas seulement de pauvreté. Il y a aussi d’importantes inégalités économiques, qui risquent de s’accroître avec les mesures proposées par Javier Milei. Les personnes qui peuvent payer leurs loyers, qui ont la capacité de faire des économies et de voyager, elles ne seront pas ou peu touchées par ces mesures. Les personnes avec de petits salaires seront, elles, les plus affectées.

L’objectif du gouvernement Milei est de réduire le déficit budgétaire de l’Argentine, qui fait face à une inflation de près de 160 % sur un an. Comment expliquer une telle situation économique ?

Il faut tout d’abord rappeler que ce n’est pas la première période d’inflation que l’Argentine vit. La plus importante, une période d’hyperinflation, a eu lieu dans les années 1980. Elle a coûté sa place au président de l’époque, Raúl Alfonsín. Et la crise économique actuelle peut s’expliquer, en partie, par le fait que l’Argentine est un pays historiquement endetté. Cette dette a été contractée par les dirigeants qui ont gouverné le pays durant la dictature militaire, entre 1966 et 1973.

Dans la mémoire collective du pays, la grave crise économique, politique et sociale de 2001 est encore très présente. Peut-on s’attendre à un scénario similaire dans les mois à venir ?

Le 20 décembre, le jour où Javier Milei a présenté son « méga-décret », est une date anniversaire très symbolique en Argentine. Lors de la crise de 2001, une trentaine de personnes sont mortes dans la répression par les forces de l’ordre. Ce « méga décret » va approfondir les mesures d’austérité et de dérégulation contre lesquelles les classes moyennes et populaires se sont mobilisées massivement en décembre 2001.

Les manifestations ne sont pas encore aussi massives qu’en 2001 mais elles peuvent le devenir. Le public qui se rend aux manifestations s’élargit. On commence à voir manifester des personnes qui sont assez déçues de Javier Milei, qui ne pensaient pas que toutes ces réformes allaient survenir aussi vite, qui pensaient qu’elles seraient plus progressives. Sont aussi mobilisées des organisations qui militent depuis les années 1990, défendant des idées de gauches, issues de différentes formations politiques.

Comment cette crise s’est-elle déclenchée en 2001 ?

La mesure économique qui a poussé les classes moyennes dans la rue s’appelle el corralito. Les retraits d’argent ont été limités et les ménages n’avaient plus accès à leur épargne. Beaucoup de personnes ont perdu beaucoup d’argent. Les classes moyennes sont sorties dans la rue en organisant des concerts de casseroles. À l’annonce des premières réformes de Javier Milei, certains Argentins sont descendus dans la rue avec des casseroles. Ce qui montre qu’une partie des classes moyennes, qui étaient plutôt en faveur de Milei, est aujourd’hui opposée à ces mesures.


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