"C’est un monde libre" Interview de Ken Loach (Rouge N°2233) Dénonciation de l’esclavagisme moderne (Le Figaro)

jeudi 3 janvier 2008.
 

1) Interview de Ken Loach

A l’occasion de la prochaine sortie de son nouveau film, "It’s a free world !", Rouge a rencontré son réalisateur, Ken Loach.

Laura Laufer : Le personnage d’Angie complexe, séduisante, sympathique commet peu à peu de belles saloperies !

Ken Loach : Elle vient de la classe ouvrière, mais virée d’un travail qu’elle fait aussi bien que son patron, elle en a assez d’être victime et décide de monter son agence d’intérim spécialisée pour les immigrés. Dans ce but, elle doit gagner de l’argent, faire des choses illégales : elle encaisse les charges sociales, mais ne les déclare pas. Elle trouve le moyen de sous - louer des pièces aux travailleurs, et peu à peu faire de l’argent devient obsessionnel. Ceux qui agissent ainsi ne voient les travailleurs que comme un moyen d’atteindre leur but. C’est ça la moralité des affaires. Angie n’agit pas de manière atypique, elle à l’image des entrepreneurs de son temps, ce qu’elle fait est inhérent à la logique du profit.

Laura Laufer : Angie vient de la classe ouvrière mais choisit le camp adverse ; par contamination idéologique. Rose son associée veut payer les travailleurs mais Angie non, parce que « c’est un monde libre ».

Ken Loach : C’est ce que le monde dit : tout est marché. Angie est dans le coup. Rose n’accepte pas la logique du profit. Elle n’agit pas en femme d’affaires au contraire d’Angie qui agit en conformité avec le monde capitaliste.

Laura Laufer : Angie reçoit aussi les coups de ceux qu’elle exploite. La violence des rapports sociaux paraît amplifiée parce qu’Angie est une femme.

Ken Loach : Les immigrés sont tellement arnaqués, escroqués, volés dans le marché européen. Il y a une telle exploitation ! Pour son profit, Angie est prête à leur faire subir toutes les brutalités du système...Cette violence qu’ils emploient à leur tour est humaine. C’est la colère qui fait agir ici.

Yvan Guimbert : Hormis la scène dans la cuisine de la famille iranienne, nous ne sommes jamais dans l’intimité des immigrants, jusqu’à en être séparés par une barrière, symbole des frontières européennes, rejetés de l’autre côté .

Ken Loach : Oui, c’est cela la perspective d’Angie : la séquence dans la cuisine permet de rendre leur humanité aux immigrants. Tout est compris dans la dernière scène du film, où Angie demande son nom à la femme ukrainienne qui lui tend son argent, ce qui en fait enfin un être humain, et non plus une simple marchandise.

Yvan Guimbert : A propos du nouveau traité européen, on a beaucoup parlé du plombier polonais, mais dans ce film le Polonais, c’est une infirmière, un instituteur, ...

Ken Loach : C’est l’effet direct du capitalisme sur ces sociétés qui voient leurs travailleurs les plus talentueux partir : à l’université de Londres, des ingénieurs et des avocats font le ménage ; ils sont venus seuls, laissant leurs enfants dans leur pays à qui ils envoient de l’argent. Ils sont souvent logés à huit ou neuf dans des chambres sordides qu’ils payent 80 euros par semaine et par personne, leur laissant moins que le revenu minimum, et ne sortent qu’une fois par semaine pour aller au supermarché. Les Anglais refuseraient ces conditions d’esclaves économiques mais ne se battent pas pour les immigrés, laissant les patrons gagner bien plus d’argent avec les immigrés, tout en contribuant au chômage. Et ça fait le lit de l’extrême droite et du racisme. Tout cela étant bien sûr soutenu, financé, par nos gouvernements : c’est toute l’hypocrisie du système qui promulgue des lois, mais ne se donne aucun moyen de les faire appliquer, ayant absolument besoin de ce travail sous-payé sur lequel il repose.

Yvan Guimbert : Ce système offre un mirage à Angie ; il lui fait croire que, bien qu’issue elle-aussi de la classe ouvrière, elle peut s’en sortir en devenant à son tour exploiteuse.

Ken Loach : Elle est un petit maillon de la chaîne, mais en première ligne car la bourgeoisie ne peut pas régner seule et a besoin de gens comme Angie pour organiser la concurrence entre les travailleurs, et non pas les laisser lutter contre le capitalisme.

Yvan Guimbert : Quelques mots sur la situation politique en France et en Grande Bretagne. Que pensez-vous du projet de la LCR de construire un nouveau parti anticapitaliste ?

Ken Loach : Il y a une vraie crise de représentation de la classe ouvrière. En Grande Bretagne nos principaux partis sont tous pour le libéralisme, alors que dans notre soi-disant démocratie, la grosse majorité de la population n’a pas de représentant politique. J’ai soutenu Respect, ; maintenant Respect a éclaté car malheureusement la direction du SWP n’était pas préparée à sortir de son immobilisme. Mais cette crise était très nécessaire et la plupart des indépendants ont rejoint le Respect Renewed et pour la première fois nous allons avoir un journal. C’est très positif et ça va être la vraie alternative aux autres partis, comme ce que vous êtes en train de faire en France avec le nouveau parti anticapitaliste. Vous avez compris en France que c’est indispensable, et vous avez tous mes voeux de réussite !

Propos recueillis par Yvan Guimbert et Laura Laufer

2) Ken Loach dénonce l’esclavagisme moderne Le Figaro

À 71 ans, le réalisateur britannique livre une charge implacable contre les excès du libéralisme.

Ken Loach, Palme d’or 2006 pour Le vent se lève, est un homme engagé. Le réalisateur britannique n’a jamais désarmé en plus de quarante ans de cinéma, dénonçant sans relâche les inégalités et les violences sociales. À 71 ans, il repart au combat avec It’s a Free World ! où il pourfend le libéralisme britannique et ses excès : exploitation des travailleurs immigrés, esclavagisme moderne, mutation du monde du travail...

Pour donner poids à son propos, le réalisateur filme Angie (Kierston Wareing) qui, après avoir été licenciée, décide de créer avec Rose (Juliet Ellis) sa colocataire, une société d’intérim. Issue de la classe moyenne, cette trentenaire, mère célibataire, est prête à tout pour gagner plus, exploitant sans état d’âme les ouvriers le plus souvent clandestins venus d’Europe de l’Est. « Angie est un produit de la contre-révolution Thatcher, explique le cinéaste. L’objectif, c’est la compétition, sans pitié. Il fallait amener le spectateur dans la logique d’Angie afin de montrer l’horrible de sa démarche. Pour moi, le capitalisme est amoral, il se fonde sur l’exploitation, sur le profit à n’importe quel prix. »

Ken Loach, qui adopte en général le point de vue de la classe ouvrière, se focalise ici sur celui de l’exploiteur. « Nous avons engendré des monstres », affirme-t-il. Le cinéaste avait déjà abordé ces thèmes dans The Flickering Flame, un documentaire sur les dockers de Liverpool dans les années 1990. « J’évoquais déjà la disparition de la sécurité de l’emploi, la recrudescence de ces agences de travail temporaire. Les contrats à durée déterminée, les missions journalières, tout cela mène à la précarité. Aucun parti ne s’y oppose. Le New Labour comme les tories ou les libéraux sont tous d’accord. C’est indigne et inhumain », raconte Ken Loach. Et de dénoncer l’hypocrisie du système économique :« Pour certains, l’économie ne pourrait pas survivre sans la main-d’œuvre à bas salaire, sans les clandestins. Et puis il y a ceux qui veulent les expulser pour le bien du pays. »

« Un film est un acte politique »

Le réalisateur collabore depuis une dizaine d’années avec le scénariste Paul Laverty. Ensemble, à la manière de journalistes, ils ont enquêté. Leur travail d’investigation donne au film son réalisme implacable. « Nous avons rencontré de nombreux travailleurs polonais, kosovars, serbes, ukrainiens, iraniens... Nous nous sommes rendus dans une ferme où travaillaient cinquante Lituaniennes. Elles vivaient à sept dans une même chambre payée 50 livres par semaine. J’ai demandé à l’agence de recrutement pourquoi ils n’engageaient pas des gens du coin. On m’a répondu :personne ne veut de ce boulot, dormir dans un dortoir et être sous-payé ! »

D’où lui vient cette conscience politique qui ne l’a jamais quitté ? « Dans les années 1960, le groupe de producteurs et de cinéastes avec lequel je travaillais était très politisé. L’époque était à la politique. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à lire, à m’intéresser à la façon dont tournait le monde. » Un militantisme qui n’était pas dans la tradition familiale. « Je viens du milieu ouvrier, nous n’étions pas pauvres. Nous menions une vie ordinaire. » Il soutient aujourd’hui Respect, le mouvement politique né de la coalition contre la guerre en Irak. « Nous n’avons qu’un membre au Parlement représentant toute la classe ouvrière. Le Labour Party a glissé si fort à droite qu’il y a un véritable vide. C’est un grave problème pour la démocratie. »

Cet éternel contestataire considère-t-il un film comme un acte politique ? « Absolument, mais cela ne veut pas dire aller sur les barricades, lever le poing ou faire de la propagande. C’est plus complexe. Un film doit à la fois distraire et provoquer. »

http://www.lefigaro.fr/cinema/2008/...


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