Jeunesse : classe sociale ? Techno, rave, rock, rap...

mercredi 20 juin 2018.
 

A) Sans être une classe à part entière, la jeunesse doit être considérée comme un groupe social

Message reçu en forum sur notre site)

Une classe existe quand :

- les individus ont les mêmes conditions de vie,

- les mêmes aspirations.

- qu’ils ont conscience d’être une classe

- et sont opposés à une autre classe.

La jeunesse, sans être une classe à part entière, doit être considérée comme un groupe social : il n’y a qu’une seule jeunesse.

CONDITIONS DE VIE : En effet, les jeunes sont confrontés à des conditions de vie difficiles, précarité, chômage,...(voir chiffres). Certains sont certes moins touchés que d’autres mais tous sont confrontés à une réalité : nous sommes la première génération qui vivra moins bien que ses parents. Il y a donc une peur commune de déclassement, de recul social.

ASPIRATIONS : Les jeunes ont donc aujourd’hui peur de l’avenir ; cependant les valeurs que les jeunes portent sont l’égalité et la solidarité.(enquête : l’état de l’opinion 2005)

CONSCIENCE DE CLASSE : Le mouvement sur le CPE a vu les étudiants se mobiliser contre une réforme qui selon De Villepin « ne les concernaient pas ». Ce fait montre que les jeunes se sont mobilisés les uns pour les autres et ont dépassé leurs intérêts particuliers pour lutter pour la jeunesse tout entière.

OPPOSITION : Cette opposition se fait « malgré eux » mais le racisme anti-jeune se développe et les jeunes sont de plus en plus rejetés par le reste de la société. Il s’agit plus de la société qui s’oppose aux jeunes que des jeunes qui s’opposent à la société mais les récentes émeutes des banlieues sont le signe du malaise de la jeunesse.

Il faut donc résister à la bataille culturelle menée par la droite qui veut diviser la jeunesse. Il n’y a qu’une seule jeunesse. Nous devons en tant que socialiste démontrer l’unité de la jeunesse et porter notre revendication d’autonomie de la jeunesse.

CONDITIONS DE VIE En moyenne 23% des jeunes ont renoncé à des soins faute de moyens et d’ailleurs 13% déclarent ne pas avoir de complémentaire santé.

MAL ETRE 48% des jeunes n’ont pas confiance dans l’avenir 56% n’ont pas d’idéal dans la vie 61% pensent que la société ne permet pas aux jeunes de réussir dans la vie 45% se sentent angoissé et 77% se disent déprimés 17% ont pensés au suicide dans l année 6 ,6% ont fait une Tentative de Suicide dans l’année. Dans l’académie d’Aix Marseille 50% n’ont parlé de ce mal-être à personne. 12,7% des étudiants d’Aix Marseille ont consulté un psy (psychologue ou psychiatre)

AUTRES CHIFFRES 80% ne se reconnaissent pas dans l’image que les médias donnent d’eux 20% des électeurs de moins de 25 ans ont voté FN en 2001

Taux de chômage des jeunes : 4% en 1968, 25% en 2006

Ecart de salaire entre trentenaires et cinquantenaires : 15% en 1975, 40% en 2006

Age moyen d’un représentant syndical ou politique : 45 ans en 1982, 59 ans en 2006

Marc

B) La jeunesse n’est pas une classe sociale (par Raphaël Liogier, sociologue)

Les subcultures juvéniles ne sont pas autonomes des catégories sociales dont sont issus les jeunes qui y participent. Le fait qu’ils « choisissent » d’appartenir au mouvement gothique, techno ou rap n’est pas déconnecté de leur origine sociale. Unifier une subculture juvénile, l’hypostasier est une pratique du regard exotique, assez proche de ce que l’on a pu faire avec la mythification d’un Orient dont on ne connaissait que peu de chose mais que l’on trouvait romantique. Essentialiser la jeunesse revient à nier les évolutions de sa place dans la société.

Le regard classant la jeunesse comme classe sociale

Il convient de s’entendre sur la notion de classe sociale, et tout d’abord de signaler que nous n’envisageons pas les classes sociales comme réellement existantes à l’état brut. Elles ne sont que des classifications, de même que les espèces animales, végétales et minérales, avec leurs nomenclatures multiples latinisées et hellénisées n’existent pas naturellement mais ne sont que des classifications qui se dissolvent dès que l’on change de critère permettant de les distinguer. On ne parlera plus de classe indépendante des vertébrés si l’on ne choisit pas l’existence d’une colonne vertébrale comme critère de distinction mais seulement l’existence de pattes. Les frontières entre les classes changent aussitôt, et la classe même des vertébrés disparaît, autrement dit n’est plus prise en compte. Une classification est toujours absolument arbitraire mais relativement pertinente par rapport à un objectif technique. Il n’y a pas de science pure qui connaîtrait et exprimerait directement le réel, mais seulement des classifications établies en vue d’un champ d’objectifs, même si ce dernier n’apparaît pas forcément à première vue. Comme l’a montré Heidegger, la mathématique s’inscrit dans sa structure même dans un projet de découpage de la réalité, d’imposition de forme, de déracinement, de prédation. Lorsque Karl Marx reprend à son compte le concept de classe sociale, il établit ses propres normes de distinction, essentiellement la propriété de ce qu’il appelle le capital. Cette distinction entre propriétaires du capital (capitalistes) et ceux qui en sont dépourvus (les prolétaires) est absolument arbitraire mais relativement pertinente en fonction de l’objectif de transformation sociale qui est au cœur du marxisme. La science la plus « pure » est toujours d’abord un projet qui se manifeste dans les critères choisis pour classer le réel.

En l’état actuel, lorsque l’on décide de considérer un groupe d’individus comme une classe sociale, c’est que l’on suppose que les membres de ce groupe ont en commun une position particulière par rapport à la propriété, au niveau de revenu, au type d’activité professionnelle, à la situation hiérarchique, aux jugements de goût. Prétendre que la « jeunesse » puisse être dans ce sens une classe sociale implique qu’elle ne soit pas seulement une classe d’âge ou du moins que la proximité d’âge de cette partie de la population lui confère une unité socio-économique. Il importe moins tout autant de savoir si cette classification révèle une évolution des caractéristiques socio-économiques de cette partie de la population que de comprendre ce que peut bien signifier symboliquement la considération de la jeunesse comme « classe sociale ».

Le passage à l’âge adulte

D’un point de vue psychologique, la jeunesse, et en particulier l’adolescence, a toujours été considérée comme un âge problématique, un passage difficile vers la position d’adulte , de détachement du refuge familial en général et maternel en particulier. C’est effectivement à ce stade que nous revenons à l’aspect matériel, car il s’agit, au-delà des aspects émotionnels, pour le jeune adulte de trouver une place économique susceptible d’assurer son autonomie financière, de permettre sa subsistance. On peut dans une première approche envisager que l’accent mis sur la jeunesse comme classe sociale unitaire vient des difficultés croissantes à offrir une telle place permettant l’autonomie financière. Dans les sociétés traditionnelles, le passage à l’âge adulte s’effectue en toute sécurité, l’initiation imprime un traumatisme aussitôt surmonté par la nouvelle situation de l’adulte en pleine possession de ses moyens et sûr de sa nouvelle puissance. L’initiation garantit symboliquement le passage à la position d’adulte. Aujourd’hui, il n’y a plus d’initiation au sens strict et plus de mise en scène dramatique, mais un traumatisme continu et non contrôlé iniatiquement, qui résulte de l’incertitude de la situation du nouvel adulte. Le passage est plus insensible, moins balisé, mais il est surtout retardé : on reste plus longtemps chez ses parents, on se complaît dans la dépendance familiale ou on la subit.

Mais toutes les personnes jeunes ne sont pas des jeunes, c’est-à-dire qu’ils n’appartiennent pas tous à cette classe unitaire caractérisée par la précarité, l’incertitude, la difficulté fondamentale à définir sa place d’adulte au sens le plus prosaïque de la difficulté à obtenir un emploi. Lorsque l’on parle des jeunes, on se réfère le plus souvent à une certaine jeunesse, celle qui éprouve cette précarité nouvelle du monde du travail. Les « jeunes » correspondraient dans cette acception à cette partie de la population ayant fréquenté les lycées techniques, ne réussissant pas à s’intégrer dans le monde du travail et végétant dans des limbes sociales, entre deux âges. On a plus tendance à errer entre deux âges lorsque l’on appartient à des catégories de populations dominées subissant plus violemment la précarité socio-économique que lorsque l’on appartient à des catégories dominantes, fréquentant les meilleurs lycées dans les sections générales et plus tard réussissant les concours des grandes écoles dont les diplômes sont restés des garanties de trouver un emploi stable et rémunérateur. Nous ne voulons pas dire, bien entendu, que les enfants de la bourgeoisie et de la haute bourgeoisie n’ont jamais fait partie de cette jeunesse en crise, mais que pour ces derniers ce n’est qu’un passage, un moment de recomposition, de rupture ponctuelle, qui correspond sous certains aspects à l’initiation traditionnelle : moment de déséquilibre, de traumatisme, de chaos, mais qui est comme la garantie de la transformation en adulte, la phase désordonnée permettant l’ordonnancement nouveau de la vie stabilisée d’adulte indépendant. C’est ainsi que ces jeunes bourgeois en arrivent à vivre une vie chaotique, en apparence désordonnée, s’adonnant intensément aux raves parties, fumant du shit, buvant de l’alcool outre mesure, dansant des nuits entières, une vie « déjantée », déguenillée, les cheveux teints en rouge parfois, pratiquant des sports extrêmes. Ce passage par « l’originalité » les conduit directement aux costumes cravates, à la vie de famille et à l’accumulation puis à la sage transmission du capital. Remarquons que les lieux où les bizutages sont les plus extrêmes, les plus « fous », sont les grandes écoles les plus prestigieuses. Mais le chaos, soigneusement organisé comme une initiation, n’est qu’une phase transitoire permettant la recomposition de l’identité vers la nécessaire intensité d’un travail ordonné à l’extrême, d’un ascétisme studieux de tous les instants tendu vers la réussite, autrement dit vers l’insertion socio-économique certaine. À l’inverse, les universités sont des lieux d’errance, de chaos insignifiant, sans fixation d’objectifs. Le chaos n’y est pas ponctuel, conçu comme un passage, mais continuel, manifestant l’incapacité à s’imaginer dans une peau d’adulte, c’est-à-dire comme un être socio-économiquement autonome.

Les jeunes y traînent en longueur leur incertitude. Bien entendu, cette double description est caricaturale, ne serait-ce que parce qu’il y a des formations d’excellence dans certaines universités, et parce qu’à l’inverse la plupart des dites grandes écoles offrent des formations de moins bonne qualité que celles qui sont dispensées dans la moyenne des universités. Il faut encore, de surcroît, mesurer cette représentation simpliste d’une jeunesse passive, végétant dans l’incertitude, car elle ne tient pas compte des multitudes de stratégies caractérisant les populations jeunes , même lorsqu’elles viennent de milieux sociaux dominés, qui tentent de pénétrer les mondes professionnels. Toujours est-il que la notion d’une classe sociale de jeunes, même si elle n’englobe pas tous les jeunes, renvoie au fait que les conditions sociales du passage à l’âge adulte ne sont plus considérées comme allant de soi mais comme problématiques. Il est à cet égard délicat de considérer la jeunesse comme une classe sociale à part entière alors même que les groupes de jeunes se forment en fonction d’affinités fortement déterminées par leurs origines sociales variées.

La « distinction » techno et le nouveau capitalisme

Les cultures jeunes peuvent être considérées, dans ce sens, comme des stratégies d’évitement de l’âge adulte. Mais ces différentes cultures s’inscrivent dans une géographie socio-économique décrivant des proximités-affinités et des distances-incompatibilités. Un des exemples les plus simplistes est celui des rappeurs, qui sont évidemment en grande partie des jeunes des cités dites difficiles. À l’inverse, nous avons tenté de montrer ailleurs que la culture techno, apparemment alternative, censée abolir les distances sociales à travers la communion des corps mêlés dans un même rythme et des esprits immergés dans une même transe, présente en réalité nombre de caractéristiques d’une culture dominante. En effet, sous des apparences de marginalité, de transgression tous azimuts, elle réunit des « jeunes » de la bourgeoisie, et même de la haute bourgeoisie, parmi les mieux intégrés économiquement et culturellement, appartenant à des familles de journalistes, hommes d’affaires, avocats, médecins. Ils vivent pour la plupart dans les beaux quartiers citadins ou à la campagne dans des villas, et sont en majorité étudiants provenant d’un bac général, n’étant pas passés par conséquent par des lycées techniques.

L’action égalitariste de la transe communautaire n’évite pas les répartitions sélectives, par exemple relativement aux psychotropes de différentes qualités en fonction des classes de consommateurs. On est plus ou moins in ou out en fonction de jeux de distinctions : simple participant, participant d’un soir, organisateur ponctuel ou habituel, habitué citadin, parisien, provincial, Dj simple exécutant, Dj compositeur, Dj charismatique. Ces distinctions sont idéaltypiques, elles n’existent pas à l’état pratique : le Dj charismatique peut être en même temps compositeur. De telles différenciations, particulièrement prégnantes dans l’univers de la free-party ont été repérées par Anne Petiau . Les manifestations d’effervescence festive propres au monde techno ou électro, au-delà d’une homogénéisation superficielle des individus réunis dans l’espace-temps nocturne d’un pré en rase campagne comme dans le cas des free-parties, ne suspendent pas les distances sociales mais les réaffirment au contraire.

Il faut ajouter que ces distances sociales n’existent pas seulement au sein de la même fête mais aussi entre les différentes catégories de fêtes au sein de l’univers électro. Les courants techno se disputent le monopole de l’authenticité , autrement dit du bon goût. L’invention de la rave party correspond effectivement à la remise en cause d’un style de musique, et plus singulièrement d’un type de concert avec d’un côté les musiciens et de l’autre le public. Il y a avec la rave party, le rêve de sortir des sentiers battus, des réseaux commerciaux habituels, mais aussi dans la musique proprement dite de revenir à des rythmes simples, « authentiques », physiques, qui suivent l’organisme, la pulsion primordiale de vie, et enfin de déprofessionnaliser la composition ainsi que la production musicale, l’organisation des soirées (ce sont des bandes d’amis qui prennent l’initiative de mettre en place une rave), de dissoudre les frontières entre l’artiste et le public. Il n’y a plus de distance entre le public et le musicien : la musique se crée in situ, en phase avec la foule. Cette culture se fabrique originellement hors des circuits traditionnels et reste essentiellement attachée à des jeunes, mais pas à n’importe quels jeunes, à des bandes d’amis, qui n’ont rien avoir avec les bandes des quartiers qui rêvent de former un groupe de rap.

Les jeunes de la rave party ne brûlent pas de voitures. Leur revendication d’une musique participative, comme certains de leurs aînés gauchistes avant-gardistes qui réclament plus de démocratie participative, n’est pas révolutionnaire ni même révoltée, mais exprime en des termes radicaux les valeurs qui se répandent aujourd’hui chez les élites des sociétés industrielles avancées : bien-être, authenticité, autonomie, développement spirituel, etc. On voit bien, dès lors, que l’alternative techno, ne consiste pas à proposer une alternative véritable, un autre système, mais plutôt sert d’initiation de masse aux nouvelles valeurs du système lui-même. D’autant plus que la rave party n’est qu’une des manifestations techno possible. À côté de la rave party, payante et plus sélective malgré son idéologie « participative », se développa la free-party , entièrement gratuite, avec de la musique moins mélodique, soi-disant complètement décommercialisée, désembourgeoisée, fondamentalement nomade, et d’ailleurs inventée par des travellers, sortes de nomades monteurs de spectacle, issus des milieux hippies anglais. Au début (dans les années 1980), le phénomène est concomitant de celui des raves, puis les deux mouvements se distinguent au point d’aboutir, dans les années 1990, à la condescendance mutuelle de leurs adeptes respectifs , il est indéniable qu’ils participent tous deux à une culture post-industrielle, rendue possible par le développement économique et social avancé de nos sociétés. Les valeurs qui sont répétées comme un leitmotiv par les amateurs correspondent aux valeurs de bien-être ou d’auto-expression dont la montée en puissance commence dans les années 1970, en même temps que pullulent les hippies, qui sont, ainsi que nous l’avons vu, des acteurs essentiels de la techno, en particulier parce qu’ils sont à l’origine de la free-party.

Nos propres enquêtes laissent apparaître des distinctions tout aussi vives qui s’expriment à travers de multiples condescendances : celle des habitués des free-parties à l’encontre des « jeunes » qui fréquentent les dance-floors des boîtes de nuit, même lorsque leur programme est essentiellement composé de musique électro. À leur tour, ceux qui fréquentent les soirées labellisées Warp (qui signifie We Are Reasonable People : la techno vue comme « musique intelligente », qui s’écoute, s’apprécie, se goûte avant de se danser) dénigrent non seulement la musique électronique des boîtes de nuit mais aussi celle des free-parties, dans lesquelles les « gens » n’apprécient pas la subtilité, les nuances, mais ne songent qu’à danser. La techno est ainsi élevée au rang de bel art, de courant musical majeur comparable à la musique classique. La réduire à un accompagnement de danse laisse supposer un manque de goût. Précisons que ces labels, tel que Warp, sont de véritables entreprises capitalistes d’un nouveau type, à la fois maisons de production, diffuseurs, promoteurs d’artistes intégrés au label, organisateurs de soirées, etc., qui contrôlent l’ensemble de la chaîne de la production à la consommation beaucoup mieux que les maisons classiques telle qu’Universal. Voilà, en tout cas, une manière assez efficace, pour les entreprises culturelles musicales, de reprendre la main face aux téléchargements sauvages via internet. La production musicale ne peut plus se contenter de promouvoir des CD qui seront fatalement téléchargés par des millions d’internautes, mais s’oriente vers la promotion de concepts englobant certains types de concerts et de soirées qui seront la griffe de la marque autant que la musique elle-même. Il y a évidemment risque de disparition, ou du moins d’effacement relatif, de l’artiste individuel, ou alors au contraire chance d’émergence d’artistes plus complets, moins fabriqués, ne pouvant se réduire à une voix ou à un album.

On voit bien que ce qui se voulait alternatif d’un capitalisme global, un moyen d’échapper au marché, est en réalité une nouvelle configuration avant-gardiste du libéralisme économique, échappant de plus en plus à l’emprise des opérateurs individuels, fussent-ils des personnalités du milieu. Ces fameux réseaux alternatifs, ces circuits technos préfigurent non pas une remise en cause du capitalisme, mais ses formes les plus sophistiquées en train de se mettre en place. Précisons que ces soirées labellisées sont destinées en général à un public plus âgé, au tournant de la trentaine, qui avait jadis fréquenté les raves et les free, et qui aujourd’hui se retrouve dans les labels, les styles plus subtils, les formes plus raffinées de l’électro qui s’écoutent plus qu’elles ne se dansent. La passage à l’âge adulte, de l’effervescence chaotique de l’adolescence (même si c’est un chaos organisé) à la sagesse régulée de l’âge adulte, s’effectue là sans difficulté. Les labels sont prêts à accueillir ces anciens « révoltés » devenus depuis cadres d’entreprise, avocats, médecins, journalistes, ou autre. Ils gardent bien sûr leurs aspirations de jeunesse à travers des choix politiques plutôt à gauche, réclamant plus de participation démocratique, plus d’autonomie, sans pour autant s’engager concrètement dans des combats partisans précis. Ils constituent, à cet égard, les bataillons typiques de ce peuple « post-matérialiste » issu de la sourde révolution des valeurs qui s’étend à des couches de populations de plus en plus larges depuis les années 1970, mais en restant cependant confinée aux dominants « en recherche de sens », en « quête d’authenticité », de « retour à ce qui est plus basique et plus fondamental ».

Les tribus reproduisent les antagonismes sociaux à l’échelle globale

Les participants des free-parties, et encore plus bien entendu des anciennes raves, font partie de tranches de population plutôt urbaines et bourgeoises, disposant d’un fort capital culturel et matériel. Il existe des régularités de parcours techno, aussi bien en amont (appartenance à des classes sociales moyennes et supérieures) qu’en aval, passage moins problématique à l’âge adulte ainsi que nous l’avons défini (perspective plus plausible de l’autonomie et de la stabilité socio-économique), de même qu’il existe des régularités de parcours rappeurs (familles habitant dans les quartiers dits difficiles), punks, ou encore hip-hop. Jadis les punks, gauchistes, anarchistes, révoltés, s’opposaient tribalement . On trouvera plutôt aujourd’hui des antagonismes entre les rappeurs, les adeptes du hip-hop et autres « styles de rue » issus des « quartiers » d’un côté, et de l’autre des styles plus « beaux quartiers » tels que la techno ou plus encore le mouvement gothique. Ces deux catégories de populations ne se comprennent pas, peuvent se mépriser, en tout cas ne se fréquentent pas, se situant dans des espaces sociaux opposés correspondant à des conditions objectives de vie tout à fait dissemblables. Les antagonismes sociaux se recomposent à travers ces oppositions de styles de jeunesses qui, effectivement, s’incarnent dans des tribus avec leurs mots d’ordre, leurs goûts vestimentaires distincts.

Précisons que certains mouvements musicaux-culturels peuvent muter dans leurs caractéristiques sociales sans que le style change ; c’est le cas du hip-hop, qui peut aujourd’hui regrouper des populations plus bourgeoises qu’à l’origine, développant une panoplie vestimentaire très complète (et très coûteuse), tout en gardant ses caractéristiques technique et stylistique de base. Le seul mouvement, à part la techno, qui regroupe des populations apparemment marginales (esthétiquement marginales : choix d’un accoutrement distinguant à l’extrême) mais fondamentalement normales en réalité est le mouvement gothique. Les jeunes qui se retrouvent dans cette culture cherchent à se distinguer directement des « racailles », autrement dit des jeunes des quartiers (rap, hip-hop), se rattachant au romantisme philosophique et littéraire du XVIIIe siècle. Les gothiques entendent exprimer leur profondeur intellectuelle et émotionnelle en portant des vêtements d’un noir abyssal, exhibant des lèvres couleurs d’ébène et parfois même de sombres larmes maquillées le long des joues. Les gothiques se représentent comme incompris, ayant eu à surmonter une souffrance plus crue que celle de leurs semblables souvent liée à un événement traumatique. Ils seraient plus intellectuels que la moyenne des gens, plus conscients du caractère tragique de l’existence. Ils se rencontrent lors de soirées interminables où ils expriment narcissiquement leur malaise ontologique. D’après eux, ils ne font, par leur accoutrement morbide, que manifester naturellement un état intérieur, une conscience plus fine de la réalité de la vie.

Cet état peut se décliner encore plus subtilement dans des micro-bandes se représentant comme plus authentiquement gothiques les unes que les autres. On trouvera les plus classiques gothiques romantiques portant des croix, des imitations d’armes néo-médiévales, cultivant le mythe d’un XVIIIe siècle mystique et tragique, ensuite les cyber-gothiques venus d’Angleterre, s’habillant à la fois en noir et en fuchsia, en rose-bonbon criard, et enfin les gothiques fétichistes, qui précisent qu’ils ne sont en rien sado-masos, même s’ils portent à l’envie colliers à pointes et tuniques en vinyle. Tous s’opposent à ceux qui sont montrés du doigt comme « racailles », rappeurs, jeunes des cités, adeptes du hip-hop. La tendance cyber-gothique est proche de la techno, opérant une jonction entre les deux mondes électro et gothique

Les tribus recomposent des frontières sociales, reconstituent des limites infranchissables. Ce ne sont pas des zones floues entre les strates socio-économiques mais des lignes gérées par les jeunes eux-mêmes se comportant comme une police des frontières sociales durant la période transitoire de l’adolescence . L’appartenance à la tribu gothique comporte d’ailleurs un coût exorbitant, proprement inaccessible, si l’on ne bénéficie pas de ressources financières supérieures à la moyenne de la population. Les artefacts nécessaires à l’élaboration de cette « apparence naturelle » par laquelle les membres de la tribu se reconnaissent entre eux, représentent une garde-robe complète comportant une foule de détails : une simple paire de bottes gothiques peut facilement coûter dans les 300 &. Il peut exister des passerelles, comme entre les mondes gothiques et techno, mais ces frontières entre les tribus sont d’autant plus perméables qu’elles sont socio-économiquement proches. Nous pourrions ainsi dresser une carte des positions socio-tribales des jeunesses, dessinant des espaces de rencontre possibles entre les mondes électro et gothique, ou les mondes du rap et du hip-hop, mais aussi dessinant des éloignements incompressibles par exemple entre les mondes gothique et rap.

Toutes les cultures jeunes ne se valent pas. Elles n’ont pas la même origine. Elles s’inscrivent dans des environnements sociaux et économiques les plus divers, et surtout se cristallisent autour de ces mêmes environnements. Leur seul point commun est la place centrale de la musique et ce depuis la première moitié du vingtième siècle, depuis en particulier que le jazz d’abord et le rock ensuite soient devenus, plus que des styles musicaux, des mouvements sociaux à part entière. Certes, il y a une unité dans ce développement fulgurant des tribus, et en cela nous ne démentirons pas ceux qui ont évoqué cette nouveauté sociale , mais nous ne saurions souscrire pour autant à la vision de « communautés émotionnelles » éphémères. Les communautés de jeunes se constituant ainsi n’annihilent pas, même pour un temps, les antagonismes sociaux, mais les recomposent, les adaptent, les optimisent dans le cadre de l’évolution du système capitaliste passant de sa phase nationale et internationale à sa phase globale. Le capitalisme national et majoritairement petit-bourgeois fondé sur des réseaux restreints à l’échelle nationale, se transforme en capitalisme mondial avec ces réseaux globaux. Les tribus de jeunes occidentaux sont par excellence des réseaux de distinctions transnationaux auxquels correspondent d’ailleurs des réseaux commerciaux eux-mêmes transnationaux : les artefacts portés, les chaussures, les bijoux et autres piercings, les musiques, sont les mêmes d’un bout à l’autre de la planète, leur industrie et leur distribution est par conséquent elle aussi planétaire. Le phénomène est donc effectivement nouveau, et il recouvre effectivement une structure générale, mais cette structure n’est pas un sac empli d’une jeunesse multicolore qui s’invente des vies éclatées pour mieux s’éclater hors des sentiers battus, déjouant ainsi les régulations sociales.

Cette structure s’apparente au contraire à une nouvelle stratification adaptée à un environnement nouveau plus complexe mais en rien chaotique. Les tribus représentent une modalité de la maîtrise de ce nouvel environnement, permettant entre autres de maintenir les mécanismes classiques de la reproduction sociale des mêmes corps de populations à l’échelle globale. Une autre nouveauté vient du fait que, face à des familles désemparées par les mutations rapides de l’environnement économique et culturel, ce sont les jeunes eux-mêmes qui se sont en quelque sorte organisés – substituant l’appartenance à des bandes élargies, transnationales, ou tribus, aux relations familiales classiques – pour se reproduire dans leur groupe social. L’instinct tribal des jeunesses n’aboutit pas à la révolte annoncée ni à l’éclatement émotionnel tous azimuts, même si le langage de surface exige d’évoquer la révolte et l’éclatement, et même de les mettre en scène. Cette révolte et cet éclatement sont des règles grammaticales, les régulations imaginaires d’un âge ayant besoin de croire à une identité « originale » afin d’amorcer le passage à l’âge adulte. Le théâtre de l’effervescence extérieure se réduit intérieurement à une hyper-soumission, si ce n’est à une organisation optimale du destin qui se préparait déjà dans l’enfance passée dans une cité de banlieue ou dans une maison de campagne.

Ceux qui veulent percevoir indistinctement ces distinctions de bandes et de goûts comme des choix presque aléatoires, des jeux du libre arbitre jouant avec lui-même (expression gratuite de l’homo ludens), jouant à se désassumer pour mieux se consumer librement, font penser à ces Occidentaux fascinés par l’Asie ou plutôt l’Orient (qui n’est autre qu’une orientation du regard) et qui confondent ainsi un Chinois avec un Laotien ou un Japonais. Le regard de l’Occidental sur l’Asie exotique, lointaine, unique et belle comme un mythe, ressemble au regard de l’adulte mythifiant la jeunesse comme une catégorie unique, confondant en un seul bloc toutes les variations concrètes des jeunesses qui pourraient désavouer ses fantasmes. On peut être fasciné par la jeunesse (comme on peut l’être par une Asie dans laquelle nous n’avons jamais vécu, et peut-être parce que nous n’y avons jamais vécu), par cette liberté apparente et ne la voir qu’à travers des couleurs bigarrées qui nous émeuvent comme de pures créations esthétiques alors qu’elles ne manifestent que de vulgaires (communes bien que nouvelles) productions socio-économiques. La fascination des couleurs nous fait oublier les frontières qu’elles imposent, les jugements de goût discriminants qu’elles composent. Cette perspective n’est en rien une réduction économique, pour ne pas dire marxiste, des phénomènes envisagés. Il faut seulement se faire à l’idée que les revendications officielles de ces jeunes ne décrivent pas ce qu’ils sont réellement, mais ce qu’ils voudraient être, ce qu’ils voudraient ne pas être, ou encore ce qu’ils n’arrivent pas à devenir. Elles décrivent parfois aussi l’abandon, la posture d’échec traduite en agressivité communautaire, la frustration esthétiquement sublimée.

Percevoir la jeunesse comme une seule classe, ou vaguement comme un monde à part, délibérément relâché des pressions sociales, relève du regard exotique, que l’on retrouve dans la publicité la plus triviale, ayant des objectifs directement commerciaux (composition de goûts fixés sur des artefacts destinés aux « jeunes »), dans les discours politiques (le jeune devient une cible politique), ou encore chez les journalistes et bien sûr chez les individus les plus jeunes qui finissent par s’identifier à cette catégorie qui semble leur « aller comme un gant » et en arrivent ainsi à lancer nonchalamment « nous les jeunes, nous réclamons plus de considération », ou encore « nous les jeunes, nous en avons assez de ceci ou de cela ».

La jeunesse est un problème d’adulte

Ce regard exotique, nostalgique, admirateur, condescendant ou effrayé, doit être socialement situé pour être compris, car un tel regard n’est jamais construit aléatoirement : le regard exotique colonial avait par exemple une fonction légitimatrice dans le processus de colonisation. Percevoir l’autochtone comme un être à part avec l’indicible singularité de sa culture, ses goûts culinaires si spéciaux, ses habitudes si « primitives » et si étonnantes, était une manière de l’exclure avec toute la gentillesse que sait montrer la condescendance. Chaque fois que l’on substantialise une catégorie, l’autochtone, l’homosexuel, et aujourd’hui le jeune, il faut rechercher ce que cherche celui qui a besoin de substantialiser ainsi. La naissance de la catégorie de l’homosexuel au XIXe siècle , classe substantielle d’individus, en dit plus sur la difficulté des populations normales, hétérosexuelles, à se définir que sur l’homosexualité elle-même. La catégorie substantielle du jeune peut être soit considérée par certaines populations adultes comme une classe pathologique, source de tous les malaises, soit comme la classe inspirante par excellence, source de toute la créativité, ou les deux à la fois. On passe, d’un bout à l’autre du champ cognitif de la jeunesse (ou champ de perception), de l’image publicitaire de l’éternelle jeunesse à celle du voyou de quartier fondamentalement violent. La mythologie du génie poétique de l’enfant qui peut tout créer à partir de rien, être a-social qui est au-delà de tout mensonge culturel. L’idée de créativité naturelle des « jeunes », d’une nature essentielle de la jeunesse est un problème d’adulte, au même titre que le regard sur l’homosexualité est un problème d’hétérosexuel. L’opposition jeune-adulte, renvoie à la difficulté à être adulte, à s’assembler de manière cohérente entre adultes. La condition d’adulte ne va plus de soi, au point de se réfugier dans la fascination infantile de la jeunesse.

La crise de l’adolescence est un moment normal du développement humain, assez bien décrit, entre autres, par Freud à travers la théorie du narcissisme infantile. L’enfant doit apprendre à distinguer entre lui et le monde extérieur, pour transiger avec autrui, transiger même avec le temps car les désirs ne peuvent se réaliser immédiatement. Mais encore faut-il que certains désirs élémentaires, celui de fonder une famille, d’avoir un travail normalement rémunéré, d’avoir une carrière, d’avoir une maison, constituent un horizon socio-économiquement plausible. Dans le cas contraire, il y a risque de régression à l’infantilité. Jadis, dans les sociétés traditionnelles, la situation d’adulte autonome était assurée économiquement par l’appartenance à une confrérie, par exemple, et symboliquement garantie par une initiation rituelle qui représentait un traumatisme ponctuel ouvrant les portes d’une situation sociale stabilisée. Aujourd’hui, il y a un traumatisme continuel lié à l’incertitude économique, sans initiation officiellement contrôlée, sans passage symbolique officiel vers la situation d’adulte. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de procédures sauvages, non contrôlées, telles que les raves parties, mais qui ne symbolisent pas clairement un passage, au point que la fête comme culture peut devenir une stratégie non pas de transition mais d’évitement d’un âge adulte devenu problématique, du moins pour certains. Pour ceux qui disposent d’un horizon plausible de réalisation sociale, la culture jeune est un une transition, alors que, pour les autres, elle devient un contournement de l’âge adulte, une forme de refus de la condition adulte.

Il semble que cette fascination pour la jeunesse, comme statut à part socialement (le fait de vivre en bandes, en tribus) et esthétiquement (le fait de rester jeune), manifeste une crise d’adolescence du monde adulte avant d’être celle de la jeunesse elle-même, crise ensuite ressentie comme par réaction secondaire par les parties plus jeunes de la population. C’est aussi parce qu’ils ressentent le malaise des adultes, dans tous les discours publics par exemple, et la difficulté que ces derniers ont à rester adulte, que les jeunes se ressentent eux-même comme jeunes, catégorie à part. Il n’y a pas un malaise propre à la jeunesse, mais un malaise adulte qui se transmet à la jeunesse, prise dans un étau économique et symbolique. Prenons un seul exemple de cette prise en étau : dans une société vieillissante, dont les parties les plus nanties de la population sont des retraités, le malaise est ressenti d’un côté par de la frustration (chez les adolescents) et de l’autre par un mélange de menace et de culpabilité (chez les retraités).

Les nouvelles échelles de la vie sociale

Les jeunes ne sont donc pas les mêmes, et de surcroît leurs différences ne s’exercent pas libéralement, pour le plaisir des sens. Leurs fêtes ne sont pas les mêmes non plus, ils ne « s’éclatent » pas tous de la même manière et dans les mêmes conditions. Ils ne se consument pas dans la même situation et surtout au même prix. Les fêtes ne jouent pas essentiellement comme régénération radicale et dionysiaque, désordre en ligne de fuite des régulations classiques, débordements communautaires, mais plutôt comme incorporation dans l’extase des distinctions sociales. L’évidence de « l’attitude juste » incorporée par la danse, par la qualité juste d’écoute, la juste appréciation, le goût musical juste, fait passer pour naturel une culture de classe, dans la techno comme dans le mouvement gothique, permettant par conséquent d’éluder toute explication gênante sur des choix de vie et des affinités électives « qui vont de soi ».

Cela ne coûte pas le même prix de se consumer comme un rappeur des cités dortoirs dont la jeunesse s’étire indéfiniment et sombre dans un horizon qui ressemble à un terrain vague, passant par la prison au pire et le chômage au mieux, que de se consumer « gratuitement » (free-party oblige) dans la transe techno (avec l’aide d’acides et autres substances propices aux débordements les moins risqués socialement mais les plus « planants » narcissiquement) ou encore de se consumer comme un adepte du gothisme dans les cryptes occultes (la chambre d’un copain) en distillant ses angoisses existentielles et en ânonnant la frivolité du monde extérieur, le tout autour d’une boisson enivrante et d’une mélodie triste et captivante. Ces adeptes du gothisme, sous des atours d’excentricité esthétique plus que de marginalité réelle, ne sont pas exclus de la course mais prennent en quelque sorte, au contraire, leur élan. La techno chic, et le monde électro dans son ensemble d’ailleurs, ainsi que le monde gothique, sont des espaces de rencontre permettant l’aboutissement de destins matrimoniaux des plus normalisés. Les cultures jeunes jouent dans ce cas le rôle de ces bals d’antan où les futurs adultes des mêmes milieux se rencontraient afin de se reproduire entre eux. Sous les apparences de mondes alternatifs, ces jeunes-là reconfigurent ainsi d’eux-mêmes, et entre eux-mêmes, la fonction matrimoniale de ces types de rencontres ciblées que leurs parents ne sont plus capables de leur offrir, faute d’organisation ou de volonté. Devant la désaffection des parents à assurer efficacement la reproduction endogamique de leur milieu, ce sont les enfants eux-mêmes qui prennent le relais en se constituant en tribus, autrement dit par affinités électives. Ces affinités permettent de se retrouver par le détour du goût musical et d’une culture infantilement alternative entre jeunes du même « milieu ». Bien entendu, cela ne fonctionne pas aussi rigoureusement que le bal des débutantes ou les rallyes de jadis : l’ouverture exogamique est aujourd’hui, malgré tout, plus marquée. Cela marche surtout selon d’autres principes en phase avec la mondialisation. N’oublions pas que la plupart de ces tribus jeunes sont communes à l’ensemble des sociétés industrielles avancées, de l’Amérique à l’Australie, mais sont quasi absentes dans ces formes-là des pays du tiers-monde. Il y a une division transnationale des réseaux de socialisation : les tribus n’ont pas la même structure en Afrique et en Europe, mais elles ont en revanche, à peu de choses près, la même structure en Europe et aux États-Unis, ou même en Afrique et en Amérique du Sud par exemple.

Autrement dit, une des spécificités de ces tribus n’est pas un retour à l’étroitesse d’un communautarisme local, régionalisé, mais plutôt l’adaptation locale à des habitus culturels mondialisés, correspondant à des positions socio-économiques globales. Au point qu’un gothique français se sente plus proche d’un gothique américain ou même japonais que d’un rappeur qui habite à trois pâtés de maisons de son propre lieu de résidence. Les distances géographiques ont été remplacées par des distances psychosociales, alors même que s’établissent de nouvelles proximités psychosociales défiant les distances géographiques ] . De même que les adultes s’organisent en clubs, en réseaux d’affinités transnationaux, allant du très classique Rotary à d’autres organisations moins classiques, les jeunes de leur côté tissent leurs toiles transnationales, réseaux de dominés ou réseaux de dominants. Nous vivons effectivement, si l’on veut, au temps des tribus, d’une nouvelle tribalisation post-industrielle mais qui ne permet pas de remettre en cause la reproduction sociale au profit de jeux dyonisiaquement déconditionnés.

La reproduction sociale des élites et l’exclusion de certains milieux ne s’effectuent pas selon les mêmes règles que jadis, ne serait-ce que parce que nous avons changé d’échelle du national au transnational. Le modèle familial tournant autour du bon père de famille du code civil et de sa famille, s’est effectivement effondré, et la famille dans son ensemble ne réussit plus à remplir ses fonctions de socialisation et de reproduction culturelle. Les tribus transnationales, qui peuvent aller du club au réseau terroriste musulman, en passant par toutes les variétés de mouvements « jeunes », sont les nouvelles structures à travers lesquelles se construisent les identités individuelles et collectives, autrement dit à travers lesquelles une place peut être assignée à l’individu au sein d’un collectif. On a trop tendance, soit dans une optique pessimiste, réactionnaire et apocalyptique, à déplorer l’effondrement d’un monde, celui d’une certaine société érigée autour de l’État et d’une certaine forme de régulation familiale, soit de faire l’apologie de ce que l’on croit être un chaos régénérateur, dans une optique libertaire, alors qu’il y a seulement passage à d’autres modalités de régulation correspondant aux nouvelles échelles de la vie en société.

La musique comme commun dénominateur de la jeunesse

Revenons à cette notion ambiguë de culture. La culture permet de s’identifier à l’autre, de retrouver en lui, ou plutôt sur lui, nos propres vêtements, nos manières, nos goûts, ce qui nous ressemble et ce à quoi nous voulons ressembler. Contrairement à l’acception habituelle, la revendication identitaire ne cherche pas à défendre une singularité mais une ressemblance. Avant de se revendiquer contre une culture englobante plus vaste, l’identité cherche la ressemblance plus limitée, plus étroite et par conséquent moins froide, plus maternelle et infantile. Les individus qui se définissent « fondamentalement » comme Bretons ne cherchent pas à plonger dans leur être profond, à savoir ce qu’ils sont dans l’abysse de leur conscience (ou de leur inconscience) mais au contraire à éviter une telle plongée en s’identifiant aux autres, aux autres Bretons, à ceux qui paraissent leur ressembler. L’identité est une ressemblance avant d’être une singularité. Ce n’est que dans un second temps que le Breton, une fois rassuré de sa ressemblance, confirme sa définition bretonne contre une culture qui, elle, serait française. Lorsque le monde extérieur est représenté comme trop vaste et froid, la culture jeune sert à le rétrécir symboliquement à un espace plus rassurant. C’est pourquoi toute culture jeune, avant d’être alternative, avant d’être une contre-culture, ou une sous-culture, est une culture étroite.

En mathématiques, l’identité signifie d’ailleurs l’équivalence et non la singularité. Le jeune cherche à être identique, équivalent, à partager son angoisse, à en faire parfois une culture de l’angoisse qui finit par résorber collectivement son malaise individuel. La musique semble être le vecteur le plus commun de la construction de ce type de culture permettant de retarder ou même de détourner le problème de l’accession à la situation d’adulte socio-économiquement indépendant. Ce n’est pas, bien entendu, la musique en elle-même qui est en jeu mais le fait de se retrouver autour d’un style musical qui devient un style de vie, un conglomérat de goûts, une esthétique commune. Il est d’ailleurs remarquable que les diverses manifestations de la culture jeune depuis la deuxième moitié du XXe siècle ont pour source essentielle : soit un style musical qui devient progressivement une culture englobant une manière de penser, de se vêtir, un mode d’être, c’est le cas du rock ; soit un style plus général mais qui recouvre quand même en son cœur l’adhésion à une musique particulière, c’est le cas du mouvement gothique. La musique est le commun dénominateur des cultures jeunes. Elle permet la communalisation, le fait de se rencontrer dans un même lieu où l’on se meut au même rythme. On peut l’écouter ensemble, oublier les préoccupations habituelles et en particulier l’angoisse du passage à l’âge adulte, autrement dit l’incertaine autonomie économique.

Une certaine musique permet aussi non seulement de retrouver les autres sur un dance floor, dans des bars spécifiques, mais aussi de se retrouver dans la solitude de sa chambre, déconnecté de sa famille, et pourtant sous le toit familial parce que l’on refuse d’être adulte, mais séparé de sa famille parce que l’on refuse aussi d’être enfant. La musique, souvent perçue comme un bruit assourdissant ou au moins esthétiquement incompréhensible par la parentèle, est une barrière infranchissable dressée par le jeune entre lui et sa famille. C’est un ravin creusé autour de sa chambre. Enfin, la musique représente l’immense avantage de pouvoir être éprouvée épidermiquement, sans explication, sans avoir à s’expliquer sur la pertinence de son goût. Elle se justifie en elle-même émotionnellement, tout en pouvant comporter éventuellement des mots, des paroles, des revendications, bref tout en étant un canal d’expression cathartique de l’angoisse, tout en permettant, à travers l’agressivité verbale par exemple, la formulation implicite de la frustration fondamentale face à l’incertitude. La musique est à la fois informelle, émotionnelle, et traversée par des formulations. Même dans la techno, la musique n’est pas toujours livrée à elle-même, des voix apparaissent en fond sonore, des répétions de formules, de mots, des bribes d’expressions.

Pour résumer sur ce point, la musique permet d’être ensemble, occasion de rencontre qui ne nécessite pas de s’expliquer sur des affinités justifiant la rencontre (la communauté de goût musical suffit à justifier la communalité physique), mais aussi d’être soi, manière de se raconter que l’on est « soi-même » contre un certain entourage, familial par exemple, dont on a pourtant besoin, ne serait-ce que maternellement besoin. Un tel besoin contradictoire, de protection et de rupture, n’a pas, grâce au pouvoir musical, à se verbaliser et par conséquent à apparaître dans son insupportable contradiction. À la fois verbale et non verbale, la musique permet le double jeu de la revendication et du mutisme. Toutes les jeunesses y ont recours, des milieux métal, électro, rap, gothique, punk, funk, hip-hop, jusqu’à celles qui se sont massées par millions face à Jean Paul II lors des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ). Ainsi se développe depuis une quinzaine d’années une pop music chrétienne, avec ses groupes branchés qui se produisent devant des parterres de jeunes chrétiens effervescents. Bien sûr, et justement, ces jeunes-là ne sont pas des technoïdes, et encore moins des rappeurs, ils ne s’éclatent pas de la même manière, dans les mêmes lieux, dans les mêmes conditions et dans les mêmes perspectives, parce qu’ils n’appartiennent pas aux mêmes milieux.

Sortir de l’exotisme de la jeunesse et réhabiliter la dialectique

Les mouvements de jeunes rassemblés autour d’un type de musique, constituant des cultures qui se soutiennent ou se répudient, ont comme les religions leurs mythes fondateurs, leurs héros, leurs martyrs parfois. Le mythe techno est celui d’un monde nomade, sans frontière, l’envers du capitalisme forcément sédentaire parce qu’il doit compter, spéculer, prévoir. Pourtant au-delà du mythe, et à travers lui, la techno devient un territoire social, lui-même partie de ce capitalisme sédentaire honni. Et ce n’est pas là trahison d’une vérité originelle, dévoiement progressif d’un moment magnifique, mais la réalité continuelle de ce qu’est la culture techno, de ce que sont toutes les cultures jeunes, métal, rap, hip-hop, ou autre. Bien sûr qu’il peut exister, individuellement, une désidentification quasi chamanique, une plongée dans le rythme de son propre cœur au fil des scansions sonores, mais cette situation de plongée est comme la sainteté pour le christianisme : presque inexistante réellement mais structurante symboliquement.

Concrètement, les styles musico-culturels qui se sont croisés depuis la seconde moitié du XXe siècle, funk, punk, skinhead, métal, techno, électro, rap, hip-hop, reggae, gothique, etc., ne rassemblent pas des individus cherchant à s’éclater, même si cela peut être leur discours officiel, leur ordre de justification, même si certains groupes, les plus dominés, ressemblent à des éclats, débris irrécupérables du système économique et social. Ces cultures ne sont pas seulement récupérées par le système, mais manifestent directement et immédiatement dans leurs différenciations des différences de quartiers et de parcours laissant présumer l’échec ou le succès scolaire d’abord et professionnel ensuite. Produits des différences de conditions sociales, ces mouvements sont aussi parfois porteurs de revendications (et) ou sont à la recherche de l’oubli, compris comme évitement du monde adulte : les punks comme les rappeurs ne sont pas issus pour rien des bas-fonds de Londres ou de New York. Pour ceux-là au moins, l’effervescence festive qui les anime n’est pas gratuite, ils ne se consument pas pour le plaisir mais parce qu’ils sont écrasés par l’exclusion.

On peut se demander si ce n’est pas la distance bourgeoise, la sécurité économique et sociale qui offre de loin une telle perspective exotique de l’effervescence dionysiaque de la jeunesse, comme s’il s’agissait d’un carnaval haut en couleur, d’une cérémonie de régénération, alors que justement la régénération rituelle d’antan ne fonctionne plus, les rites de passage ne permettant plus le passage justement. Pour ceux-là encore, la catégorie dionysiaque ne peut s’appliquer, car ils ne s’éclatent pas mais sont déjà éclatés. S’ils sont plus animaux, plus instinctifs, c’est qu’il ne leur reste que la défense primaire du corps au cœur de la tourmente économique et sociale. Cette animalité s’apparente à une régression narcissique face à l’arrêt de la croissance caractérisée par l’impossibilité de réaliser l’autonomie de l’âge adulte. Cette régression se traduit par un refus de soi, de son propre récit de vie réel, et aboutit à la construction de récits alternatifs, d’une vie mythique en tant que Punk, que Rappeur, ou autre.

L’effervescence festive est réelle instantanément, synchroniquement, mais n’a aucune durée consistante, elle se dissout dans la réalité sociale quotidienne, car elle n’existe pas diachroniquement. En rester à la fête synchroniquement effervescente ou à la tribu comme objet exotique, c’est oublier les conditions historiques de leur production (l’histoire individuelle comme sociale), les conditions sociales de l’adhésion à telle tribu plutôt qu’à telle autre. Oublier cela, refuser au fond d’expliquer au profit de la seule description des détails, finit par créer une nouvelle distance rendue par la prétention à trop de proximité, et finit par légitimer les jeux qui excluent du jeu certains joueurs, comme s’il s’agissait de jouer innocemment à faire la fête. Bien entendu, certains jeunes se complaisent dans la béatitude festive, ceux qui souvent risquent moins, appartenant à des mouvements plus dominants tels la techno. Pour eux, la tribu peut effectivement être en partie un passage « planant » vers l’âge adulte. Même s’il faut là encore relativiser, car les distinctions se recomposent à l’intérieur même des groupes technos comme gothiques.

La jeunesse n’existe pas comme classe sociale à part entière mais comme la continuité des classes sociales des adultes, dont les tribus sont les traductions directes. Certes, il y a un changement d’échelle économique, sociale, politique, qui induit de nouvelles régulations tribales-globales au détriment des anciennes régulations familiales-nationales. Certes, il y a des fêtes effervescentes, mais qui ne dissolvent pas plus les frontières sociales que les carnavals de jadis, et qui en tout cas n’abolissent pas les antagonismes sociaux. Le discours néo-nietzschéen d’une opposition entre une norme apollinienne et une non-norme dionysiaque, entre le normal et l’effervescent, le régulé et l’irrégulier, finit par nier implicitement ou explicitement toute évolution historique, dialectique, tout dépassement possible des antagonismes économiques et sociaux, et par légitimer ainsi implicitement ou explicitement le bien-fondé du système tel qu’il est.

Notes

[1] IEP d’Aix-en-Provence.

[2] A. Braconnier, Les adieux à l’enfance, Paris, Calmann-Lévy, 1990.

[3] M. Laufer, Adolescence et rupture du développement, Paris, PUF, 1989.

[4] P. Blos, Les adolescents : essais de psychanalyse, Paris, Stock, 1967.

[5] C. Dubar, L’autre jeunesse, Lille, PUL, 1987.

[6] R. Liogier, « Entre marginalité magnifiée et récupération postindustrielle », in La fête techno. Tout seul et tous ensemble, Paris, Autrement, 2004, p. 141-158.

[7] A. Petiau, « Des raves aux free-parties », in La fête techno. Tout seul et tous ensemble, op. cit., p. 28-42.

[8] Cité dans A. Petiau (S. Queudrus, Un maquis techno. Modes d’engagement et pratiques sociales dans la free-party, Nantes, Mélanie Séteun, 2000).

[9] E. Racine, Le phénomène techno, clubs, raves, free-parties, Paris, Imago, 2002 et A. Petiau, op. cit., p. 34.

[10] Dans notre article d’Autrement, nous distinguions assez mal les free-parties des raves parties. Nous avons tenté ici de sortir de notre confusion, en particulier grâce à une discussion très éclairante que nous avons eue avec Lionel Pourtau.

[11] Nous n’avons rien à ajouter à ce qu’écrit à ce sujet A. Petiau, op. cit., p. 34.

[12] Les raves sont plus aristocratiques, les flyers (prospectus distribués pour annoncer la fête) sont en papier glacé, alors que les flyers annonçant les free-parties sont en papier journal, en noir et blanc, sans raffinement ni grande originalité de composition.

[13] Nous n’entendons pas tribu au sens strictement ethnologique mais au sens tout à la fois de bande de jeunes délocalisés (logique transnationale) se retrouvant et se reconnaissant autour d’une culture.

[14] Bien qu’à l’origine les skinheads, contrairement aux idées reçues, constituaient un mouvement gauchiste, et qu’il y ait encore aujourd’hui un partage entre les droitistes et les gauchistes.

[15] Bien qu’il existe des hybridations : la techno adoptant des rythmes hip-hop par exemple.

[16] Ces informations sur le monde gothique ont été collectées en particulier par Joanne Chehami-Cissé dans le cadre de notre séminaire « Cultures, Valeurs, Identités » à l’IEP d’Aix-en-Provence.

[17] L’adolescence élargie équivalant à l’âge pré-adulte qui peut aujourd’hui durer la majorité d’une vie humaine.

[18] Le jazz associé non pas aux jeunes, ainsi que le sera plus tard le rock, mais aux « noirs » envisagés comme une classe de population particulière. Le jazz est un des premiers styles musicaux qui manifeste une déviance sociale : H.S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, tr. fr., Paris, Métailié, 1985.

[19] M. Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.

[20] Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’homosexuel existe comme une catégorie d’individu s’opposant à l’hétérosexuel. C’est d’ailleurs à cette période que le deux mots (homosexuel et hétérosexuel) sont inaugurés.

[21] R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 155.

[22] Luc Boltansky a montré qu’il pouvait y avoir dans nos sociétés une surenchère de pitiés se concurrençant à la recherche des meilleures victimes (La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias, et politique, Paris, Métailié, 1993).

[23] Nous avons développé ailleurs ce point qui nous semble remettre en cause la notion de choc des civilisations au profit de croisements de forces culturelles mondialisées dans un même voisinage géographique. Il existe ainsi de nouvelles familles culturelles dont la cohérence est globale et par conséquent peu saisissable localement (R. Liogier, « Vers le familialisme global. La famille mondiale après l’État-nation », in Cités, PUF, n° 18, p. 23-39).


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