LUCIEN SÈVE : Le communisme a t-il été essayé ? (extrait)

dimanche 1er juin 2008.
 

Notre vie publique est dominée par un dogme, dont le poids est écrasant. Ce dogme c’est que le communisme a été essayé, comme on dit, et qu’il a échoué d’une manière incontestable et écrasante. C’est donc terminé.

C’est le grand dogme dans lequel nous vivons, dans lequel nous pensons, dans lequel nous échangeons, dans lequel nous essayons d’inventer. Le communisme est mort.

À cela j’objecte que le communisme n’a pas pu échouer pour l’excellente et simple raison qu’il n’a jamais été « essayé », nulle part. Ni dans des pays qui ont voulu construire au-delà du capitalisme, ni de la part de partis, qui sans être jamais parvenus vraiment au pouvoir, ont censément fait de la politique avec le communisme.

Je dis qu’ils n’en ont jamais fait vraiment avec le communisme, y compris le parti dont je suis membre depuis maintenant pas loin de 60 ans.

Pour tirer au clair cet étrange constat, le communisme a été essayé et il a échoué, réponse : pas du tout, il n’a été essayé nulle part, il faut se demander : de quoi parle-t-on ? Que veut-on dire ?

Pour moi cette question a commencé à prendre corps au tout début des années 80. Ayant été beaucoup mis en mouvement -comme nombre de communistes, membres du Parti ou pas, mais appartenant à cette mouvance politique- par le fameux abandon de la dictature du prolétariat en 1976, qui posait des problèmes stratégiques fondamentaux -ou, plus exactement, qui devait poser ces problèmes beaucoup plus qu’il ne l’a fait réellement- ma réflexion a été particulièrement sollicitée à ce moment-là. D’autant plus que j’étais en bisbille avec Althusser sur ce point. Lui était pour qu’on garde la dictature du prolétariat, moi j’étais absolument d’accord avec la décision du Parti, mais pas du tout d’accord avec le manque de pensée théorique qui accompagnait cette décision.

C’est ce qui m’a mis en mouvement. Ce mouvement a abouti à ce qui a été pour moi une véritable découverte et que chacun peut refaire aujourd’hui encore.

J’ai longuement enseigné que Marx, dans un texte fameux de 1875 qui s’appelle "La critique du programme de Gotha", explique qu’au-delà du capitalisme, il y a deux moments historiques fondamentaux. Le premier, qui est une phase inférieure, c’est le socialisme. Le deuxième, plus tard, phase ultérieure, sera le communisme.

Or, j’ai commencé à découvrir à ce moment-là, il y a de cela pas loin de 30 ans, qu’en réalité ce n’est pas du tout cela le vocabulaire de Marx. La fameuse première phase, jamais nulle part, en aucune circonstance, il ne l’a appelé socialisme. Il l’a toujours appelé communisme.

Mieux même, le choix du mot communisme par Marx et Engels, qui est une longue histoire -dans laquelle il est hors de question d’entrer en quelques minutes- est un choix fondamental, théorique, qu’Engels éclaire notamment dans la préface à l’édition anglaise du manifeste de 1877, lorsqu’il dit nous avions le choix entre socialisme et communisme en 1848, mais socialisme c’était un terme bourgeois, salonnard alors que communisme était prolétarien.

Et de plus, quand on s’intéresse au contenu, le socialisme renvoyait à toute sorte de choses dont l’étatisme, alors que le communisme, de ce point de vue, était beaucoup plus proche de l’anarchisme, malgré une divergence radicale quant à la manière et au moment de la suppression de l’Etat.

Mais en tout cas le communisme c’est le dépassement, l’abolition de l’Etat. Donc entre socialisme et communisme il n’y a non pas successivité historique : d’abord le socialisme puis, tout naturellement, comme son aboutissement, le communisme.

Question : et alors pourquoi l’Union soviétique n’a-t-elle jamais transité vers le communisme, contrairement à la croyance, à l’espoir de Khrouchtchev qui annonçait que le socialisme bien « beurré » serait meilleur que celui « sans beurre », et que ça allait se produire dans peu d’années ?

A ce moment-là, on vivait encore dans l’idée qu’on était dans la phase socialiste, puis qu’on allait passer enfin (en tout cas commencer à passer) au communisme, avec la gratuité du métro, tout ça, qui allait s’étendre petit à petit.

Puis, sous Brejnev, le communisme disparaît. Ou plutôt il existe, mais très « en haut ». Au sommet des immeubles comme dans des slogans que plus personne ne regarde.

Ceux qui sont allés à Moscou dans ces périodes là ont certainement encore cette extraordinaire image des grands slogans en lettres éclairées la nuit : « En avant vers le communisme », ce qui n’avait rigoureusement plus aucun sens, qui n’en avait jamais vraiment eu, mais qui alors là, officiellement, n’en avait plus aucun.


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