Un islamisme ouvert sur sa gauche : l’émergence d’un nouveau tiers-mondisme arabe ?

mercredi 11 juin 2008.
 

Islamismes, mouvements de gauche radicale et nationalismes arabes ont longtemps semblé s’opposer. Des alliances se sont pourtant nouées entre eux, recomposant profondément le champ politique en Palestine, au Liban et en Egypte.

Les débats sur la place du religieux et du politique sont souvent biaisés par des per-ceptions idéologiques et culturelles subjectives. L’appréhension du phénomène isla-miste en France reste ainsi très largement dominée par une série de paradigmes très abstraits, qui ne laissent pas la place à une analyse concrète et même factuelle du champ politique moyen-oriental. Une dichotomie arbitraire est dessinée entre « laïcs » et « religieux », « islam modéré » et « islam extrémiste », « progressiste » et « réactionnaire ».

Des typologies sont ainsi créées, correspondant en réalité à une réalité imaginée du politique : le politique tel qu’on aimerait qu’il soit, non tel qu’il est. Le champ politi-que moyen-oriental apparaît comme fondamentalement retors aux simplifications his-toriques, qui dessineraient une ligne de clivage irrémédiable entre des islamistes iden-tiques les uns aux autres, de Al-Qaïda au Hezbollah libanais, et des laïcs naturellement attentifs aux droits de l’homme et de la femme. Ces catégorisations apparaissent en effet aujourd’hui comme partiellement fausses : en Palestine, c’est bien le Fatah « laïc » qui est l’auteur d’une des lois les plus réactionnaires sur les droits de la femme, limitant à six mois les peines d’emprisonnement pour les auteurs de crimes d’honneur. C’est que l’on confond souvent laïc et progressiste. De même, on imagine-ra les laïcs comme forcément persécutés par les intégristes musulmans. Vrai dans cer-tains cas, cette assertion se révèle fausse dans d’autres. Il faut alors comprendre par exemple comment le Parti communiste libanais noue des alliances avec le Hezbollah, ou comment le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) marxiste travaille souvent avec le Hamas ou le Djihad islamique, et se laisser interroger politiquement et méthodologiquement par ces nouvelles réalités.

Il y a toujours une tendance récurrente à la simplification du débat, selon des lignes idéologiques tenaces, qui considèrent les acteurs politiques islamiques comme des ca-tégories fixes, incapables de se transformer politiquement et idéologiquement. Le mouvement islamique a aujourd’hui pratiquement quatre-vingts ans d’existence au Moyen-Orient. L’imaginer comme un ensemble uni, homogène et sans différenciation, c’est comme supposer que la gauche recoupe un spectre large allant des anciens de la bande à Baader à Tony Blair, ou que la droite est un tout homogène regroupant indiffé-remment la démocratie chrétienne allemande et les néo-fascistes italiens. Il y a une histoire des droites, une histoire des gauches. Et il doit bien y avoir une histoire des islamismes, car ce référent politique s’est considérablement pluralisé. L’exemple des recompositions politiques au Moyen-Orient arabe, et la production d’un islamisme politique de type nationaliste aujourd’hui ouvert vers les gauches et les mouvements nationalistes arabes n’est pas sans poser certaines questions théoriques et politiques. Un nouveau modèle d’alliance politique en Palestine et ailleurs

Les premières élections municipales en Cisjordanie depuis 1976, qui se sont tenues le 23 décembre 2004, constituaient à l’époque un sujet d’interrogation : le Hamas prendrait-il le pas sur le Fatah ? Quel serait l’état du rapport de force politique entre les islamistes, le mouvement nationaliste et la gauche à l’issue du scrutin ? La réponse n’était pas à sens unique : les élections municipales n’ont pas été l’objet d’une structu-ration claire du champ politique. Au contraire, certaines coordonnées ont été boulever-sées, et des tendances ont semblé se confirmer. Plutôt qu’à une indéfectible opposition entre des camps clairement délimités – Fatah, Hamas, FPLP, FDLP, PPP [1] -, localement de nouvelles alliances se sont nouées, fluctuantes et conjoncturelles. À Bnei Zayyaid, tout comme à Bethléem, c’est une alliance entre le FPLP et le Hamas qui permit de contester au Fatah la prédominance politique au sein du Conseil municipal. À Ramal-lah, un an plus tard, ce fut une femme membre du FPLP qui fut élue à la tête de la mai-rie, les trois voix du Hamas s’ajoutant aux six voix du FPLP, mettant en minorité les six conseillers municipaux du Fatah.

Ces alliances inédites se sont également dessinées dans le domaine des opérations militaires : les branches armées du FPLP — les Brigades Abou Ali Mustapha — ont régulièrement opéré depuis 2001 dans la Bande de Gaza au côté des Brigades Ezze-dine al- Quassem — la branche armée du Hamas — et des Brigades al-Quds — celle du Djihad islamique. Enfin, des éléments dissidents du Fatah, structurés autour de la nébuleuse des Comités populaires de la résistance (CPR), se sont peu à peu rapprochés de la direction gazaouite du Hamas : ce dernier, après sa victoire aux élections législa-tives de janvier 2006, nomma un des principaux activistes des CPR, Jamal Samhada-na [2] , ancien militant du Fatah, à la tête des nouveaux services de sécurité palestiniens formés par le gouvernement Hamas : il s’agissait alors de faire contrepoids, surtout dans la Bande de Gaza, aux forces de sécurité tenues par Mohammad Dahlan, diri-geant du Fatah. Samhadana symbolise cette frange du Fatah qui s’est peu à peu éloi-gnée de la direction du parti, et qui confirme son éclatement progressif, accéléré par la mort de Yasser Arafat le 11 novembre 2004, dont l’aura symbolique permettait d’assurer encore un minimum d’unité interne. C’est ainsi que Saed Siyyam, le nouveau Ministre de l’intérieur palestinien, membre du Hamas, choisit un ancien membre du Fatah, soit un élément politique issu du nationalisme palestinien, et non du mouvement islamique lui-même, pour diriger des services de sécurité n’ayant d’autres buts…que de concurrencer sur le terrain la prédominance armée de la Sécurité préventive, atta-chée à la direction du Fatah.

Les affrontements Fatah-Hamas des deux dernières années correspondent à une di-vergence politico-stratégique, à une différence quand au positionnement à adopter face à Israël et à la communauté internationale, non à une querelle idéologique séculariste- croyants. Et lorsque les deux partis hégémoniques Fatah-Hamas favorisent par leur combat fratricide un processus de guerre civile latente, c’est le FPLP et le Mouvement du Djihad islamique (MJIP), soit une organisation de gauche et une organisation isla-mique, qui jouent communément le rôle d’intermédiaire. Si le FPLP reste ainsi au-jourd’hui très critique envers le Hamas, c’est essentiellement parce qu’il lui reproche de s’enfermer dans un tête à tête armé Hamas-Fatah, qui bride l’unité nationale pales-tinienne, et qui risque de plonger les territoires palestiniens dans le chaos sécuritaire. Et encore une fois, cette position, le FPLP la partage avec le Djihad islamique, avec qui il a pu manifester dans les rues de Gaza lors des événements de juin 2007.

La cartographie politique palestinienne n’est pas une exception : le champ politique arabe semble être en pleine recomposition, et les clivages traditionnels, notamment ceux qui avaient vu s’opposer un camp religieux à un camp séculier, voir laïc, se sont peu à peu estompés à l’échelle de la région. L’islam politique subit une phase désor-mais accélérée de nationalisation et de régionalisation, tandis que les secteurs issus de la gauche et du nationalisme arabe, baathiste ou nassérien, en perte de modèle politi-que et de partenaire stratégique, en proie à une crise structurelle et militante, tentent peu à peu de redéfinir leurs modèles idéologiques et pratiques, et se retrouvent obligés de complexifier leur réseau d’alliance, en privilégiant désormais le partenaire isla-miste. Depuis 2000, une phase de recomposition politique s’est ouverte dans le monde arabe, selon des rythmes et des temporalités hétérogènes selon les pays et les espaces, tirant certains traits d’union avec le passé, amenant de nouvelles problématiques et des ruptures inédites.

Cette recomposition politique se fait autour de la question nationale arabe et de la question démocratique : dans un contexte politique marqué par l’Intifada palestinienne de septembre 2000, par l’offensive américaine sur l’Irak en 2003, ainsi que par la ré-cente « guerre des trente-trois jours » entre le Hezbollah et Israël, la question nationale est reposée dans le monde arabe, et détermine les modèles d’action et de contestation, les formes de recomposition politique et les différents modes d’alliance tactiques entre les courants opposés au plan américain de « Grand Moyen-Orient ». S’y ajoute la question démocratique : dans la mesure où les systèmes politiques arabes souffrent très majoritairement d’un modèle fondé sur l’autoritarisme et le népotisme politiques, et où la majorité d’entre eux, de l’Égypte à la Jordanie en passant par l’Arabie saoudite et les principales pétro-monarchies du Golfe, se retrouvent liés organiquement aux diffé-rents intérêts américains et européens dans la région, la contestation de la politique israélienne et américaine passe souvent par une dénonciation des systèmes politiques internes : en Égypte, tout au long des années 2000 à 2006, ce sont les mêmes cadres politiques et les mêmes structures de mobilisation qui vont tour à tour passer de la mo-bilisation en faveur des Palestiniens et des Irakiens à celle en faveur de la démocratisation du régime.

Question nationale arabe et question démocratique tracent donc une série de rappro-chements transversaux entre l’espace panarabe focalisé historiquement sur la problé-matique palestinienne et l’espace national interne : depuis 2000, une interaction cons-tructive entre la dimension panarabe du politique et son expression nationale interne, une transversalité accrue entre question nationale arabe et question démocratique, fa-vorisent une série de mutations politiques aboutissant à une série d’alliances tactiques et/où stratégiques entre la gauche radicale, les secteurs issus du nationalisme arabe nassérien ou baathiste, et enfin les formations islamo-nationalistes. Cette interaction entre différents espaces – nationaux, régionaux, globaux- tout comme cette transversa-lité entre des courants politiques autrefois opposés, laissent se dessiner peu à peu une reformulation du nationalisme arabe, une recomposition politique lente et progressive du champ politique qui commence à peine à bouleverser les donnes politiques, et qui rompt singulièrement avec les cadres d’action issus de l’histoire du XXe siècle. Du « concordisme politique » à la dynamique unitaire

La gauche marxisante, les nationalismes arabes de diverses obédiences, et enfin les secteurs centraux de l’islam politique semblent aujourd’hui collaborer étroitement. Il n’en fut pas toujours ainsi : les différents types de nationalisme arabe se sont distin-gués pendant plusieurs dizaines d’années par des politiques répressives vis-à-vis des courants issus des Frères musulmans, que cela soit dans l’Égypte de Nasser ou dans la Syrie de Hafez el-Assad ; l’islamisme politique, dans sa phase montante des années 1980, à la suite de la révolution iranienne de 1979, s’est quant à lui caractérisé par un système de répression directe des groupes de gauche, lorsque ceux-ci faisaient entrave à leur développement, et plongeaient leur racine dans certains secteurs clés du monde universitaire, politique, syndical ou associatif : au Liban, le Hezbollah s’en prit physi-quement, tout au long des années 1980, aux militants chiites du Parti communiste liba-nais, lorsqu’ils s’agissaient de leur disputer l’hégémonie de la résistance nationale au sud- Liban. Deux de ses plus brillants intellectuels, Mahdi Amil et Hussein Mroue, furent assassinés par des militants proches de la mouvance islamique [3] .

En Palestine, les groupes évoluant dans la nébuleuse des Frères musulmans, qui al-laient donner naissance au Mouvement de la résistance islamique (Hamas) en 1986, s’en prirent également aux militants du FPLP et du PPP. Le docteur Rabah Mahna, qui est aujourd’hui le négociateur du Bureau politique du FPLP dans les discussions inter-palestiniennes, et qui est ainsi amené régulièrement à trouver des points d’accord au-tant avec le Hamas qu’avec le Djihad islamique, fut par exemple la victime d’une ten-tative d’assassinat par des militants du Hamas en 1986. Mais la vision qu’il a du mou-vement islamique est déterminée par la réalité politique actuelle, non par celle du pas-sé : s’expliquant au sujet du Hamas, il en souligne les points d’avancée et de stagna-tion, les deux se combinant plus ou moins différemment selon la conjoncture politi-que : « Il y a eu une certaine évolution dans Hamas. Depuis 1988, il s’est en effet peu à peu transformé d’une organisation de type Frères musulmans en un mouvement de libération nationale islamique. Nous, on a poussé depuis Hamas à intégrer l’OLP, d’être un mouvement de libération nationale au sein de l’OLP. Mais sa non- reconnaissance de l’OLP dernièrement était très suspect pour nous (…) Nous ne mettrons donc pas la pression sur le Hamas, et nous le reconnaissons en tant que courant de la résis-tance, et deuxièmement en tant que gouvernement élu. Mais au- delà, nous on ne veut pas que le Hamas reste enfermé dans une vision fermée, idéologique, de type Frères musulmans : c’est pourquoi les forces politiques mondiales et arabes qui soutiennent la cause palestinienne mais qui ne sont pas d’accord avec tout ou partie du programme du Hamas doivent nous aider à les faire sortir d’une vision enfermée, à continuer leur évolution. Sinon, en les isolant, ils risquent de retourner en arrière, de retourner vers un mouvement de type intégriste, comme avant 1988 [4] . »

S’il y a bien eu par le passé affrontements, les différents modes d’opposition entre nationalistes, islamistes et gauche radicale peuvent être historiquement relativisés par une série de passages dynamiques, d’emprunts discursifs et idéologiques, de circulation militante entre ces trois secteurs politiques-clés du monde arabe : déjà, le sociologue Maxime Rodinson rappelaient qu’entre le nationalisme arabe, l’islam et le marxisme, existaient un « concordisme », qui favorisait la circulation des idées et des pratiques : « l’incompatibilité doctrinale incontestable des idéologies le cède à divers procédés de conciliation quand les considérations de stratégies internationales font pencher vers une attitude amicale entre les deux mouvements (communistes et musulmans). Il y a emprunt d’idées à l’idéologie communiste par les Musulmans quand ces idées correspondent à ce que leur réclame leur idéologie implicite, même en dehors de cette attitude amicale. […]. Quand on va plus loin, il y a normalement réinterprétation des notions, des idées, des symboles musulmans comme équivalents d’idées ou de thèmes communistes courants. L’opération est souvent faite par les communistes qui veulent pousser à l’alliance. Quand l’effort de réinterprétation est particulièrement for-cé, on obtient ce qu’on a appelé du concordisme. Le terme pourrait être peut-être géné-ralisé pour désigner un ensemble systématique de réinterprétation [5] . »

Ce qu’Olivier Carré nommait pour sa part les « secteurs médians » entre religion et nationalisme [6] se constate tout au long du siècle et de l’émergence et du développement de ces trois courants. La génération des fondateurs du mouvement national palestinien et du Fatah – Yasser Arafat, Khalil al Wazir, Salah Khalaf-, ont côtoyé de près les Frè-res musulmans, dans le cours des années 1950 et 1960. Le nassérisme lui-même n’est pas exempte, dans les premières années suivant la révolution de 1952, d’un rapport complexe à l’islam politique. À ces parcours personnels, s’ajoutent une réutilisation et une réinterprétation systématique des différents types de discours religieux ou politi-ques par un ensemble de mouvements, une circulation permanente des ensembles sé-mantiques et conceptuels. Par exemple, le Parti communiste irakien (PCI) n’a pas hési-té à se référer aux fondements doctrinaires du chiisme, peu après la révolution de 1958 et la prise du pouvoir par Abdel Karim Kassem. La perspective révolutionnaire fut associée, dans le discours du PCI, aux fondements millénaristes et messianiques du chiisme, tandis que les dirigeants du Parti jouaient ardemment sur la proximité des termes shii’a (« chiite ») et shouyou ‘i (« communiste » en arabe). Quand au terme « socialiste » (ishtarâkii), il fut abondamment utilisé et transformé par certains cadres et idéologues des Frères musulmans comme Sayyid Quotb ou Muhammad al-Ghazali, dans la perspective d’un « socialisme islamique ».

Ainsi, on assiste depuis près d’un demi-siècle à une circulation dynamique et à une mutation continue du vocabulaire politique. C’est dire combien l’idéologie elle- même est soumise à des processus complexes de passage, d’emprunts, et de réinterprétations, toujours en mouvement une fois mise dans la pratique du politique. La temporalité du nationalisme des pays du tiers- monde est en effet une temporalité politique différen-ciée, où le passé, les traditions culturelles et les héritages idéologiques font figure de principes constituants dans la conscience nationale : le nationalisme anti- colonial est un espace hybride, en interaction avec les éléments des modernités politiques, mais les critiquant en même temps par la récupération, le recyclage et le réinvestissement d’éléments tirés du passé. Les « concordismes » entre nationalisme et islam ont cor-respondu à une actualisation politique et idéologique de l’islam, qui était alors moins une survivance du passé qu’un élément culturel hérité, vivant et pratique, en interac-tion et en métissage permanent avec le présent politique, même et y compris quand ce dernier était d’essence séculière et laïque. Le nationalisme anti- colonial, fondé histo-riquement sur une série de concordisme, n’est pas l’envers de la modernité, mais sa reprise et son détournement dans le contexte particulier d’un espace qui se sent dominé tant politiquement que culturellement.

La décennie des années 1980 est essentiellement marquée par le passage croissant et spectaculaire de militants marxistes, souvent maoïstes, ou nationalistes arabes, vers l’islamisme politique. C’est particulièrement visible au Liban, ou, alors que l’OLP est peu à peu amenée à quitter le Pays des Cèdres, et où l’axe « palestino- progressiste [7] » disparaît sous le coup de divisions internes et des pressions syriennes, de jeunes cadres entrent dans le Hezbollah, né entre 1982 et 1985. Il en va ainsi de la majorité des com-battants de la Brigade étudiante, la Katiba Tullabiya, corps militaire attaché au mou-vement palestinien Fatah, qui s’engage peu à peu dans la résistance militaire islamique du « Parti de Dieu », ou dans d’autres structures à caractère islamique, sous les effets de la Révolution iranienne.

L’expérience de cette tendance de gauche du Fatah née au début des années 1970 est particulièrement intéressante : bien avant la révolution iranienne, de jeunes mili-tants libanais et palestiniens tentent d’articuler islam, nationalisme et marxisme arabe, preuve s’il en est que la question des rapports entre les trois était déjà posée. Saoud al Mawla, aujourd’hui professeur de philosophie à l’Université libanaise de Beyrouth, ancien membre de la tendance de gauche du Fatah, est passé au Hezbollah dans les années 1980. Il l’a quitté depuis. Il explique : « Dans les années 1970, on a commencé à s’intéresser aux luttes des peuples musulmans. C’était une mixture de nationalisme arabe et d’islam, ou bien de communisme arabo-islamique, de marxisme arabo-islamique. On a essayé de faire comme les communistes musulmans soviétiques des années 1920 : Sultan Ghaliev. Et on a commencé à étudier l’islam. On avait débuté cela dès que l’on a commencé à appliquer les principes maoïstes : il faut connaître les idées du peuple, s’intéresser au peuple, à ce qu’il pense…. Il faut connaître les tradi-tions du peuple. Et on a commencé à s’intéresser aux traditions populaires, aux idées populaires, à tout ce qui constitue la vie des gens. Et l’islam est venu comme étant le fondement de cette société, censée la mobiliser. Et c’était dans un sens militant, prag-matique, prendre et utiliser des facteurs qui peuvent mobiliser les gens dans la lutte. Et c’est comme cela qu’on s’est approché de l’islam : à partir du maoïsme, d’un point de vue théorique, et à partir de l’expérience quotidienne (….) Et c’est pour cela, quand la révolution iranienne est venue, on était déjà là. Et même cela ne s’est pas fait sur des bases idéologiques ou religieuses. C’est-à-dire qu’on a vu dans l’islam une force de civilisation, et de politique, un courant civilisationnel, qui peut regrouper des chrétiens, des marxistes et des musulmans, comme une réflexion, une riposte, un chemin de lutte, contre l’impérialisme, pour donner un chemin de lutte, pour renouveler nos approches, nos idées, nos pratiques politiques [8] ». Si les années 1970 peuvent encore s’accommoder d’une réflexion théorique et politique chez certains militants sur l’articulation entre marxisme, islam et nationalisme, la décennie des années 1980, marquée par les effets politiques régionaux idéologiques et politiques de la révolution iranienne, et par l’hégémonie politique de l’islamisme politique, ne laisse plus la place à ces élaborations.

En l’occurrence, les années 1990 marquent une rupture, et le système tacite qui avait vu s’allier concordisme et opposition violente s’est peu à peu transformé en une dynamique unitaire, ou le concordisme est d’autant plus favorisé par un processus d’alliances tactiques entre ces différents courants. En effet, avec la guerre du Golfe, les tentatives de règlement du conflit israélo-palestinien au travers de la Conférence de Madrid et des Accords intérimaires d’Oslo en 1993, avec la fin de la bipolarisation Est-Ouest et la réunification du Yémen, un monde s’effondre. La phraséologie révolutionnaire et nationaliste est à bout de souffle, qu’elle soit islamiste ou marxiste ; cela n’est pas étranger non plus à l’abandon progressif du discours messianique et tiers-mondiste par le régime de Téhéran, sous l’impulsion du nouveau Président Rafsandja-ni.

Les coordonnées politiques sont changées. Il faudra déterminer en quoi il y a eu un triple échec : de l’islam politique, du nationalisme arabe, de la gauche. Mais, au-delà, c’est bien sûr les décombres des grandes utopies et des mythologies multiples du siècle finissant que va peu à peu se reconstruire et se recomposer le champ politique arabe. Les dynamiques à l’œuvre ne sont plus unilatérales : si, dans les années 1980, l’islamisme récoltait les gains des déceptions politiques et sociales du monde arabe, on assiste depuis 1991 à une plus grande interaction et à une plus large transversalité des dynamiques politiques : gauche, nationalisme et islamisme sont désormais dans un processus complexe de réélaboration idéologique et programmatique, de croisements des problématiques, face à un sentiment d’échec et d’impasse du monde arabe.

Cela se constate, en tout premier lieu, en Palestine : peu après les accords d’Oslo, en octobre 1993, une « Alliance des forces palestiniennes » se constitue, composée d’éléments ayant rompu avec le Fatah, mais surtout du FPLP marxiste et du Hamas [9] . Des cadres progressifs de discussion se créent entre nationalistes, marxistes, et islamis-tes : la Fondation Al-Quds, à leadership islamiste, et surtout, la Conférence nationa-liste et islamique, lancée en 1994 à l’initiative du Centre d’études pour l’unité arabe (CEUA) de Khair ad-Din Hassib, basé à Beyrouth, qui se réunit tous les quatre ans, destinée à trouver des points d’accords tactiques et/où stratégiques, et à redéfinir les liens, même et y compris d’un point de vue idéologique entre la gauche, le nationalisme et l’islamisme. Le CEUA a ainsi tenu, en mars 2006, à Beyrouth, une Conférence générale arabe de soutien à la résistance, où les principales directions des organisations nationalistes, marxisantes et islamistes (notamment le Hamas et le Hezbollah) étaient fortement représentées. Question nationale et question démocratique

Depuis 2000, les rythmes de recompositions politiques entre nationalisme, gauche radicale et islamo-nationalisme se sont accélérés : sous le coup de la Seconde Intifada et de l’intervention américaine en Irak, les convergences tactiques entre eux se sont accentuées. Elles tournent particulièrement autour de la question nationale et de la question des « occupations », de la Palestine à l’Irak en passant par le Liban, et de la dénonciation conjointe des politiques américaines et israéliennes.

C’est d’abord sur le terrain que se réalisent ces alliances, dans le domaine pratique, non pas dans le domaine théorique : lors de la « guerre des trente-trois jours » entre le Liban et Israël, en juillet et août 2006, le Parti communiste libanais (PCL) a réactivé certains de ses groupes armés au sud Liban et dans la plaine de Baallbeck, et a combat-tu militairement au côté du Hezbollah. Dans certains villages, comme à Jamaliyeh, où trois de ses militants sont morts lors d’une attaque d’un commando israélien repoussé, c’est lui qui a pu prendre l’initiative militaire et politique, même si le Hezbollah garde de facto le leadership politique, militaire et symbolique de cette guerre. Un Front de la résistance s’est créé, regroupant pour l’essentiel le Hezbollah et la gauche nationaliste, du PCL au Mouvement du peuple de Najah Wakim [10] , en passant par la Troisième force de l’ancien Premier ministre Sélim Hoss : fondé sur le principe du droit à la ré-sistance et défendant les revendications principielles de Hezbollah, à savoir la libéra-tion des prisonniers libanais en Israël et le retrait israélien des territoires libanais de Chebaa et de Kfar Chouba, ce Front avait comme dénominateur commun la question nationale et le positionnement par rapport à Israël : ce n’était pas, par exemple, un front prosyrien – le Parti communiste ayant pour sa part une longue tradition de lutte contre la tutelle et la présence syrienne au Liban.

Mais l’accord tactique sur la question nationale ne permet pas de parler a priori de « recomposition politique ». Toute la question est alors de savoir si l’accord tactique peut se transformer en accord plus ou moins stratégique, et comprendre une vision à long terme de la société, de l’Etat, des politiques économiques. Or, c’est là que la transformation du champ politique arabe semble être la plus profonde : de 2000 à 2006, la série d’accords politiques entre gauche, nationalistes et islamistes s’est peu à peu élargie à un ensemble de thématiques, ce qui est tout à fait nouveau par rapport aux cadres d’alliances des années 1980 et 1990.

La question nationale permet en effet de passer et d’effectuer une série de passages conceptuels, pratiques et politiques d’un domaine à l’autre : en Egypte, la dénonciation des politiques américaines et israéliennes cachait en effet une critique latente mais ex-plicite du régime du Président Moubarak. Rapidement, les cadres de mobilisation sur la question palestinienne et irakienne ont donné naissance à une autre série de cadres politiques transversaux, touchant notamment à la question démocratique : des campa-gnes de dénonciation de la loi d’urgence de 1982 aux élections syndicales de novem-bre 2006, qui ont vu les Frères musulmans, les radicaux de gauche du groupe Kefaya et les nassériens du mouvement al-Karamah s’allier pour contester la prédominance des listes du parti au pouvoir, le Parti National Démocratique, en passant par les cam-pagnes de soutien au mouvement de protestation des juges égyptiens qui avaient dé-noncé la fraude électorale en mai 2006, le champ d’action et d’alliances est passé rapi-dement de la question nationale à la question de l’élargissement des droits démocrati-ques.

Au Liban, le Mouvement du peuple, l’Organisation populaire nassérienne, sunnite, et dont le dirigeant, Oussama Saad, est député de Saïda, le Congrès populaire arabe de kamal Chatila, une formation nassérienne, sont au cœur du mouvement de protestation initié par Hezbollah et le Courant patriotique libre du Général Aoun en décem-bre 2006, un mouvement trouvant sa voie dans le quotidien de gauche al- Akhbar : ici encore, la mobilisation de l’opposition ne touche pas qu’à la question nationale et aux « armes de la résistance ». Les traits communs entre les organisations de l’opposition au gouvernement de Fouad Siniora touchent tant à la question de la réforme de la loi électorale et du système confessionnel, qu’à celle de la définition d’une politique éco-nomique d’état de type régulateur, ou keynésien, sans pour autant remettre en cause les mécanismes du marché, toutes options qui ne sont pas celles de la majorité parlemen-taire actuelle, très marquée par l’ultralibéralisme [11] . Un bon exemple en est le nouveau journal al-Akhbar, quotidien de gauche très proche du Hezbollah, dont le premier nu-méro est paru en août 2006, et qui cherche à créer, de fait, des passerelles théoriques et politiques entre la gauche, le nationalisme et l’islam. Le PCL, qui a établi au fur et à mesure des années une sorte de partenariat avec le Hezbollah, soutient l’opposition sur la question de la chute du gouvernement Siniora, considéré comme pro- américain. Cependant, il ne cache pas que son alliance avec Hezbollah et des partis de l’opposition est un soutien critique : pour le PCL, le programme avancé par Hezbollah n’est pas encore assez radical, tant sur le plan politique qu’économique, pour remettre en cause le système libanais, fondé sur le confessionnalisme politique. Prêt à faire un front commun, il ne ménage pas ses critiques vis-à-vis de Hezbollah, mais d’une ma-nière autre que dans les années 1980 : désormais, il s’agit de définir une politique de gauche indépendante prête à établir une complémentarité et un échange constructif avec le mouvement islamique chiite.

La question nationale joue donc aujourd’hui par extension : alors que dans les années 1990 les alliances entre gauche, nationalistes et islamistes étaient simplement fondées sur la reconnaissance d’un commun ennemi, en l’occurrence Israël, la collaboration longue entre ces courants débouche à terme sur un élargissement du champ d’action politique, allant de la question nationale à la question démocratique, et de la question démocratique à la question de l’Etat, des institutions et des formes sociales à adopter. Le « concordisme » et les médiations entre les organisations et les courants se sont peu à peu transformés en une dynamique d’action unitaire, qui, si elle n’est que très peu théorisée et conceptuellement pensée, prend une ampleur certaine dans la pra-tique politique quotidienne.

Cette recomposition politique n’est pas indépendante des nouvelles dynamiques politiques mondiales à l’œuvre, avec un mouvement alter-mondialiste installé dans le paysage politique, mais aussi et surtout avec l’apparition d’un pôle nationaliste de gauche en Amérique latine, symbolisé par Hugo Chavez et Evo Morales. Un mouve-ment islamo-nationaliste comme le Hezbollah pense son réseau d’alliance sur un mo-dèle tiers-mondiste : Hassan Nasrallah ne cesse de faire référence au président véné-zuélien, tandis que son organisation a invité, avec le Parti communiste libanais, près de 400 délégués issus de la gauche mondiale et du mouvement altermondialiste à Bey-routh, du 16 au 20 novembre 2006, dans le cadre d’une Conférence de solidarité avec la résistance, et dont le communiqué final fixait trois points stratégiques : la question nationale et la lutte contre les occupations, la défense des droits démocratiques et la protection des droits sociaux [12] .

Ce sont ces dynamiques de recomposition politique à l’œuvre qui sont aujourd’hui mésestimées : la question libanaise n’est généralement perçue que par le prisme syrien et iranien, en sous-estimant les dynamiques internes propres à la société politique liba-naise. La mouvance islamique subit elle-même des tournants programmatiques pro-fonds : le Hezbollah adopte un discours tiers-mondiste, fondé sur l’opposition sud- nord et Mustakbar (arrogants) [13] / musta’adafin (opprimés), certains cadres des Frères musulmans sont tiraillés entre leurs alliances avec la gauche et leur défense principielle de l’économie de marché. Comme l’écrit Olivier Roy, « le jeu d’alliances (des islamistes) va dans deux directions possibles : d’une part, une coalition sur les valeurs morales (….), et, d’autre part, une alliance sur des valeurs politiques essentiellement de gauche (anti-américanisme, altermondialisme, droits des minorités), où la ligne de clivage est clairement la question de la femme [14] . »

Et encore, même la question de la femme est sujette aujourd’hui à débat : au Liban comme en Palestine, les associations féministes issues de la gauche n’hésitent plus à mener des campagnes communes avec les associations de femmes islamistes, notam-ment sur la question du droit au travail et de la dénonciation des violences faites aux femmes. Pour Islah Jad, militante féministe palestinienne et chercheuse sur le mouve-ment des femmes en Palestine, il ne s’agit pas d’opposer les femmes laïques aux fem-mes islamistes, mais de développer un discours féministe séculier et radical tout en discutant et en travaillant communément avec des cadres femmes du mouvement islamique : « Les islamistes ont admis que les femmes étaient persécutées et victimes de l’oppression sociale, en le mettant sur le compte non pas de la religion mais des traditions qu’il faut faire évoluer. Selon eux, l’Islam demande que les femmes s’organisent pour libérer leur pays, qu’elles soient éduquées, organisées et politisées, actives pour le développement de leur société. Le paradoxe est qu’il y a 27 % de femmes dans l’organisation du parti islamique et 15 % au sein du « politburo », plus que dans l’OLP (…) Comme je l’ai déjà dit, le fait que les femmes islamistes ne cherchent pas à bâtir leur discours en s’appuyant sur des textes religieux donne des possibilités aux femmes laïques d’influencer la vision et les discours des islamistes, d’éviter les blocages. Nous ne pouvons pas demander nos droits en les isolant du contexte politique. C’est une étape très importante pour établir une relation de confiance entre les tendances laïques et les islamistes. Le fait que les islamistes acceptent de reconnaître que les femmes sont opprimées ouvre des perspectives sur les mesures à prendre pour faire évoluer la société. Il y aura toujours des conflits idéologiques et politiques, et c’est souhaitable. On ne sera pas totalement d’accord, mais, à mon avis, les femmes laïques peuvent peser dans le débat idéologique avec les islamistes [15] . »

Cette interaction pratique entre gauche arabe, nationalisme et islamisme, si elle est nouvelle, et désormais avérée tant dans le domaine syndical, associatif, électoral et militaire, n’en est encore qu’à ses débuts. Des points d’accord sur la question nationale, la démocratie ou la défense des droits sociaux ne constituent pas encore un corpus assez clair et stable pour savoir jusqu’à quel point peut allier cette alliance. C’est qu’il y a justement un écart entre le pratique et le théorique : les concordismes se sont approfondis, mais il n’y a pas encore eu, dans le domaine intellectuel et théorique, de définition claire et d’élaboration d’un langage commun. Les alliances sont encore ma-joritairement du domaine de l’empirique et du pratique, et manquent ainsi d’assises théoriques et d’un véritable processus d’homogénéisation. Encore une fois, le Liban fait plus ou moins exception. Dernièrement, il existe encore une disjonction entre les espaces nationaux : l’alliance entre la gauche, les nationalistes et les islamistes la plus forte se trouve aujourd’hui au Liban, dans la tentative de définir ce que la gauche et le Hezbollah appellent une « société de résistance » et un « Etat de résistance ». En Palestine, les alliances entre le FPLP et le Hamas, par exemple, sont loin d’être aussi ap-profondies, les deux organisations gardant une méfiance réciproque. En l’occurrence, le partenariat FPLP/Djihad islamique est quand à lui établi pleinement. En Egypte, une certaine méfiance persiste entre les Frères musulmans et la mouvance de gauche. Or, cette question de la recomposition politique et des nouvelles alliances à l’œuvre dans le monde arabe est loin d’être secondaire : elle redessine en effet le visage du nationalisme panarabe, et pourrait à terme constituer un redoutable défi stratégique pour les régimes en place, tout comme pour les Etats-Unis, et les puissances européennes. L’ouverture du mouvement islamo-nationaliste sur sa gauche peut en effet ouvrir à un nouveau nationalisme panarabe en mutation une redoutable ouverture stratégique et internationale : il peut aboutir à la réémergence d’un pôle tiers-mondiste et nationaliste à l’échelle internationale, comme le suggère symboliquement cette série d’affiches rouges collées dans les rues de Beyrouth depuis septembre 2006, et qui voit se côtoyer les trois portraits de Nasser, de Nasrallah et de Chavez. Il ne s’agit donc pas de postu-ler l’émergence d’un islamisme de gauche, il n’y en a pas. Mais il s’agit de compren-dre que le développement d’un islamisme ouvert sur sa gauche et ses dimensions nationales change quelque peu la donne politique, et enclenche des processus longs de recomposition politique, stratégique et idéologique. Les vingt dernières années ont vu le référent politique islamiste se pluraliser, avec un islamisme fondamentaliste déterri-torialisé sur le modèle du réseau Al-Qaïda, la soumission d’un néo-fondamentalisme islamique aux modèles du marché, l’apparition d’un islamisme turc gouvernemental s’apparentant plus au modèle consensuel de la démocratie chrétienne des années 1950 qu’à celui de l’islam comme modèle d’Etat. Encore à ses débuts mais en développement exponentiel, l’émergence d’un pôle islamiste ouvert tout autant sur sa gauche que sur ses dimensions nationalistes et arabes constitue un phénomène politique qui est à même, lui aussi, de recomposer durablement la scène politique moyen-orientale.

Par Nicolas Dot Pouillard


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