Tricontinentale : Ensemble pour changer le monde

lundi 8 janvier 2024.
 

- La Tricontinentale : 12 jours pour changer le monde (vidéo)
- L’internationalisme à l’époque du Che (Imprecor)
- Janvier 1966 la Tricontinentale se réunissait à La Havane

A) La Tricontinentale : 12 jours pour changer le monde

Pour visionner cette courte vidéo, cliquer sur l’adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge).

B) Il y a cinquante ans, la Tricontinentale se réunissait à La Havane

Décembre 1965, des leaders d’États non alignés, de mouvements de libération, originaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, se retrouvent à Cuba pour mondialiser la révolution. Nombre d’entre eux seront par la suite tués par la CIA. Stratégiquement, ce rendez-vous est un échec.

Peu avant la Saint-Sylvestre 1966, un essaim d’avions Iliouchine et Bristol Britannia débarquent à La Havane les représentants de 82 pays ou mouvements de libération des trois continents Afrique, Asie, Amérique latine. Contournant l’embargo américain contre Cuba, certains militants clandestins sont arrivés par mer. Dans une capitale en fête, ils vont participer pendant quinze jours à une conférence hors norme débouchant sur la création d’un mouvement à leur image, la Tricontinentale. Pour cette conférence, les invitations ont été adressées à la fine fleur des mouvements de la décolonisation et de la révolution. À La Havane, le lieu prévu pour la rencontre semble improbable  : l’ancien hôtel Hilton converti en Habana Libre. Un immeuble de 25 étages à la façade décorée par un symbole militant  : sur fond de planisphère, un poing vengeur arborant un fusil stylisé, canon levé. C’est aussi une ruche bourdonnante avec ses restaurants et cabarets qui font la joie des étrangers. S’y côtoient des délégués d’États indépendants non alignés, de mouvements de libération, de groupes révolutionnaires hostiles au néocolonialisme, de partis clandestins combattant des dictatures, des ambassadeurs d’États socialistes d’Asie centrale ou orientale. Sans oublier nombre d’intellectuels et d’artistes, poètes, peintres ou romanciers «  engagés  », tels l’Italien Alberto Moravia, le Péruvien Mario Vargas Llosa, le Français Régis Debray, la chanteuse noire franco-américaine Joséphine Baker.

Comme l’a souhaité Fidel Castro, l’hôte de ce sommet, les «  invités d’honneur  » sont les Vietnamiens, qui résistent à la machine de guerre américaine en Indochine. Mais trois responsables de poids manquent à l’appel. Avec les dirigeants cubains, ils étaient à l’initiative de cet événement, estimant qu’un mouvement de solidarité devait voir le jour entre les trois continents. Qui sont-ils  ? Le président algérien Ahmed Ben Bella, qui a été renversé par un coup d’État en juin 1965  ; Che Guevara, qui est parti combattre secrètement en Bolivie  ; et enfin le Marocain Mehdi Ben Barka, principal artisan de la Tricontinentale, enlevé à Paris deux mois plus tôt par des espions marocains.

Les avis divergent, difficile de forger un mouvement homogène

De plus, l’administration du président des États-Unis, L. B. Johnson, a donné le feu vert à la CIA pour initier un coup d’État sanglant en Indonésie à l’automne 1965, et pour faire échec à la Tricontinentale, qu’elle croit, à tort, soutenue par l’URSS et la Chine. Car c’est l’autre paradoxe  : cette initiative déplaît autant à Leonid Brejnev qu’à Mao Zedong. Les deux dirigeants que Fidel Castro a tenté de ­réconcilier redoutent que ce dernier ne lance une «  troisième voie  » socialiste et non alignée indépendante de leur influence…

Malgré l’esprit de fête et de fraternité qui y règne, le Habana Libre est surtout une tour de Babel où il est difficile de forger un mouvement homogène. De nombreuses délégations sont partagées sur les moyens à employer et les buts à se fixer. Les «  vedettes  » du sommet sont partagées  : le Chilien Salvador Allende soutient la voie électorale  ; le Guatémaltèque Augusto Turcios Lima propose au contraire, comme Guevara absent, la guérilla continentale en Amérique latine  ; Amilcar Cabral, de Guinée-Bissau, envisage une intensification de la guérilla en soutien à un socialisme africain spécifique, hors de l’orbite chinoise ou soviétique. Or ces trois leaders seront ensuite assassinés par la CIA ou des services secrets alliés, tout comme est intensifiée en 1967 la lutte pour traquer Che Guevara en Bolivie. Une génération de dirigeants tiers-mondistes liés à la Tricontinentale va disparaître et, d’une certaine façon, ces trois continents en portent encore les stigmates.

Un mouvement qui avait exprimé 
la «  part rebelle du monde  »

D’un point de vue stratégique, la Tricontinentale a été un échec. Du moins pour ce qui consistait à mondialiser la révolution, à «  créer deux, trois, plusieurs Vietnam  », comme l’écrivait Che Guevara dans son adresse à la conférence des trois continents. Mais, au Vietnam, on estime que la solidarité exprimée à Cuba à cette occasion a eu un rôle bénéfique, tout comme les manifestations pacifiques à travers le monde. Interrogée à Hanoï, Mme Nguyên Thi Binh nous a laissé entendre que les négociations de paix qu’elle a menées à Paris avec les Américains à partir de 1968 ont été facilitées par l’esprit impulsé par la Tricontinentale et l’aide de la diplomatie du général de Gaulle. En Afrique, l’offensive lancée sous l’égide d’Amilcar Cabral (assassiné en 1973) par les mouvements de guérilla des colonies lusophones a fait imploser l’empire portugais et impulsé un processus de paix, comme l’estime aujourd’hui Pedro Pires, l’adjoint de Cabral à la Tricontinentale, devenu par la suite président du Cap-Vert indépendant. Pour Douglas Bravo, interrogé à Caracas et devenu député de gauche (non chaviste) après des décennies de guérilla, ce mouvement avait exprimé la «  part rebelle du monde  », qui, selon lui, continue en prenant d’autres formes de nos jours.

Roger Faligot, Auteur de Tricontinentale. Quand Che Guevara, Ben Barka, 
Cabral, Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale (1964-1968). Éditions La Découverte, à paraître en poche en 2016.

C) L’internationalisme à l’époque du Che (LCR - Imprecor)

Les combats du Che s’inscrivent dans une séquence historique qui voit l’effondrement des anciens empires coloniaux européens et la contestation planétaire de la domination des Etats-Unis. À travers de nombreuses conférences — de Bandung, en 1955, à la Tricontinentale, qui se tient à La Havane en 1966 — chefs d’Etats nouvellement indépendants et dirigeants des luttes de libération tentent de faire parler d’une seule voix ce qu’on commence à appeler le Tiers-monde.

Ce mouvement sera fragilisé par l’assassinat de beaucoup de ses dirigeants par les services secrets occidentaux, dont le principal artisan de la Tricontinentale, le marocain Mehdi Ben Barka. Plus fondamentalement, les limites de la décolonisation sont inscrites dans la dépendance vis-à-vis des anciennes métropoles, et dans le poids du modèle stalinien comme seule alternative.

Cependant, un certain nombre de militant-e-s ont tenté d’aller jusqu’au bout de la libération nationale, en l’articulant avec la perspective d’une révolution mondiale. A titre d’illustration des débats de cette période, trois figures marquantes, contemporaines du Che, sont présentées dans des encadrés : Patrice Lumumba, Franz Fanon et Malcolm X.

Patrice Lumumba : La formation d’un dirigeant nationaliste

« Nous avons vu nos terres saisies au nom de lois prétendument légitimes, qui en fait reconnaissaient seulement que la force est le droit. La République du Congo a été proclamée, et notre pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. » Discours du 30 juin 1960, jour de l’indépendance du Congo

A la naissance de Lumumba, en 1924, le travail forcé est encore un élément central de l’économie coloniale. Au début des années 1940, le Congo bénéficie d’un développement limité. C’est un processus inégal, qui touche principalement les villes. La capitale Léopoldville a dans l’après-guerre tout d’une métropole moderne.

Un des aspects important de ce développement inégal est l’apparition de ce qu’on appelle « les évolués » hommes congolais qui occupent des positions subalternes dans l’administration coloniale belge. Ils sont considérés comme plus « civilisés ». Ils vont mener la lutte pour l’indépendance. Lumumba devient dirigeant de ce groupe à Stanleyville. Au milieu des années 1950, ses idées ne sont pas différentes de celles de son groupe : il loue la mission civilisatrice de la Belgique, qui est « parmi les grandes puissances coloniales, et nous, parmi les populations sous-développées les mieux colonisées. »

Cependant, les évolués commencent à voir que leur avenir au Congo belge est fermé par le racisme. Leur organisation en associations contraste avec la relative inorganisation de la classe ouvrière urbaine. Lumumba devient rapidement le dirigeant de la principale organisation nationaliste, le Mouvement national congolais (MNC), qui recherche au départ un processus négocié d’accession à l’indépendance.

Une colère populaire éclate dans la capitale en 1959. La puissance coloniale est terrifiée et ouvre le feu sur une manifestation, 500 personnes sont tuées. Des grèves éclatent, l’autorité coloniale est partout contestée et les gens commencent à s’organiser eux-mêmes. C’est l’année de la révolution congolaise. Le MNC et Lumumba se radicalisent et le MNC atteint 58 000 membres. En avril 1959, au cours d’une tournée de conférences en Belgique, Lumumba déclare : « Les masses sont bien plus révolutionnaires que nous [...] lorsque nous sommes avec elles ce sont les masses qui nous poussent, et elles veulent avancer plus vite que nous. » Lorsque des cellules locales du MNC sont créées, les patrons sont critiqués, des appels à la grève sont lancés. Mais limitée à l’objectif de l’indépendance, l’organisation s’avère incapable d’exprimer ces exigences générales de changement social. » ” Lumumba est célébré pour sa défense de l’indépendance après la victoire du MNC aux élections de mai 1960. Il refuse d’accepter la sécession des riches provinces minières du Katanga et du Kasai, puis essaye de mobiliser ses partisans contre l’occupation illégale du pays par l’armée belge. Lumumba est arrêté par des soldats de Mobutu et, le 17 janvier 1961, sept mois après son accession au pouvoir, il est assassiné par les Belges. Ce meurtre exprime la réalité du monde post-colonial, dans lequel le véritable pouvoir est encore détenu par l’ordre ancien. Lumumba découvre trop tard le rôle des « évolués », et il n’eut aucun moyen de défendre le genre d’indépendance qu’ils voulaient. Mais il combattit l’impérialisme avec un courage extraordinaire. Avant d’être assassiné il écrivit : « L’histoire aura un jour son mot à dire, mais ce ne sera pas l’histoire qui est enseignée à Bruxelles, à Paris, à Washington ou aux Nations unies, mais celle qu’on apprendra dans les pays émancipés du colonialisme et de ses fantoches. »

Franz Fanon et la violence révolutionnaire

Franz Fanon est une figure marquante des luttes de libération anticoloniale. Son livre Les damnés de la terre (1961) est révélateur des forces et des contradictions de la pensée tiersmondiste de l’époque.

Sa lecture inspira une génération de révolutionnaires, du Che qui partit combattre au Congo après l’avoir lu, aux militants des Black Panthers.

Fanon naît en Martinique en 1925. Après des études de psychiatrie à Lyon, il écrit son premier livre, Peau noire, masques blancs, en 1952. Reprenant le concept marxiste d’aliénation, il montre que le rapport colonial ne se limite pas à la violence physique mais suppose l’intériorisation de la domination par le colonisé, qui conduit en général à la haine de soi. L’année suivante, il est nommé à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. En tant que médecin, il est confronté à la violence des rapports sociaux au sein d’une société algérienne déstructurée par la colonisation, frustrée par la toute-puissance des blancs.

Peu après le début de l’insurrection algérienne, Fanon adhère au FLN. Il développe alors l’idée que la reconquête de leur humanité par les colonisés passe par le retournement de la violence contre les colons. Fanon s’illusionne cependant sur le rôle salvateur de la violence. S’il souligne à juste titre les changements profonds nés de la lutte, il imagine que la violence révolutionnaire suffit à fonder une société débarrassée de l’oppression, à engendrer un homme nouveau, thème qu’il partage avec Guevara. Fanon meurt en 1961, peu avant l’indépendance algérienne, sans connaître la tragédie des luttes de pouvoir entre chefs de guerre, des assassinats de dissidents, puis la réalité d’un système politique qui tire sa légitimité de la glorification constante des martyrs. Pourtant, ses écrits montrent qu’il a pris conscience de la caricature de socialisme représentée par les régimes issus des indépendances, à travers son expérience de représentant du FLN à de nombreux sommets africains. Très tôt, il critique les compromis avec la bourgeoisie nationale et l’impérialisme, les nationalismes étriqués qui endorment les masses, les partis uniques où règne la corruption.

Le problème central de sa pensée politique, qui l’empêche de proposer une alternative aux impasses des régimes postcoloniaux, réside dans son analyse des classes sociales. Sa stratégie est fondée sur la mobilisation spontanée des paysans pauvres et du lumpenprolétariat urbain, dirigée par les intellectuels nationalistes révolutionnaires. Il rejette le prolétariat urbain, le considérant comme privilégié et domestiqué par les colons. Il exprime à cet égard les limites de la pensée tiers-mondiste, construite en opposition à l’orthodoxie stalinienne de l’époque. Les partis communistes refusant d’engager le mouvement ouvrier dans la lutte pour l’indépendance et le socialisme au nom du fait que les pays colonisés ne seraient pas mûrs, de nombreux intellectuels révolutionnaires se sont alors tournés vers d’autres forces sociales.

La (re)découverte de Franz

Fanon est cependant bienvenue en ces temps de renouveau des combats internationalistes. Le Forum social mondial de Nairobi a choisi de lui consacrer une place particulière ; en France, son nom réapparaît dans de nombreux travaux sur l’empreinte du colonialisme aujourd’hui, et accompagne les efforts de construction d’un mouvement de l’immigration à la hauteur des durcissements de ces dernières années.

Concluons avec une citation qui montre bien l’actualité de Fanon aujourd’hui : « Ce travail colossal qui consiste à réintroduire l’homme dans le monde, l’homme total, se fera avec l’aide massive des masses européennes qui, il faut qu’elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. »

Malcolm X, du séparatisme à l’internationalisme

La révolution cubaine de 1959 coïncida avec l’avènement de la nouvelle gauche américaine. La vague de répression politique du maccarthysme des années cinquante commençait alors à refluer sous la pression d’un mouvement de masse contre le racisme. en parallèle, mais en convergence croissante avec un mouvement étudiant ancré dans le sud, une mouvance séparatiste gagna en popularité au nord du pays, principalement structurée par la Nation of Islam.

L’intransigeance des Black Muslims quant à l’hypocrisie du gouvernement concernant le racisme structurel du pays (dans le logement, l’éducation et sur le marché du travail), combinée à la fierté de leurs origines africaines et à leurs revendications d’autonomie, avaient gagné en popularité dans les ghettos durant les années cinquante. Converti comme beaucoup d’autres à l’Islam en prison, Malcom X lorsqu’il rejoignit la NOI, fut particulièrement touché par le militantisme des Black Muslims.

Paradoxalement, Malcom X deviendra le porte-parole principal d’une organisation de plus en plus en porte à faux par rapport aux soulèvements du pays. Face à la violence des ségrégationnistes et à la passivité du gouvernement fédéral, le mouvement des droits civiques allait se tourner vers des stratégies plus radicales, délaissant la non-violence et ses principaux porteparole. Dans un pays où toute tradition de gauche était quasiment invisible, les militants de l’aile étudiante du mouvement se tournèrent vers l’actualité internationale pour y puiser inspiration et solutions. Les mouvements de décolonisation du continent africain, ainsi que les révolutions chinoise et cubaine prirent un sens particulier pour de jeunes afroaméricains en prise avec une histoire hantée par la déportation et l’esclavage et nourrie par un séparatisme remontant à Marcus Garvey dans les années vingt.

Malcom X avait été lui aussi attiré par le séparatisme noir au début des années soixante. Sa critique de la politique américaine s’approfondit, en particulier après son voyage à la Mecque en 1964, suite auquel il alla à la rencontre de nombreux chefs d’Etat africains. Leur expérience politique avait été trempée dans les luttes anticoloniales et ils aspiraient à construire une forme de socialisme d’Etat, sur le modèle chinois ou cubain. De retour au pays, Malcom X rompit avec la NOI, sur des bases politiques (critique de l’apolitisme de la NOI) et personnelles (corruption du chef spirituel Elijah Muhammad) et fonda l’Organisation pour l’unité afro-américaine (OAAU), groupement sans présupposé religieux cette fois. Dans les quelques mois qu’il lui restait à vivre avant d’être assassiné en février 1965, il sillonna le pays pour s’adresser à des centaines de milliers de jeunes sur les campus universitaires alors en ébullition grandissante face à la guerre du Vietnam. Son fameux discours de 1963 « Message à la base militante » insistait sur la nécessité d’une révolution pour renverser un ordre social raciste. La conférence des pays non-alignés de Bandung de 1955, ainsi que les expériences révolutionnaires de pays autrefois colonisés étaient devenus des références majeures pour un homme qui appelait alors à la solidarité internationale entre tous les peuples opprimés du monde et dénonçait la violence militaire de la politique étrangère des Etats-Unis.

Malcom X était devenu une figure incontournable de la nouvelle gauche américaine juste avant sa mort. Dans les années suivantes, en 1966 notamment avec l’émergence du Black Power, puis en 1967 avec la plus large explosion d’émeutes dans les ghettos, son influence allait continuer de s’étendre. Mais surtout, son flambeau serait bientôt repris par d’autres, comme Angela Davis, Stokely Carmichael et les Black Panthers.


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