La Charte d’Amiens (8 au 16 octobre 1906)

mercredi 28 décembre 2016.
 

La " Charte d’Amiens " est adoptée en 1906 par la Confédération Générale du Travail (CGT) lors de son IXe congrès confédéral. Cette déclaration solennelle réaffirme l’indépendance du mouvement syndical vis-à-vis des partis politiques et marque la prééminence du syndicalisme révolutionnaire. Elle reste un texte de référence, cité dans les débats syndicaux.

Présentation par Gilles Morin

" Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la CGT : " La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ".

Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en oeuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique : dans l’oeuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’oeuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale. Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait, à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat. Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ".

SIGNATAIRES : (Nous donnons le nom tel qu’il est écrit dans le compte rendu puis entre crochets le vrai nom). Marie [Marie François, ouvrier typographe de la Seine] ; Cousteau [Cousteau M., ouvrier jardinier] ; Menard [Ménard Ludovic, ouvrier ardoisier à Trélazé] ; Chazeaud [Chazeaud Jules, chaudronnier, Lyon] ; Bruon [Bruon C., bâtiment] ; Ferrier [Ferrier Louis, serrurier, Grenoble] ; E. David, B. d. T. Grenoble [David Eugène, plâtrier-peintre, Grenoble] ; Latapie [Latapie Jean, métallurgie, Paris] ; Médard [Médard Jean-Baptiste] ; Merrheim [Merrheim Alphonse, métallurgie] ; Delesalle [Delesalle Paul, métallurgiste en instruments de précisions, Paris] ; Bled [Bled Jules, jardinier, Seine] ; Pouget [Pouget Emile] ; Tabard E. [Tabard Etienne, cocher-livreur, Paris] ; Bousquet A. [Bousquet Amédée, boulanger, Paris] ; Monclard [boulanger, Marseille] ; Mazau [Mazaud Jacques, cocher de fiacres, Seine] ; Braun [Braun Joseph, ouvrier mécanicien] ; Garnery [Garnery Auguste, bijoutier, Seine] ; Luquet [Luquet Alexandre, coiffeur, Paris] ; Dret [Dret Henri, cordonnier, Paris] ; Merzet [Merzet Etienne, mineur, Saône-et-Loire] ; Lévy [Lévy Albert, employé] ; G. Thil [Thil G., lithographe] ; Ader [Ader Paul, ouvrier agricole, Aude] ; Yvetot [Yvetot Georges, typographe, Seine] ; Delzant [Delzant Charles, verrier, Nord] ; H. Galantus [Galantus Henri, ferblantier, Paris] ; H.Turpin [Turpin H., voiture] ; J. Samay, Bourse du Travail de Paris [Samay J.] ; Robert [Robert Charles, palissonneur en peaux, Grenoble] ; Bornet [Bornet Jules, bûcheron, Cher] ; P. Hervier, Bourse du Travail de Bourges [Hervier Pierre, Bourges] ; Dhooghe, Textile de Reims [Dhooghe Charles, tisseur] ; Roullier, Bourse du Travail de Brest [Roullier Jules, électricien, Finistère] ; Richer, Bourse du Travail du Mans [Richer Narcisse, ouvrier en chaussures] ; Laurent L., Bourse du Travail de Cherbourg [Laurent Léon] ; Devilar, courtier de Paris [Devilar C.,] ; Bastien, Textile d’Amiens ; Henriot, Allumettier, [Henriot H.] ; L. Morel de Nice [Morel Léon, employé de commerce] ; Sauvage [mouleur en métaux] ; Gauthier [Gautier Henri, chaudronnier, Saint-Nazaire].

Pour en savoir plus

Le IXe congrès confédéral, de la CGT, s’est réuni, du 8 au 16 octobre 1906, dans une école des faubourgs de la capitale picarde. Il rassemblait 350 délégués représentant 1 040 organisations. L’appellation de Charte d’Amiens a été donnée à un vote du congrès portant sur les rapports du syndicalisme et des partis, adopté le 13 octobre 1906, à la suite d’un scrutin sur deux textes contradictoires, qui a donné lieu aux débats les plus animés. D’autres résolutions ont été votées par le congrès, les principales portant sur les relations syndicales internationales, l’action pour les huit heures, le travail aux pièces, les lois ouvrières et l’antimilitarisme. La Charte se situe dans la continuité des positions de la CGT affirmées dès sa naissance ; elle est aussi étroitement liée au contexte de l’année 1906. La CGT, née en 1895, onze ans plus tôt, ne regroupe guère plus de 200 000 adhérents, sur environ 6 millions de salariés français ; ce qui en fait une des confédérations nationales aux effectifs les plus réduits d’Europe, recrutant essentiellement dans les milieux d’ouvriers qualifiés et dans l’élite ouvrière. Jusqu’en 1914, la CGT comprend en dehors du courant syndicaliste révolutionnaire, deux autres tendances importantes, les réformistes et les guesdistes, représentants français du courant marxiste. Les guesdistes accordent une place subalterne à l’action syndicale à laquelle ils refusent toute possibilité d’autonomie et sont partisans de la subordination du syndicat au parti. L’adoption de la Charte d’Amiens marque leur défaite définitive. Le congrès d’Amiens se tient à la fin d’une période de vive tension. Au plan international, deux événements majeurs se sont produits, la Révolution russe de 1905 et la crise marocaine dans laquelle France et Allemagne cherchant toutes deux de nouveaux territoires à coloniser ont menacé d’en venir aux armes ; elle s’est achevée par les accords d’Algésiras. Au plan national, au-delà de la crise du bloc des gauches, deux événements principaux pèsent sur les débats, l’affirmation du Parti socialiste SFIO et un regain des luttes ouvrières.

L’affirmation de la SFIO.

L’unification du mouvement socialiste au congrès de Paris, tenu salle du Globe les 23- 25 avril 1905, permet de poser autrement la question du rapport entre le parti ouvrier et les syndicats. Le congrès de la fédération du textile dirigé par Victor Renard avait décidé, à la majorité des deux tiers, d’entretenir des relations constantes avec la SFIO. Devançant les critiques, Renard - qui estime que le syndicalisme ne risque plus d’être une victime indirecte des querelles entre socialistes et qu’il peut, au contraire, bénéficier de la dynamique unitaire-dépose au congrès d’Amiens un texte s’intitulant " Rapports entre les syndicats et les partis politiques " qui demande une collaboration entre les deux organisations ouvrières.

Les luttes ouvrières de 1906.

A son congrès de Bourges en 1904, la CGT avait adopté le principe de l’organisation d’une " agitation intense et grandissante à l’effet que, le 1er mai 1906, les travailleurs cessent d’eux-mêmes de travailler plus de huit heures ". Après la catastrophe de la mine de Courrières, qui fait 1 630 victimes le 10 mars 1906 et est suivie d’une vague de grèves souvent violentes dans le pays minier puis dans différents secteurs d’activités (bâtiment, métallurgie, livre, etc.), la préparation du 1er mai fait naître une hantise de guerre civile, exploitée habilement par le nouveau ministre de l’Intérieur Georges Clemenceau. Sur fond de répression - le siège de la CGT est perquisitionné -, le Premier mai est un " succès moral " selon le secrétaire de la CGT, Griffuelhes. Pour la première fois, le syndicat a pu impulser un mouvement d’importance nationale et sensibiliser l’opinion à la journée de huit heures. Mais le reflux des grèves à partir de la deuxième quinzaine de mai manifeste les limites de l’action directe. Les débats sur les rapports avec le Parti socialiste et la CGT sont aussi l’occasion d’affirmer la doctrine du syndicalisme révolutionnaire. La Charte, après le rappel des statuts de la CGT, définit deux points : les objectifs et moyens du syndicalisme ; les droits et devoirs des travailleurs et des organisations adhérant à la CGT.

Le rappel des statuts de la CGT.

En fait, la citation introductive ne reprend pas l’article 2 des statuts de la CGT adoptés au congrès fondateur de Limoges en septembre 1895, mais le deuxième paragraphe de l’article 1, soit : un amendement initié par des vaillantistes (Jules Majot et Léon Martin). Soutenu par des réformistes et des anarchistes, il est adopté par 124 mandats " pour ", 14 " contre " et 6 abstentions. Mais le principe de l’indépendance absolue du syndicat envers l’État et les partis politiques avait déjà été adopté, en 1893, par la Fédération nationale des bourses du travail qui avait participé à la constitution de la CGT. La référence aux " écoles politiques " apparaît datée en 1906, elle tire un trait sur le processus d’unification des socialistes ; elle peut aussi viser l’anarchisme. Les statuts précisent que la CGT groupe " les travailleurs conscients " et non les citoyens ; ils affirment ainsi la priorité du caractère de classe de l’organisation et son rôle révolutionnaire. Le syndicat n’attend rien du bulletin de vote. Le paragraphe suivant interprète les statuts en terme économico-politique. La " lutte des classes " n’est pas seulement théorique dans le contexte des luttes de 1906, même si elle constitue une référence commune aux marxistes et aux anarchistes. Le terme de révolte est plus propre au langage de ces derniers.

Les moyens et objectifs du syndicalisme.

Pour les syndicalistes révolutionnaires, " la disparition du salariat et du patronat " constitue le but ultime du syndicalisme et la seule solution à terme. La possibilité d’obtenir des " améliorations immédiates " par " l’oeuvre revendicatrice quotidienne " est réaffirmée, ce qui permet d’associer les réformistes, mais elle est relativisée. Dans le débat précédant le vote, un signataire du texte, Latapie, a expliqué que le patronat récupère, dès qu’il le peut, les concessions faites aux travailleurs. Les deux principales revendications de la CGT " la diminution des heures de travail " et " l’augmentation des salaires " sont reprises au lendemain du lancement du grand combat pour la journée de huit heures. La grève générale, mythe et vision collective génératrice d’action, est présentée comme l’arme de transformation de la société. C’est une position spécifique des syndicalistes révolutionnaires et des allemanistes. Le syndicat doit devenir dans l’avenir " le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale ". L’État n’aura plus de place dans ce schéma hérité des idées de Proudhon. La CGT manifeste une hostilité et une méfiance permanente vis-à-vis de l’État - quelle que soit sa nature, y compris républicaine - et de toute initiative que ce dernier peut envisager dans le champ social. Ces caractéristiques sont liées à l’histoire ouvrière française, au rôle répressif de l’État depuis la loi Le Chapelier, aux souvenirs de la Commune de Paris, et à ceux du Premier mai passé. La CGT ne comprend pas que si l’État continue la répression à l’égard du monde du travail, il prend également au même moment un certain nombre d’initiatives en matière de législation du travail et de protection sociale.

Les droits et devoirs des travailleurs et des organisations adhérant à la CGT.

syndicalisme révolutionnaire de 1906. Force ouvrière revendiqua, à sa naissance, l’héritage de la Charte d’Amiens en mettant l’accent sur l’indépendance syndicale, la CGT, elle, en retint l’héritage révolutionnaire. Ainsi, ce texte, qui porte fortement les traces de l’époque de sa rédaction, est devenu le texte de référence, utilisé pour justifier des positions diamétralement opposées.

Les signataires sont tous des hommes (voir leurs notices dans le Maitron). Les provinciaux sont majoritaires, les Parisiens ne représentant qu’environ 40 % des signataires. Ce sont des hommes encore jeunes (35 ans de moyenne), nés après la Commune. Le plus vieux, l’ardoisier Ludovic Ménard, à 51 ans, le plus jeune, le bûcheron Jules Bornet, à 25 ans. Au plan politique, on compte des vaillantistes, des allemanistes, des syndicalistes révolutionnaires parfois issus de l’anarchisme. Ils composent une génération autodidacte.

Pour aller plus loin

BRÉCY Robert, Le mouvement syndical en France, essai bibliographique, 1871-1921, Paris-La Haye, Mouton, 1963, 218 p. DOLLÉANS Édouard, Histoire du mouvement ouvrier, Paris, A.Colin, 1936 et 1957, tome 2 (1871-1920), 366 p. DREYFUS Michel, Histoire de la CGT, Bruxelles, Complexe, 1995, 407 p. INSTITUT CGT D’HISTOIRE SOCIALE, 1906, le congrès de la charte d’Amiens, collection les congrès de la CGT, 1983, 494 p. (texte adopté par 170-171) LEFRANC Georges, Le mouvement socialiste sous la Troisième République (1875-1940), Paris, Payot, 1963, 444 p. LEFRANC Georges, " À l’occasion du centenaire : la Charte d’Amiens, 1906 ", L’information historique, 1956, n° 5, p. 176-179. LEFRANC Georges, Le mouvement syndical sous la Troisième République, Paris, Payot, 1967, 452 p. REBÉRIOUX Madeleine, La République radicale ?, 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, 258 p.,Coll. " Points-Histoire ". WILLARD Claude, La France ouvrière, tome 1 : Des origines à 1920, Paris, Éditions sociales, 1993, 493 p.


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