La mondialisation capitaliste décryptée par un ouvrage majeur : Un nouveau livre d’André Tosel « Un monde en abîme » (Editions Kimé, Paris 2008)

mardi 24 février 2009.
 

Pour comprendre le sens et les effets de la mondialisation capitaliste, par-delà les illusions apologétiques il fallait un ouvrage informé, précis, pluridisciplinaire, et proposant une analyse en profondeur.. Nous l’avons. Ecrit par le philosophe André Tosel, qui trouve son inspiration à la fois chez Spinoza et chez Marx, il s’intitule « Un monde en abîme. Essai sur la mondialisation capitaliste » (Paris 2008, Editions Kimé). Il s’agit d’un maître-livre, dont la lecture permet d’acquérir une lucidité sans concession sur ce que nous sommes en train de vivre. L’ouvrage démystifie de façon forte et limpide les mirages idéologiques dont se pare un processus encensé par ses bénéficiaires, mais dont les ressorts réels sont trop souvent travestis aux yeux de ses victimes.

André Tosel pointe bien le ralliement de nombre de philosophes, de penseurs et d’idéologues, le plus souvent installés sur le devant de la scène médiatique, aux illusions d’un libéralisme économique sans rivages, auréolé d’une supposée victoire sur son autre, et gratifié des vertus des droits de l’homme, de la démocratie, d’une communication enfin libérée de ses entraves, d’un monde enfin délivré de ses frontières grâce au divin Marché, nouveau dieu tutélaire. Mais qu’est-ce que ce monde ? Ce monde n’est pas un monde. Un « non-monde », dit fortement André Tosel. L’âge d’or que nous prédisait Fukuyama en décrétant la trop fameuse « fin de l’histoire » au moment où s’effondra le mur de Berlin n’est pas advenu. Les adeptes de la mondialisation croyaient avoir terrassé le communisme, ou plutôt sa caricature stalinienne, et avoir ainsi congédié de façon définitive toute véritable alternative au capitalisme pudiquement rebaptisé libéralisme pour mieux s’auréoler des valeurs de liberté et d’Etat de droit dont il se targue. Mais le capitalisme désormais seul au niveau international n’apparaît guère comme un horizon indépassable. Il juxtapose une nouvelle misère à la richesse que décuple une exploitation rendue à ses pulsions premières, et graduellement libérée de tout garde fou par la destruction des droits sociaux. Quant au prétendu droit international, ce n’est pas un droit équitable, rendant justice à tous les peuples, qui le constitue, mais bien la loi d’une superpuissance tantôt travestie en droit international tantôt explicitement et brutalement affirmée comme loi du plus fort supposée bien sûr rendre service à la cause démocratique mondiale.

Plus globalement, la mondialisation politique, opérée sous couvert de généralisation des droits de l’homme et de la démocratie, est en réalité si étroitement soumise aux intérêts du capitalisme international et de la puissance qui en assure le leadership qu’elle fait courir aux idéaux et aux valeurs invoquées le risque d’être disqualifiés par leur association avec l’inhumanité d’une logique du profit qui ne se connaît aucune limite. La seule limite qu’il rencontre est celle que lui infligent ses contradictions explosives comme on le voit avec la crise financière puis économique et sociale qui ravage aujourd’hui la planète. Démocratie, liberté, égalité de droit, laïcité, qui sont autant de conquêtes, sont alors amalgamés par les esprits rétrogrades aux effets inhumains d’une mondialisation obsessionnelle. Ce n’est pas un hasard si les replis communautaristes sur des traditions religieuses désémancipatrices vont de pair avec le seul internationalisme que promeut la mondialisation capitaliste : celui des capitaux, des conditions de travail les plus « rentables », des législations sociales minimales.

Les avertissements de Marx sur le « catalogue pompeux des droits de l’homme » et sur la mystification qui déguise un rapport d’exploitation en contrat librement consenti n’ont pas pris une ride. André Tosel le montre avec force en rappelant le processus de destruction tendancielle des droits sociaux qui avaient humanisé le capitalisme en le forçant à composer avec des exigences qu’il n’assumait pas spontanément. Quel est l’homme des droits de l’homme ? On comprend que la question chère à Marx fasse aujourd’hui retour quand l’idéologie du libéralisme économique confine l’humanité de l’homme dans l’individualisme possessif, et privilégie la liberté d’entreprendre quoi qu’il en coûte à la communauté.

Depuis les années 1980, le capitalisme mondialisé s’efforce de rattraper par la géographie ce qu’il avait perdu par l’histoire. Liquider le code du travail, déréglementer l’embauche et le licenciement, détruire la redistribution fiscale et les grands services publics : le processus de déshumanisation est en marche sous couleur de modernité et de réforme. Madame Parisot, dirigeante du patronat français, a pu oser dire « L’amour et la santé sont précaires : pourquoi le travail échapperait-il à la loi ? ». Qui s’est indigné de cet éloge brutal de la loi darwinienne, qui traite les hommes comme des animaux soumis à la pression sélective du milieu ? Et quel milieu ! Qui s’étonne, en ces temps de moralisme mièvre, du vocabulaire qui consacre la réification ou au contraire la liquidation des travailleurs jugés superflus quand ils ne contribuent plus à l’accroissement des taux de profit ? « Dégraisser » le personnel, gérer les « ressources humaines », comprimer, alléger, liquider, etc... Le vocabulaire a de quoi faire frémir. Mobilité, flexibilité, adaptabilité sans limite...Ceux qui jouent leur mobilité dans la classe affaire du ciel mondialisé sont quant à eux très loin de s’appliquer à eux-mêmes les slogans qu’ils affirment. Abandonnent-il leurs postes à des hommes des pays en voie de développement, afin de réduire aussi les coûts salariaux des dirigeants d’entreprise ?

L’idéologie libérale s’en prend systématiquement à tout ce qui peut faire obstacle à la logique du profit capitaliste. Elle présente comme une progression dans le vingt et unième siècle un retour au dix neuvième siècle, âge d’un capitalisme sauvage qui envoyait les enfants travailler dans les mines. André Tosel montre qu’une telle logique est également une menace pour le globe et ses ressources. Au train où vont les choses, un désastre écologique ne peut être évité, là encore, que si de régulations fortes sont imposées.

Plus généralement, c’est la notion de coût social qui doit devenir essentielle aujourd’hui. Un navire qui dégaze en mer par souci d’économie réduit les coûts déboursés par l’entreprise. Mais il laisse de ce fait à la charge des collectivités publiques, de l’Etat, le soin de réparer les dégâts. C’est ce qu’en termes pudiques on appelle désormais l’externalisation des coûts. La pollution industrielle est un autre exemple d’externalisation irresponsable. Les pollueurs sont rarement les payeurs à cent pour cent. Bref, entre le coût comptable pour l’entrepreneur et le coût objectif global une différence sensible apparaît. Que dire également du coût social des dépressions nerveuses, voire des dérives dans l’alcoolisme et la marginalisation, consécutive à un licenciement dont un chômeur ne se relève pas ? Certes, ce licenciement peut être la conséquence de difficultés réelles de l’entreprise. Mais lorsque ce n’est pas le cas, et qu’il a pour unique cause une volonté de servir de plus fort dividendes aux actionnaires, et partant d’accroître le seul profit capitaliste, l’externalisation des coûts humains s’apparente à une conduite irresponsable.

Prise au mot, l’idéologie de l’ultralibéralisme suppose que l’acteur économique assume toutes les conséquences de son initiative, et ne laisse donc rien à la charge de la collectivité publique. Elle critique suffisamment ce qu’elle appelle une logique d’assistance pour ne pas vouloir cette assistance dans la logique de l’entreprise. Contradiction. L’externalisation de certains coûts est une façon de se faire assister par la collectivité publique et l’Etat, alors qu’on ne cesse de récuser le principe même de l’intervention de celui-ci dans la vie économique. Critiquer les subventions de l’État pour les services publics qui sont pourtant d’intérêt général et les accepter implicitement pour réparer des dommages induits par l’entreprise est évidemment contradictoire. L’économie capitaliste mondialisée est donc une économie assistée. Les milliards de subventions publiques qui viennent d’être alloués aux banques suite aux spéculations financières les plus invraisemblables laissent songeur. Elles devraient conduire à se demander ce que vaut le refus ultralibéral de toute intervention de l’Etat dans la sphère socio-économique... sauf pour sauver la mise aux bénéficiaires du système. Que vaut toute la rhétorique de l’entreprise citoyenne, voire de l’entreprise éthique, si l’irresponsabilité en matière sociale, telle que l’atteste l’externalisation de certains coûts, constitue un des ressorts de la quête du profit ? Et que vaut la thématique libérale de la main invisible qui comme par magie conduirait le marché s’il apparaît que la conjonction des initiatives privées en vue du seul profit capitaliste ne produit nullement la prise en charge de l’intérêt commun, mais au contraire des problèmes récurrents pour la collectivité publique ? La question mérite d’être posée à une époque où la morgue des dominants a voulu faire passer les droits sociaux pour une manne providentielle, voire un assistanat.

Quant aux formes politiques dans lesquelles se déploie le processus de la mondialisation, leur lustre hérité de l’époque où elles furent d’authentiques progrès semble bien terni. La démocratie représentative, comme le montre André Tosel, devient le plus souvent l’occasion d’un dessaisissement du peuple comme tel. Ce n’est plus le représenté qui est auteur du représentant, selon la formule forte de Hobbes dans le chapitre XVI du Léviathan, mais bien plutôt le représentant qui s’autonomise si radicalement du représenté qu’il en vient à le produire selon un imaginaire idéologique où l’on reconnaît mal l’intérêt du peuple représenté. Que dire du transfert à des « expertes » non élus de décisions qui devraient relever de plein droit de la souveraineté populaire ? La volonté générale, que Rousseau voulait faire advenir dans des processus de démocratie directe, avec contrôle effectif de la souveraineté populaire, voire mandat impératif plutôt que délégation de longue durée, était effectivement problématique en ce qu’elle semblait postuler une « faculté de vouloir ce qui vaut pour tous » commune à tous les citoyens, par delà les clivages de classes. Mais elle avait au moins le mérite de mettre en débat l’intérêt commun, de mettre à l’épreuve les intérêts particuliers. Dans le cadre d’une République à la fois laïque et sociale où se sédimentaient en un corpus de lois les grandes conquêtes issues des luttes ouvrières, elle avait le pouvoir de faire contrepoids à la logique des « eaux glacées du calcul égoïste » évoquée par Marx en 1848. Mais désormais, pour les tenants de la mondialisation dite libérale il ne saurait être question de tolérer un tel exemple de configuration politique et sociale. Après Madame Thatcher en Angleterre, le travail de sape au nom de l’Europe et du monde est largement entamé en France. Et ce avec la complicité de forces politiques qui confondent rénovation et trahison, désespérant encore un peu plus ceux qui croyaient pouvoir compter sur elles pour résister.

Car il faut résister, et l’ouvrage d’André Tosel, véritable somme sur l’état du monde aujourd’hui, ouvre admirablement la voix à la conjugaison de lucidité et de détermination que requiert une telle résistance. A lire au plus vite.


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