L’homme, cet animal humain, et la question des droits des animaux – Humanisme et bien-être animal (Par Pierre Rousset, NPA)

vendredi 27 novembre 2009.
 

Introduction

Ma contribution sera essentiellement politique, plus que scientifique ou théorique. Je ne suis ni biologiste, ni spécialiste du droit, ni philosophe – même si je devrais par la force des choses « frôler » ces disciplines.

Il est généralement utile de signaler d’emblée les limites d’un exposé et de ses ambitions. C’est particulièrement vrai ici. Le sujet abordé est à la croisée de plusieurs domaines de connaissances. Il a été l’objet de nombreux débats et de vives confrontations politiques dans le monde anglo-saxon, mais il est resté (à tort) très marginal en France. [1] Lors des universités d’été de la LCR, les années passées, il n’a été évoqué que par incidence : c’est la première fois qu’il est introduit en tant que tel. Notons qu’au congrès de fondation du NPA, un amendement a posé la question de la défense animale et de son rapport à l’anticapitalisme, ce qui est aussi sous cette forme nouveau. [2]

L’objectif de cet atelier est donc modeste. Il lance une « alerte », pour souligner l’importance de la question. Il s’agit d’initier une réflexion et non pas de la conclure, car dans nos milieux il n’y a pas encore eu de collectivisation effective sur cette question. J’avoue avoir quelques opinions bien arrêtées en ce domaine et je vais les présenter. Mais elles n’ont pas passé l’épreuve du feu du débat contradictoire.

Pour contribuer à ouvrir ce champ de réflexion collective, je vais faire :

- Appel à la raison – dans la mesure où nous avons à faire des choix rationnels.

- Appel à l’éthique – dans la mesure où l’éthique composante d’une politique d’émancipation (la recherche de cohérence entre ses objectifs et ce que l’on fait).

- Appel aux sentiments – dans la mesure où ce que l’on ressent constitue une composante d’un engagement militant (on ne lutte pas pour la « rationalité des structures » ! ; on lutte mal pour ce que l’on ne ressent pas).

Sur ce dernier point, nombreux sont celles et ceux qui ressentent douloureusement la souffrance animale – mais n’en parleront pas, ne « l’avoueront » pas en politique. Je ne reprendrais pas ici le slogan volontairement simplificateur des années 1970 : « Tout est politique » – certaines questions gagnent en effet à rester dans la sphère privée. Mais l’une des dimensions de la remise en cause radicale de l’ordre dominant – notamment pour ma génération – a bien été de (ré)introduire en politique des terrains qui en étaient exclus : par exemple dans les années 1970, les questions de la morale et de la sexualité, des rapports de genre, de la psychiatrie et de l’hôpital, de la connaissance et des sciences… ou dans les années 1980 bien des facettes de l’écologie (avec la naissance de l’écologie politique sous les coups de boutoir, déjà, de la crise environnementale).

Le processus d’intégration ou de réintégration dans la sphère politique de ce que la culture, la tradition et l’idéologie dominante veulent confiner à la sphère privée et/ou technique, économique, n’est pas achevé. Il n’a pas concerné, en France, la condition animale, ou alors très marginalement. C’est ce processus qui se poursuit ici.

Question : est-ce que la crise écologique globale change les données du problème ? Non, si ce n’est que :

- Elle rend impératif et urgent ce qui était déjà nécessaire auparavant.

- Elle facilite l’ouverture (tardive) des esprits réticents à des champs de réflexion ou d’action inhabituels (dans la gauche française).

« Objectivement », cet atelier aurait pu être organisé il y a longtemps…

Notons aussi que le tour pris par le débat sur le changement climatique risque d’occulter une bonne partie des données réelles du problème qui nous est posé par la crise écologique globale : il tend à tout ramener à des taux de CO2 et à leur marché. Mais les écosystèmes (dont le climat est aussi le reflet) ne sont pas des abstractions. Nous sommes en relation d’interdépendance avec des êtres vivants réellement existants et pas seulement des « matières premières » recyclées dans la production, consommées. Une écologie politique qui se noie dans les équations mathématiques et la quantification des coûts nous interdit de percevoir et penser notre rapport à la nature.

Un débat sur la condition animale dans un monde dominé par Homo sapiens nous force à garder les pieds sur terre. Dans cette optique, je vais ponctuer mon rapport d’anecdotes qui me semblent pertinentes, parce qu’elles aident à illustrer concrètement des notions générales et parce qu’elles nous interdisent d’oublier les êtres vivants réellement existants.

En revanche, je ne prétends pas présenter une synthèse de ce qui a été publié sur ce sujet. Les références bibliographiques seront peu nombreuses.

Par ailleurs, je prendrais le temps de passer au crible de la critique des idées reçues dont nous restons tributaires, même inconsciemment. Il nous faut nous débarrasser de nombreux « clichés » et ce travail de démolition constituera l’un des principaux « fils rouges » de l’exposé.

I – Humanismes, écologismes, antispécismes…

Le propre de l’écologie politique est de penser le rapport des sociétés humaines à ce qui est leur « dehors » : la nature, l’environnement, la planète… La relation entre Homo sapiens et les (autres) animaux fait partie de ce champ propre à l’écologie. Il y a donc un « cadrage » commun à tout ce champ, notamment en ce qui concerne la conception du rapport humains/nature et humanisme/écologie. Cette question a déjà été abordée il y a longtemps [3], mais il est utile d’y revenir ici.

A. Quel humanisme ?

Un humanisme anthropocentrique [4] où l’humain est considéré extérieur à la nature

Depuis la publication de son Nouvel ordre écologique [5], Luc Ferry est devenu un représentant emblématique de cette vision du monde qui oppose radicalement « l’humain » au « naturel » ; pour qui la définition de l’humain est son éloignement de la nature ; pour qui tout « romantisme » vis-à-vis de la nature est suspect de « fascisme ». On peut certes faire preuve de compassion à l’égard des animaux, mais sans plus.

A cet anthropocentrisme unilatéral correspond donc un « dualisme » radical, traitant l’humain et le naturel comme deux principes premiers, deux réalités irréductibles l’une à l’autre. C’est une approche particulièrement peu dialectique qui exprime la pauvreté d’une certaine « pensée française » en ce domaine.

Cette « pensée française » anthropocentrique a, malheureusement, aussi profondément marqué « à gauche ». Elle participe en effet d’un héritage très ample qui comprend notamment la conception linéaire du progrès ; le scientisme ; une vision fort peu dialectique de la « domination » de la nature dont l’Homme serait « maître et possesseur », l’idée (très compatible avec l’ordre marchand) selon laquelle il est toujours préférable de remplacer un processus naturel par l’artificiel…

Un humanisme respectueux de la vie

Un humanisme respectueux de la vie est, à mon sens :

- Un engagement « philosophique » ou « éthique » plus riche, préférentiel, indépendamment de considérations d’urgences présentes : on peut respecter la vie sans être sous la contrainte d’une crise écologique...

- Un point de vue plus efficace pour penser les rapports avec l’environnement, car il permet plus aisément de percevoir à quel point nous appartenons, humains et autres espèces vivantes, à un même ensemble naturel – une « coappartenance » qui implique des « solidarités objectives » pour le maintien de conditions d’existence communes.

- Une option qui correspond mieux à la réalité de la condition humaine : l’espèce humaine entretient (comme bien d’autres espèces) un rapport d’opposition-conflit et un rapport d’appartenance-dépendance à la nature. L’important est de noter que le rapport d’opposition opère au sein du rapport d’appartenance. C’est bien cette dépendance que confirme l’actuelle crise écologique avec son puissant « effet boomerang » : à force de vouloir « maîtriser et dominer la nature » à une échelle sans précédent, le capitalisme (car, en l’occurrence, il s’agit bien de lui) a provoqué une série de déséquilibres qui mettent en cause les conditions d’existence de l’humanité.

- Une option qui permet aussi de prendre pleinement conscience de l’immensité des souffrances que l’on provoque en conséquence des rapports sociaux dominants (aujourd’hui capitalistes) ou par indifférence, ignorance et sadisme.

Yves Bonnardel a publié dans les Cahiers antispécistes une critique virulente de la notion de « respect », que cependant j’utilise ici. [6] J’admets volontiers que tous les mots sont pollués par la façon dont les idéologies dominantes les utilisent ou les récupèrent. Je m’accorderais avec lui pour trouver étrange que l’on chante la « tolérance ». Certes, la tolérance vaut souvent mieux que l’intolérance (bien que pas toujours, tant s’en faut), mais on tolère ce que l’on n’aime pas. Faire de la tolérance un idéal à atteindre, c’est vraiment moins qu’un programme minimum !

Pour Yves Bonnardel, le terme de « respect » n’a pas place pour décrire des relations égalitaires : il s’inscrit dans des rapports « dominants-dominés ». Prétendre respecter les animaux reviendrait à rejeter le principe d’égalité pour lequel il lutte. Les notions d’égalité et d’inégalité n’ont cependant pas grand sens dans la nature, or nous parlons bien de relations au sein de la nature, même humanisée, puisqu’il s’agit d’animaux. Dans la mesure où la notion de « dominant » à un sens en ce domaine, Homo sapiens est une espèce dominante. Elle n’est pas la seule : les virus, par exemple, peuvent être considérés « dominants ». Ce n’est ni une question de « vision » ni de « choix », c’est un fait produit de l’évolution.

Je ne tiens pas spécialement au terme « respect » et on peut vouloir le remplacer par celui « d’estime » que Bonnardel préfère. La question reste cependant la même : que faisons-nous de cette position dominante ? Vu la place qu’ils occupent dans nos sociétés, on peut très bien juger que les frais médicaux de nos animaux de compagnie devraient être remboursés par la sécu, ce qui améliorerait considérablement leur accès aux soins et leur qualité de vie. On peut au contraire prôner une séparation radicale entre les humains et les autres espèces animales, impliquant y compris la disparition des animaux dits de compagnie. Ce sera toujours notre décision, que nous pouvons imposer, pour le meilleur ou pour le pire, à des êtres vivants qui n’ont en général pas la possibilité de dire leur mot – même si parfois on peut clairement interpréter leurs choix : Mago-le-chat s’est retrouvé à la rue. Il a suivi des voisins jusque dans leur appartement, puis a tout fait pour se faire adopter par des occupants de notre immeuble – ce furent Sally et moi qui lui ouvrir notre porte. Ayant le choix, il préférait de toute évidence la non-séparation (sweet home) et la réintégration d’une cellule familiale à la séparation d’avec les humains (la rue) !

Homo sapiens est responsable de l’actuelle « extinction en masse » des espèces (la sixième reconnue dans l’histoire de l’évolution), avec l’effondrement en cours de la biodiversité. Il est en quelque sorte devenu un « prédateur universel » (c’est le seul). Bien entendu, les précédentes « extinctions en masse » ont finalement laissé place à de nouvelles explosions de diversité… après que la ou les causes de l’extinction (glaciation…) aient disparu… A bon entendeur…

Pour mettre un terme à l’actuelle dynamique d’extinction, il faut donc soit que nous disparaissions, soit que l’on modifie radicalement les rapports entre nos sociétés humaines, le vivant et l’environnement naturel. Disons ici notre préférence pour la seconde solution.

Un humanisme dont l’intelligence de la nature ne soit pas l’image miroir de l’anthropomorphisme

Il est d’usage de critiquer l’anthropomorphisme, à savoir la tendance à attribuer aux êtres, aux animaux ou/et aux choses des réactions humaines, à les personnaliser. Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas de mot usuel pour désigner l’inverse de l’anthropomorphisme et son dualisme radical, à savoir croire qu’il n’y a rien de commun entre l’humain et l’animal. Pourtant, cette approche fait probablement plus de ravages que l’anthropomorphisme et transparaît dans bien des formules toutes faites et des clichés culturels.

La description de l’évolution du vivant. Je vais commencer par prendre un exemple classique d’une interprétation abusivement anthropocentrique de la nature : la description de l’évolution du vivant comme une pyramide dont le point d’aboutissement (la pointe) est l’Homo sapiens.

Ce qui me parait intéressant ici est que cette image est de toute évidence absurde : le point d’aboutissement de l’évolution, c’est l’ensemble des espèces vivantes existant aujourd’hui. L’image pertinente est celle des frondaisons d’un arbre vues de dessus.

L’image de la pyramide est sous-tendue par l’idée d’une progression linéaire de l’évolution, orientée (du simple au complexe) de l’évolution dot l’Homo sapiens serait « l’aboutissement ». Le complexe se construit certes à partir du simple, mais ne le remplace pas. Surtout, l’évolution est ponctuée de périodes d’extinctions et les conditions d’apparition puis de succès des hominidés furent contingentes, pas nécessaires. Les hominidés auraient très bien pu ne jamais être. Les clichés ont la vie dure, comme en témoigne le Tshirt « (R)évolution » distribué à cette université du NPA (coïncidence !). Il reprend l’image du quadrupède qui, en passant par le singe, se redresse pour aboutir au bipède humain (ici, brandissant un drapeau rouge) – cette image « linéaire » que réfutait la spécialiste de l’évolution Stephen Jay Gould et qu’il a retrouvé… illustrant la couverture de l’un de ses propres ouvrages ! [7]

La « loi de la jungle » ? Prenons un autre exemple, sur lequel je vais m’attarder un peu, certains usages de la formule « la loi de la jungle ».

La « loi de la jungle » est souvent censée vouloir dire « la guerre de tous contre tous » – à nouveau, c’est évidemment faux (le carnage aurait depuis longtemps cessé faute de combattants). Et pourtant, on trouve la formule sous bien des plumes savantes. Ce cliché permet de présenter la violence absurde comme une norme propre à la nature… alors que l’exclamation « il se comporte comme un animal » renvoie en général à un comportement spécifiquement humain. Il permet ainsi de « naturaliser » la violence des rapports de compétition universelle propre au marché capitaliste non régulé. De même, en France, l’héritage de Descartes et sa conception « mécanique » des animaux, exclus du domaine du vivant réservé à l’homme, peut être subrepticement récupéré par l’actuel ordre marchand pour banaliser le traitement infligé aux animaux dans ses laboratoires industriels et ses « fermes-usines ».

En réalité : « loi » de la jungle serait plutôt « vivre et laisser vivre », un rapport d’indifférence au sein duquel opèrent des chaînes spécifiques de prédation liés essentiellement à la recherche de nourriture ou à la protection du territoire. C’est seulement dans ces rapports de prédations délimités que l’autre sens de la « loi de la jungle » s’avère pertinent : « la loi du plus fort », dans les mécanismes de sélection de l’évolution. Encore faut-il noter que la notion même de « plus fort » n’est pas si évidente que cela. Le groupe des bactéries apparaît particulièrement sans défense et pourtant par le nombre des espèces, le nombre des individus et l’extrême variété des habitats occupés, elles connaissent un succès phénoménal et est, en ces domaines, « supérieure » au groupe des primates (le nôtre).

L’usage habituel de l’adjectif « supérieur » (mammifère « supérieur ») est à ce point de vue très révélateur. Il nous valorise ou valorise ce qui nous est proche, alors qu’il situe simplement ce qui est apparu tardivement dans le processus d’évolution. L’adjectif « postérieur » serait plus exact, mais moins valorisant…

Du point de vue (?) du vivant dans son ensemble ou de l’évolution, toutes les espèces se valent et ne sont pas hiérarchisable : il n’y a pas d’échelle de comparaison commune… et selon bien des critères possibles, les primates (petit nombre d’espèces) et l’Homo sapiens ne sont pas un exemple de succès (mal adapté à l’environnement). L’espèce humaine n’est pas plus « au centre » du vivant qu’elle n’est « l’aboutissement » de l’évolution, ou que la planète Terre n’est le centre de l’univers.

Du point de vue de chaque espèce, les choses sont évidemment différentes : elle se défend – c’est normal – y compris l’Homo sapiens. Le contraire ne serait pas naturel !

Idéologies dominantes et cultures. Pour modifier la perception dominante de la nature et nos rapports au vivant, on doit critiquer la vision de l’humain « extérieur » à la nature comme on le fait d’une idéologie dominante. Ce qui exige un long processus de collectivisation de la critique, largement réalisé dans le domaine social, encore fort peu dans le domaine de l’écologie en général, et particulièrement de la souffrance animale.

En l’absence de cette collectivisation critique portée par le mouvement socialiste, les différences culturelles pèsent considérablement. Je suis moi-même à la croisée de deux cultures (ce qui explique que je fasse ce rapport ?) : celle de la gauche française « classique » par le père et la perception anglo-saxonne de la nature par la mère – ainsi, enfant, j’ai été sensible à la souffrance animale avant de l’être à la souffrance humaine…

La culture latine porte une vision très instrumentale de la nature et tourne facilement en dérision la « sensiblerie » des protecteurs des animaux. D’où l’image moquée de Brigitte Bardot qu’il vaudrait pourtant mieux critiquer pour ses amitiés et ses penchants politiques (Le Pen) plutôt que pour ses campagnes contre l’abandon des animaux familiers à l’occasion des départs en vacances.

Idéologies et rapports sociaux

La déshumanisation des opprimés (aux beaux temps de la Chrétienté, les femmes et les noirs n’avaient pas d’âme, les hommes blancs si…) a justifié leur subordination. Ces mécanismes de déshumanisation sont toujours à l’œuvre dans le racisme et le fondamentalisme religieux, mais aussi dans l’usage de la torture ou dans le système concentrationnaire… Les idéologies d’oppression se réactivent, se renouvellent, d’un mode d’exploitation social à un autre. Combattre pour le respect de la vie peut rendre ces mécanismes moins efficaces dans un double mouvement de reconnaissance de leurs droits à tous les humains et d’empathie avec le vivant.

Bien entendu, le combat idéologique ne suffit pas. Les sociétés bouddhistes sont censées sacraliser le vivant. Elles n’en ont pas moins connu des systèmes « féodaux » aussi exploiteurs que les autres (Tibet). Il existe aujourd’hui des courants religieux bouddhistes fascistes fort actifs (Sri Lanka). Des régimes « bouddhistes » ont leur lot de crimes de guerre (Sri Lanka encore) et de massacres militaires de civils (Thaïlande)… [8]

Il faut donc éradiquer les rapports sociaux qui sont à la source de l’hyperviolence des sociétés humaines – tout en combattant les idéologies, traditions et cultures d’oppression qui se perpétuent dans le cadre de « l’histoire longue ». C’est notamment ce qui fonde l’ancrage anticapitaliste du combat contre la maltraitance animale. On peut relever ici une analogie avec question de genre (oppression des femmes), avec en plus la dimension particulière introduite par l’écologie – particulière en ce qu’elle traite des rapports entres sociétés humaines et ce qui leur est extérieur (l’environnement) et non plus seulement des rapports au sein des sociétés humaines.

B. Quel écologisme ?

La planète Terre – ou la déesse terre nommée Gaïa – est décrite dans « l’écologie profonde » comme un être vivant – l’humain risquant alors de devenir son ennemi principal. Le thème de Gaïa peut être utilisé comme une image, une analogie, pour évoquer la grande complexité des interactions à l’œuvre dans la biosphère. Cela peut aussi laisser place à un système d’explication globale (« holistique ») et qui ramène tout à une seule question (« monisme ») [9] et qui débouche sur le religieux. [10] L’écologie profonde peut dans ce cas sombrer dans des « profondeurs » inquiétantes.

Ainsi, j’avais été très frappé de la mise en valeur dans la revue The Ecologiste (une référence pour l’écologie profonde) d’un article de J. Stan Rowe qui notait que pour le bien des équilibres de la planète, l’humanité de devait pas dépasser le milliard. Il fallait, concluait-il, atteindre cet objectif (faire disparaître plus de cinq milliards d’habitants) par des moyens qui ne soient pas inhumains. Il n’a pas précisé ce que ces moyens pouvaient être. [11] Dans les colonnes de Greenpeace Magazine (! !), Michel Loriaux semblait donner une réponse, tout aussi inquiétante, à cette question en expliquant le génocide des Tutsis au Rwanda répondait à un « ajustement écologique », réduisant la surpopulation agricole – un « ajustement » qui apparaît donc objectivement nécessaire... [12] Pourquoi Mère Nature aurait-elle ciblée à cette fin les Tutsis plutôt que les Hutus, mystère.

Le rapport entre écologisme et humanisme ne va pas de soi et doit être clarifié. Notons cependant qu’il y a d’autres clivages qui ne sont pas moins importants : entre écologie populaire et écologie institutionnelle, entre radicalité et réformisme, entre écologie procapitaliste et écologie anticapitaliste… Les mêmes questions de fond se posent pour « l’antispécisme » – le mot « spécisme » étant utilisé pour les rapports entre les humains et les autres espèces du sexisme comme le « racisme » dans les rapports entre humains.

Les clivages qui divisent la référence humaniste, ou écologiste, ou antispéciste sont loin d’être secondaires. Ils peuvent même être stratégiques ou programmatiques et demandent à être clarifiés. Mais, si certains clivages sont aujourd’hui très clairs, ayant été discutés depuis les années 1980, il n’en va pas de même pour d’autres (comme en ce qui concerne l’antispécisme, assez nouveau en France). Il faut alors tenir compte que les « points d’entrées » de la réflexion ne sont pas identiques.

Ainsi, des antispécistes ont beaucoup de mal à comprendre qu’étant sensible comme je le suis à la souffrance animale, je ne sois pas pour autant végétarien. Moi-même, j’ai beaucoup de mal à comprendre que des antispécistes, si sensibles au sort des animaux pris individuellement, puissent envisager sans sourciller la disparition d’espèces et être indifférents à la destruction des écosystèmes (les milieux où se trouve le vivant).

A l’origine de ce regard croisé, il y a des « angles de vue » différents. Je pars d’une démarche écologique globale, du rapport à la nature, et je prends en compte l’ensemble du vivant. Le point de départ de bien des antispécistes est beaucoup plus ciblé : la révolte face aux souffrances et à l’exploitation animales : seuls comptent alors les animaux « sensibles » (une toute petite partie du vivant).

Dans un premier temps, chaque point de vue peut conduire à des conclusions partiellement différentes (on y reviendra) ; mais chaque point de vue est aussi légitime. Il faut donc prendre le temps de se comprendre, sachant que les mots n’ont pas nécessairement le même sens pour toutes et tous (comme « exploitation »), ne pas s’en tenir à la seule apparence des prises de position, mais permettre à la réalité des engagements de se révéler.

II. Retour sur le processus de différenciation de l’Homo sapiens

[Je renvoie à la contribution de Marijke Colle à cet atelier. [13] ]

Repartons de la bonne vieille définition de l’espèce qui comprend l’ensemble des individus capables de procréer entre eux et dont la descendance n’est pas stérile : l’espèce humaine est une !

Malheureusement, cette définition, juste au fond, n’est pas « opérationnelle » quand il y a séparation des populations, que ce soit dans l’espace ou dans le temps : en effet, aucune vérification n’est alors possible et il n’y a pas de réponse directe à la question de l’appartenance ou non à une même espèce. Les malheureux paléontologues [14] doivent se contenter d’interroger les restes et traces fossiles.

* Que nous apprend le casse-tête de l’ornithologue ? Comme tous les naturalistes, les ornithologues [15] se heurtent à des problèmes compliqués dès qu’il s’agit de classer (c’est le rôle de la taxonomie [16]) des populations qui ne se mélangent pas. Une espèce naît en effet d’une lente différentiation en sous-espèce tout d’abord, puis, quand se crée une situation d’isolement géographique durable, de l’évolution de cette sous-espèce en une espèce à part entière.

La « frontière », le « saut » entre la sous-espèce et l’espèce est imperceptible. Le classement est pour une part arbitraire et discutable. La tentation de trancher en faveur de l’espèce peut être renforcée par des considérations bien peu objectives, comme le fait que les législations protectrices ne tiennent pas compte des sous-espèces (ce qui est un tort) ou même par la pression d’ornithos souhaitant ajouter à leur liste une « coche dans un fauteuil » ! [17]

Il n’y a donc pas de muraille de Chine entre une espèce et celle qui l’a précédée. Ce qui apparaît spécifique à l’humain se retrouve à un certain degré chez d’autres espèces animales, même en matières « culturelles ». En matière « biologique », l’étude des ADN [18] confirme la continuité du vivant. Les porcs ne nous ressemblent pas ? Pourtant, ils sont si proches que la médecine penser utiliser certains de leurs organes pour des greffes sur les humains. Même dans le cas de groupes lointains, la proximité biologique est frappante : on retrouve 67% de gènes communs entre les ADN des humains et du hêtre.

La frontière entre espèces peut donc être imperceptible. Mais au bout du compte, une nouvelle espèce est née, spécifique. C’est le cas pour l’Homo sapiens, où le « saut qualitatif » vis-à-vis des autres primates apparaît particulièrement marqué. Notons cependant qu’il y a d’autres « sauts qualitatifs » dans l’histoire de l’évolution qui ne sont pas moins impressionnants, voire bien plus – à commencer évidemment par la naissance du vivant et la formation de l’ADN ! Ou le passage des organismes unicellulaires à pluricellulaires. Ou les règnes végétal et animal…

Il y a donc à la fois continuité et différentiation. Conséquence ; si vous cherchez les similitudes entre Homo sapiens et d’autres espèces vivantes, vous les trouvez – et si vous cherchez les différences, vous les trouvez aussi.

Faut-il définir UN critère d’humanité et lequel pourrait-il être ? Un langage articulé ? La capacité de distanciation et d’universalisation ? Le « sujet moral » ? L’altruisme – ou au contraire l’hyperviolence ? Le prédateur universel ? Je doute que ce soit nécessaire. Mais le résultat est clairement particulier, par exemple dans la capacité d’Homo sapiens à modifier l’environnement global (et pas seulement l’environnement proche, ce que font les autres espèces) ou à penser le changement de société et ses règles.

IV. Droits des animaux, responsabilités humaines

Il faut élaborer ou défendre une conception dialectique de la relation humains/nature ou humains/(autres) animaux et éviter les simplifications : ni « dualisme destructeur » (en se considérant hors nature) ni « monisme confus » (tout est dans tout, et réciproquement). Il faut penser en conséquence nos rapports à la nature.

Divers auteurs tentent de définir les grandes façons d’approcher cette question, qui « cadre » le débat sur les droits des animaux et la responsabilité des humains en ce domaine, sur lequel on va revenir en fin d’exposé.

Ainsi, François Ost dans son livre sur la nature et le droit [19] oppose trois « bornes » : la conception de la « nature-objet » (une vision instrumentale), de la « nature-sujet » (Gaïa), pour défendre celle de la « nature-projet » (une responsabilisation humaine). Il prône la création d’une « communauté éthique » entre hommes et (autres) animaux, mais souligne qu’il ne peut s’agir que « d’une communauté asymétrique ».

Daniel Bensaïd, pour sa part, parle de la reconnaissance d’une « interdépendance des êtres dans l’écosystème » du point de vue d’une « éthique immanente et profane d’une écologie critique ». [20]

Comme le notent les deux auteurs précités (voir aussi l’introduction à ce rapport), le débat théorique sur cette question est très développé dans le monde anglo-saxon et contient de nombreuses facettes philosophiques, éthiques et juridiques.

Pour ma part, je dirais prudemment que d’un point de vue « juridique », l’égalité est un leur – parce que le droit est une création humaine et que les autres êtres vivants y sont muets, parce qu’aussi le nombre d’espèces est si grand et leurs « intérêts » si variés (et souvent contradictoires quand on les traite séparément les uns des autres) qu’il n’y a pas de terrain « juridique » commun, que ce soit entre nous et elles, ou entre elles.

Le droit me semble une responsabilité humaine : en fait, on impose des devoirs aux hommes envers les êtres vivants plus que l’on leur accorde des droits.

Je reconnais volontiers que je ne connais que la marge d’un ensemble complexe de débats philosophiques ou philo-juridiques (et scientifique !). Mais est-ce nécessaire de déduire des présupposés philosophiques la politique de défense animale ? Je ne le pense pas. On peut définir un « programme d’action » tout en laissant philosophes et théoriciens du droit croiser librement le fer.

Avant d’aborder la question des choix d’action, il convient de prendre la mesure de la souffrance animale causée par l’homme.

V. La souffrance animale (causée par les humains)

Les animaux (et les bébés) souffrent-ils ? Il n’y a pas si longtemps, de bons docteurs et scientifiques prétendaient que non, car leur système nerveux n’était pas assez développé… Il a fallu des courbes électriques pour « prouver » l’évidence : ils souffrent bel et bien. L’observation naturaliste avait permis de répondre à cette question longtemps auparavant, mais son apport est peu reconnu comme si pour « faire science », il fallait nécessairement en passer par des courbes, des graphiques et des formules mathématiques – comme si le laboratoire (certes plus confortable) était un point d’observation privilégié en lieu et place du terrain.

Les multiples types de maltraitance, observés personnellement ou notés dans la presse :

Je voudrais passer en revue quelques exemples des souffrances que nous infligeons aux animaux – sans chercher à être exhaustif. [21]

* Le cochon souffre-douleur. Je n’oublie pas ce village alpin où, chaque soir, un paysan battait ses cochons. Certains diront qu’il vaut mieux battre ses cochons que sa femme (ce qui ne convaincra pas nos porcs), mais on peut fort bien battre les deux...

* La poule-pondeuse, le poulet ébecqué et le veau atrophié des ferme-usines – tous physiquement et psychologiquement emprisonnés pour assurer une meilleure rentabilité de la production en chaine.

* Le cheval qui se meurt de surexploitation et agonise une fois la saison touristique passée.

* Le mouton asphyxié dans les transports commerciaux – et les milliers d’animaux « exotiques » destinés à nos cages et aquariums qui ne survivent pas au voyage transatlantique.

* Le chien à l’abandon pour cause de départs estivaux (une terrible trahison !).

* Le cerf (ou le renard) la meute canine aux trousses jusqu’à ce que mort s’ensuive – quitte à égorger le cervidé dans le jardin d’un protecteur de la nature qui ne peut s’opposer à la meute humaine, protégée par la loi.

* Le rapace (ou le renard) prisonnier des mâchoires métalliques du piège posé, lui, en toute illégalité.

* Les oiseaux migrateurs, particulièrement vulnérables dans leur grand périple, décimés par la chasse.

* L’hirondelle et le martinet « nettoyés » des façades au nom de la « propreté ».

* L’outarde canepetière – un gallinacé à la parade nuptiale fascinante – chassée à jamais de son site de nidification (pourtant protégé) par la tenue de 3 (trois !) « raves-parties » successives : c’était en 2004, 2005 et 2006 au camp de Marigny, le seul site de nidification stable de cette espèce en Champagne-Ardennes (dernière région à accueillir la Canepetière à l’est de Paris).

* Les sternes de Dougall (une espèce protégée devenue très rare sur nos côtes) chassées à jamais de l’ilot (protégé lui aussi) du golfe du Morbihan où elles nichaient parce qu’un producteur télé voulait filmer l’atterrissage d’un hélicoptère au milieu d’une colonie d’oiseaux de mer – et en a reçu l’autorisation ! Merci monsieur le préfet.

* Le chiot boxé par un personnel de laboratoire sadique, filmé à la vidéo en Grande-Bretagne.

* Le lapin à qui l’on injecte des produits dans les yeux pour tester… des cosmétiques (cela s’appelle le test de Draize).

* La crevette des grands fonds marins rendue (elle aussi) aveugle parce que des chercheurs ont braqué des projecteurs éblouissants sans se poser de question – si j’ai bien compris. A quoi pensent donc les scientifiques ?

* La plus inoffensive des araignées, écrasée pour les peurs qu’elle réveille chez l’humain.

* La baleine victime des sonars militaires, désorientée, échouée mourante sur une plage.

* Le Pygargue à queue blanche (un aigle pêcheur) aux œufs fragilisés par empoisonnement.

* La multitude victime de la destruction des habitats et de nos pollutions – qui ne sont pas bonnes non plus pour les humains...

* Que nous apprend Mago, « mon » chat d’appartement ? L’intérêt du cas du chat est qu’il est devenu aussi familier qu’un chien, mais n’a jamais été dressé (l’intérêt du chien est que loup, il vivait en meute, en société). Disons que ce félin et nous, humains, avons connu une domestication réciproque. L’appartement est devenu le milieu vital d’un chat comme Mago, dont la grande sortie consiste à inspecter la cage d’escalier et à écouter ce qui se passe chez les voisins (il reste très discret sur ce qu’il apprend).

L’appartement doit donc lui offrir un espace où se déplacer dans trois dimensions (notre solide table de bois lui permet ainsi de se déplacer dessus, dessous mais aussi d’arpenter à mi-hauteur les chaises comme un chemin de ronde d’où il observe sans être vu). La possibilité de piquer un sprint. Des plantes. Des recoins où il peut disparaître (et d’où il peut attaquer nos mollets), des lieux de replis… Le respect, la protection ou la reconstitution des habitats est l’un des premiers devoirs des humains envers les autres êtres vivants – qu’ils soient familiers ou sauvages.

* Que nous apprennent les têtards martyrs du parc des Beaumonts (Montreuil, 93) ? Dans le cadre d’une démarche « nature en ville », une zone humide a été créée au parc des Beaumonts à Montreuil (93). [22] Les batraciens ont commencé à prospérer dans la « mare perchée », permettant d’observer, en pleine zone urbaine, le cycle de vie qui va de la ponte au crapaud ou à la grenouille adulte – une petite merveille. Le printemps dernier, les familles sont venues en rondes incessantes pour… ramasser les têtards, les fourrer dans des bouteilles, leur faire dévaler la cascade ou les ramener à la maison. Faute de personnel éducatif sur place, un lieu de découverte est devenu une usine à produire des jouets vivants – et gratuits !, donc cassables : des milliers de têtards en sont morts.

Le plus frappant, c’est que certaines de ces « familles prédatrices », genre « moderne et diplômé » ont probablement voté Europe écologie aux récentes élections européennes. Comme quoi, le combat pour le respect du vivant et contre la souffrance animale ne se gagne pas en un printemps.

Une dernière anecdote. J’expliquai un jour à un ami que s’il piqueniquait sur un versant montagnard et voyait un traquet motteux s’agiter inlassablement sur une pierre non loin, c’est probablement que sa présence empêchait l’oiseau de venir nourrir sa nichée. Il s’est exclamé « Si on ne peut plus manger tranquille un sandwich… ». C’est vrai qu’être attentif et conscient des conséquences de ses actes peut être pesant… mais c’est aussi très enrichissant : un monde caché apparait.

* Dans la plupart de nos pays (riches), la chasse a subi une transformation radicale. Elle n’est plus que marginalement une activité de subsistance. Elle est pour l’essentiel devenue un loisir. On tue donc par loisir, par plaisir. On fusille l’oiseau d’eau des meurtrières d’une casemate. On érige des barrières de feu sur des cols empruntés par les migrateurs ou autour des zones humides protégées...

* Le raffinement et la culture sont souvent invoqués pour justifier les pires cruautés. C’est le cas chez nous de la corrida offrant le spectacle d’un taureau massacré par les picadors ou, en Chine, de quelques traditions culinaires « élitistes » (manger le cerveau d’un singe vivant par exemple).

* Culture et loisirs sont aussi source d’aveuglement (in)volontaire, où l’on ne veut pas voir ce qu’inflige de souffrance un cirque animalier. [23] Rappelons l’exemple de Mago-le-chat. Notre appartement de 71 m2 ne lui offre pas un « arbre » artificiel lui permettant de grimper au plafond ; il y est (presque ?) à l’étroit. Certes, notre félin est un gros matou (7 kg). Mais imaginez en comparaison le sort d’une panthère trimbalée de ville en ville dans une cage de cirque…

Tout cela pour conclure que la lutte contre les souffrances multiformes infligées aux animaux exige une véritable révolution culturelle, un élément d’une révolution culturelle globale portée par la question écologique et le combat contre les oppressions.

VI. La protection juridique

Un peu d’histoire

Des lois protectrices envers les animaux ont commencé à être adoptées il y a près de deux siècles. L’évolution des conceptions : des animaux familiers (propriété) aux animaux en général, de la lutte contre la cruauté à la protection de l’intégrité physique et mentale.

Quelques exemples de cette évolution :

En Grande-Bretagne : la loi Martin de 1822 contre la maltraitance « gratuite » des animaux domestiques.

En France, la loi Grammont , juillet 1850, et la création de la Société protectrice des animaux.

Etats-Unis : le Endengered Species Act de 1973.

Belgique : loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux.

Sur le plan international : Déclaration universelle des droits de l’animal adoptée par l’UNESCO le 17 octobre 1978.

Des progrès donc. Les choses évoluent : quand j’étais ados, on pratiquait encore la vivisection en sciences naturelles ! On a pris conscience que ce qui empoisonnait les animaux n’était pas pour les humains aussi. Les animaux sont ainsi des « bio-indicateurs » de la qualité des milieux : quand la pollution de la Seine diminue, le saumon fait son retour. Mais tout cela évolue très lentement.

De plus, en ce domaine, tout progrès risque d’être remis en cause. Un exemple : le faucon pèlerin, quasi condamné dans les années 60-70 en France, a été sauvé par l’interdiction des pesticides organochlorés (comme le DDT) qui le décimaient – mais il ne cesse d’être à nouveau menacé, cette fois par les législateurs aux ordres des lobbies de chasseurs « ultras » et de colombophiles. Les législations protectrices sont en effet très fragiles.

1. Des conceptions et une législation souvent rétrograde

Le Code civil a pour ligne directrice que l’animal est un bien dont le propriétaire à la jouissance. Ce socle historique n’a jamais été modifié, simplement des législations protectrices successives (dont les fondements juridiques sont différents) ont été surajoutées. Au fond, le statut de l’animal est devenu ambigu dans le droit français.

Ainsi, certaines des notions les plus obsolètes et les plus absurdes gardent droit de cité juridique et politique. C’est en particulier le cas des catégories bien françaises d’« utile », « nuisible » et « autres ». Pour résumer, on tue ce que l’on mange (« utile »), on tue ce qui mange ce que l’on mange (les « nuisibles »), on peut tuer le reste pour rester en forme (« autres »)…

On sait depuis des lustres que cette classification est proprement idiote et dangereuse, ignorant volontairement le rôle des espèces dans les équilibres écologiques. Pourtant, aujourd’hui encore, le député de la Moselle Pierre Lang présente à Borloo un rapport sur la notion de « nuisible » – une vraie catastrophe qui autoriserait notamment la reprise de la chasse aux rapaces, espèces protégées ! On détruit les haies et les abris naturels pour faire de la place à l’agriculture industrielle et après on fait porter le blâme de la mortalité des perdreaux aux oiseaux de proie !

Nous avons en France une classe politique opportuniste et véritablement crasse en la matière : rappelez-vous Mitterrand mangeant à la télévision des Ortolans, soit un président qui interprète la loi en faveur de l’ultra-chasse avec… gourmandise ! Et affiche le plus profond mépris pour la protection animale. Rappelez-vous aussi Jospin abandonnant sa ministre Voynet en rase campagne face au lobby cynégétique.

2. Des législations ambivalentes

Nombre de législations sont en fait très ambiguës. Que protège le statut de parc naturel ? L’industrie touristique ou la biodiversité ?

* Que nous apprend le moustique camarguais ? Il n’y a pas de vraie Camargue sans moustiques ! Pourtant, l’industrie touristique voudrait formater les milieux à sa guise et obtenir l’éradication du moustique.

3. Une législation ciblée sur les espèces protégées (sauvages)

Traditionnellement, le droit de protection des animaux sauvages est conçu espèce par espèce. C’est s’engager dans un labyrinthe qui conduit à une impasse (espèce contre espèce avec l’humain pour juge). Certes, la défense des espèces spécifiques représente un renfort (espèces menacées), un marqueur de biodiversité (mais il faudrait prendre en compte légalement les sous-espèces). Mais c’est une approche au coup par coup.

La protection des milieux, des habitats naturels ou semi-naturels (les écosystèmes) est le moyen de sortir de ce labyrinthe : ils abritent toutes les espèces… Certaines législations ciblent heureusement les habitats : la convention internationale Ramsar (1971) pour la protection des zones humides, le programme européen Natura 2000… Mais c’est encore l’exception plus que la règle.

4. Une législation peu mise en œuvre

De façon générale, le droit sur l’environnement est peu appliqué. Sur 60.000 infractions constatées, il n’y a que 4.000 condamnations [24]. Cela concerne surtout les pollutions graves… alors la maltraitance animale…

Le bruant ortolan est une espèce explicitement protégée, en déclin dans la plupart des pays d’Europe (dont la France). Le braconnage par cages pièges dans le sud-ouest provoque la capture de 30.000, voir 50.000 individus. Malgré les engagements des ministres de l’Ecologie, presque rien n’est fait pour y mettre un terme.

Les gendarmes rechignent à s’occuper des poteaux-pièges contre les rapaces, voire préviennent les notables qu’une visite va être menée dans leur domaine à la suite de plaintes répétées…

5. Qui « gère » la biodiversité ?

L’un des traits les plus révélateurs de la situation française est que le rôle des associations de chasse qui se voit renforcé dans… la gestion des espaces naturels et de la biodiversité. A quel titre ? Une association de chasse ne s’occupe que de gibier et ne connaît rien de la vie sauvage. C’est ramener la nature au gibier – une artificialisation radicale – et aux loisirs, en l’occurrence meurtriers. C’est aussi très politicien : voir l’alliance annoncée pour les régionales entre l’UMP et Chasse-Pêche-Nature et Tradition.

6. Laboratoires et experts…

Difficulté supplémentaire, nous devons faire face aux mensonges de l’expertise. Les experts et scientifiques sont avant tout des employés qui ne sont pas payés pour dénoncer ce que font leurs patrons. Ils alimentent l’idéologie dominante et, dans leur majorité, couvrent les pires pratiques.

L’exemple des laboratoires est parlant. Les souffrances infligées aux animaux dans les laboratoires sont immenses – une torture sans autre fin que la mort – et concernent des dizaines millions d’individus, sacrifiés pour l’industrie cosmétique, la mode, la fabrication de cires à parquet et autres produits d’entretien, la recherche militaire et industrielle (bien plus que pour la recherche médicale). Or, de l’aveu même de spécialistes, bien des expérimentations sont redondantes, inutiles ou inutilisables. Pourtant, des dizaines de millions d’animaux sont sacrifiés chaque…

La plupart de ces expérimentations ont pour seule importance les profits espérés par les firmes capitalistes. Dans le domaine de la recherche plus « fondamentale », on se demande si elles ne servent pas d’exutoire au sadisme, comme dans le cas de ces « scientifiques » qui ont affectivement attaché des bébés singes à une mère guenon en peluche d’où sortaient brutalement des piques acérées, quand ils l’enlaçaient. Ils ont pu « scientifiquement » conclure que les jeunes singes sortaient traumatisés de l’expérience…

La possibilité de méthodes alternatives dans des domaines moins futiles que le cosmétique (il s’agit, ne l’oublions, pas de tortures infligées à des animaux), comme la recherche médicale, est discutée quant à son efficacité, mais peu de moyens sont engagés pour les valoriser et les développer (culture biologiques, simulations par ordinateurs…). De même qu’il existe bien peu de comités de surveillance indépendants jugeant des pratiques des laboratoires et de la « valeur scientifique » des expérimentations.

Il ne faut rien croire de ce qu’affirment les experts sans passer leurs propos au crible de la critique. Nous aurions besoin pour ce faire d’une mobilisation active de scientifiques contre les logiques dominantes à l’œuvre dans leurs secteurs d’activités. Mais ils ne sont pas très nombreux les chercheurs qui se battent ainsi dans leur propre champ professionnel – c’est vrai pour la biologie comme pour la chimie ou pour la physique nucléaire (combien sont-ils à lutter activement contre le développement des armes nucléaires en France, qui mettent collectivement à contribution leur corps de métiers et les institutions où ils travaillent ?).

VII. Réforme, révolution, évolution

Comment commencer à militer sur ces questions pour des organisations comme le NPA dont ce n’est pas un terreau d’origine ? Commencer n’est pas difficile. Il suffit d’introduire la lutte contre la souffrance animale dans des combats déjà engagés (contre l’agro-industrie…), de soutenir et participer à des campagnes (s’opposant aux pratiques des laboratoires, par exemple), de traiter de la question (ce que nous faisons ici), d’engager une réflexion collective et de débattre… Des militants du NPA sont déjà très engagés sur ce terrain.

Développer cette activité est moins simple. Cela demande un effort militant soutenu, une capacité à articuler ce combat particulier (la défense des animaux) à d’autres terrains de lutte – ce qui n’est pas toujours simple – et de construire une perspective stratégique. Pour l’heure, je voudrais seulement proposer une réflexion sur les rapports entre réforme, révolution et évolution en ce domaine.

Réforme. Il y a mille choses à faire pour améliorer le bien-être animal qui n’implique aucune rupture de système et pour lesquelles on peut agir avec (ou soutenir l’action) d’associations de terrain et d’organisations plus ou moins institutionnalisées : imposer le respect des lois protectrices existantes, améliorer la législation en ce domaine, isoler politiquement les lobbies qui exigent que toujours plus de pouvoirs soient accordés aux associations de chasse, soutenir les foyers d’accueils associatifs pour animaux abandonnés ou maltraités…

Révolution. Vu que le capitalisme formate non seulement la société, mais aussi la nature pour assurer sa recherche de profit, ici comme en d’autres domaines, il n’y a pas de réponse radicale à la question de la souffrance animale qui ne soit anticapitaliste. On a évoqué au cours de l’exposé les laboratoires et l’élevage industriel. Il ne s’agit pas de secteurs marginaux du capitalisme. L’agro-industrie (qui inclut l’élevage industriel) en est un redoutable pilier.

Le capitalisme contemporain ne se contente pas de soumettre des animaux à la torture dans ses usines, ses fermes et ses laboratoires. Il remodèle l’ensemble de la planète et détruit les écosystèmes les plus riches comme il produit les gaz à effet de serre. En ce sens, il « désertifie » le monde en transformant même les campagnes en « déserts verts », immenses étendues de cultures industrielles d’une insigne pauvreté. Ce faisant, il détruit les habitats dont dépendent un très grand nombre d’espèces vivantes. Il est à l’origine de l’actuelle « extinction en masse » dans l’histoire de l’évolution, comme il est à l’origine du brutal changement climatique, annonciateur de nouveaux désastres.

Evolution. Il y a des mesures que l’on peut imposer par la loi, appuyée par une majorité démocratique, comme l’interdiction des corridas avec picadors et mise à mort. Il y en d’autres qui ne peuvent résulter que d’une évolution « civilisationnelle ». Chacun peut décider aujourd’hui de ne pas manger de viande pour ne pas être complice de la souffrance animale et en appeler à la conscience des autres ; mais on ne peut décréter la fin de la cuisine carnée et abolir d’autorité la majeure partie de la culture culinaire mondiale.

Comment l’humanité de demain se nourrira-t-elle ? Je n’en sais rien. Ce sera le produit d’une révolution culturelle (et sociale) dont il est bien difficile de prévoir l’aboutissement. L’humain ne s’intéressera-t-il qu’aux animaux dits « sensibles » ou, plus largement au vivant (ma préférence) ? Se percevra-t-il partie prenante de dynamiques écologiques multiples ou ne se reconnaîtra-t-il que chez des animaux qui nous ressemblent ? Ou alors, la révolution culturelle, bien que vitalement nécessaire, avortera-t-elle, enfermant l’humanité dans un tête-à-tête suicidaire ?

Nous ne connaissons pas le point d’aboutissement de ce « champ » spécifique d’une révolution culturelle multidimensionnelle, qui concerne les rapports des humains aux humains tout autant que les rapports des sociétés humaines à leur environnement. Mais certains de ses points de départ au moins sont assez simples. On ne torture pas un animal. On ne le tue pas pour le jeu, pour le sport, pour le futile. On ne l’emprisonne pas. On reconnaît une responsabilité dans son bien-être.

Articulations. Réformes, révolution, évolutions… Le difficile n’est pas dans la succession, mais dans l’articulation et la cohérence qui en ressort. On a plus d’une fois souligné l’importance des habitats – donc de l’interaction entre activités humaines et écosystèmes. Il n’existe (presque) plus de milieux vierges de toute intervention sociale – même les sommets himalayens ou le centre des océans sont pollués.

Dans un monde dominé par le capitalisme, la production économique est généralement destructrice. Mais des écosystèmes riches et rares dépendent du maintien d’activités productrices, dont des formes d’élevage. C’est par exemple le cas de la Crau (l’un des exemples qui me sont les plus chers) où géologie (ancien estuaire de la Durance), moutons et bergers se marient pour créer une steppe semi-aride avec une végétation et des animaux uniques en Europe. Si cet élevage disparaît, il en va de même de l’écosystème et des animaux qui y vivent. L’abolition de toute forme d’élevage aurait des conséquences qui méritent d’être pesées, y compris quant au sort d’animaux « sensibles ». [25]

Articuler, c’est aussi se donner les moyens d’emporter des victoires. Je ne veux surtout pas réduire le combat pour le bien-être animal à l’assaut contre l’agro-industrie et ses fermes usines. Mais il n’y aura pas de victoire décisive sans faire sauter ce monumental verrou. Il faut pour cela une convergence puissante de forces sociales – allant des défenseurs des animaux aux consommateurs. Dans cette convergence, les paysanneries d’aujourd’hui occupent une place centrale, car elles portent un modèle de production alternatif à celui du capitalisme agraire et alimentaire. Or, ces paysanneries comprennent nombre d’éleveurs… Sans elles, le combat contre l’agro-industrie est perdu d’avance.

La recherche d’une cohérence de lutte ne va souvent pas de soi. D’où l’importance d’un débat où les divers acteurs de la transformation sociale et idéologique puissent croiser leurs regards.

L’intitulé de cet atelier concernait l’animal, pour qui nous avons plus facilement de l’empathie que pour les végétaux, et plus précisément les mammifères, oiseaux et poissons, guère plus. Mais on a vu que même la protection animale exige que l’on élargisse le propos (on en revient toujours à l’importance des habitats). Ce serait bien de discuter plus directement un jour du vivant dans son ensemble.

ROUSSET Pierre

Notes

[1] Il a notamment pris la forme de vives polémiques entre tenants de la « protection animale » et tenants de la « libération animale ».

[2] Voir Dominique Joron et Yves Dachy, « La défense animale est-elle soluble dans l’anticapitalisme ? », 23 février 2009, Europe solidaire sans frontières (ESSF) : http://www.europe-solidaire.org/spi...

[3] Voir par exemple, en ce qui me concerne : Pierre Rousset, « Le Vert et le Rouge face à la crise socio-écologique », Ecologie politique n° 22, printemps 1998. Sur ESSF : http://www.europe-solidaire.org/spi...

[4] Anthropocentrique : qui fait de l’homme le centre du monde et du bien de l’humanité la cause finale de toutes choses (Petit Robert).

[5] Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset et Fasquelle, 1992.

[6] Yves Bonnardel, « Pour un monde sans respect », Les Cahiers antispécistes n° 10, septembre 1994 : http://www.cahiers-antispecistes.or...

[7] Voir Stephen Jay Gould, La vie est belle. Les surprises de l’évolution, pp. 22-30, Seuil : Paris 1991.

[8] Depuis que ce rapport a été présenté, Un puissant parti royaliste thaïlandais vient même d’appeler au massacre des vautours, cet oiseau particulièrement utile et sympathique, au nom de la défense de la monarchie. Comprenne qui pourra…

[9] Le monisme est système qui considère l’ensemble des choses comme réductibles à l’unité – le contraire du dualisme ou du pluralisme.

[10] Voir sur cette question Jean-Paul Deléage, Histoire de l’écologie, une science de l’homme et de la nature, chapitre 10, La Découverte : Paris 1991.

[11] J. Stan Rowe, « From Reductionism to Holism in Ecology and Deep Ecology », The Ecologist vol. 27, n° 4, juillet-août 1997.

[12] Michel Loriaux, « Rwanda. La trop forte croissance démographique », Greenpeace Magazine, hiver 1994, p. 27.

[13] Voir de même Marike Colle, « L’être humain entre biologie et culture », ESSF : http://www.europe-solidaire.org/spi...

[14] Les paléontologues étudient les êtres vivants ayant existé au cours des temps géologiques via l’étude des fossiles.

[15] Un ornithologue étudie les oiseaux. Il peut être un biologiste, ou un « ornitho de terrain » (en anglais un birdwatcher ou un birder) qui les observe dans la nature sans nécessairement avoir de formation scientifique (c’est mon cas).

[16] Taxonomie ou taxinomie : classification des éléments – ici classification des espèces.

[17] Cocher : ajouter une « coche » à la liste des espèces vues. Une « coche dans un fauteuil » : quand on a déjà vu deux sous-espèces qui sont « élevées » au rang d’espèces séparées par les taxinomistes – ce qui permet d’ajouter une coche à sa liste sans même se lever de son fauteuil.

[18] ADN - Acide DésoxyriboNucléique, molécule support de l’information génétique héréditaire. Elle se retrouve dans toutes les cellules vivantes ; elle renferme l’ensemble des informations nécessaires au développement et au fonctionnement d’un organisme.

[19] François Ost, La nature hors la loi : l’écologie à l’épreuve du droit, La découverte, Paris 1995.

[20] Daniel Bensaïd, « Chapitre 4 : Des animaux et des hommes », Un monde à changer, Textuel, Paris 2003.

[21] Notons qu’en ce domaine, un ouvrage pionnier à été celui de Peter Singer, La libération animale, Grasset, Paris 1993.

[22] Sur le parc des Beaumonts, voir : ESSF, http://www.europe-solidaire.org/spi...

[23] Voir Dominique Joron, « Des cirques sans animaux, c’est possible ! », ESSF : http://www.europe-solidaire.org/spi...

[24] Le Monde du 4 août 2009.

[25] Sur l’interaction entre humains et milieux on trouve des exemples sympathiques dans Fabrice Nicolino, Le tour de France d’un écologiste, Seuil : Paris 1993. Voir aussi Pierre Rousset, « Se laisser questionner par l’enjeu écologique » in Michael Löwy (coord.), Ecologie et socialisme, Syllepse, Paris 2005


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