Chine : les grues sacrilèges de Kachgar

mercredi 3 mars 2010.
 

Il avance si vite dans la nuit froide que sa silhouette sombre et sa toque d’astrakan disparaissent parfois au détour des ruelles mal éclairées de la vieille ville. Abdullah (tous les noms ont été changés) est pressé : il n’a pas envie de se faire repérer en train d’emmener chez lui des étrangers, que la police a déjà peut-être identifiés comme journalistes. En tant qu’Ouïgour, il partage les deux sentiments dominant au Xinjiang, province à majorité musulmane des marches occidentales de la Chine : la peur et la suspicion.

Cette marche forcée dans la nuit de Kachgar révèle les blessures toutes fraîches infligées à cette antique cité de la Route de la soie, promise sinon à la destruction par le pouvoir chinois, tout au moins à une "rénovation" risquant fort de laisser exsangue l’âme de la ville. Ici surgit l’ombre immobile d’une grue qui, le jour, accomplit son oeuvre de démolition. Là, en lieu et place d’un pâté de maisons du vieux quartier, cette vaste trouée deviendra une large rue taillée au forceps par les accoucheurs de la future Kachgar. Ailleurs, les ruines de demeures fracassées donnent le sentiment de progresser dans une ville ravagée par un séisme. Au fond, un immeuble d’une vingtaine d’étages dresse sa silhouette contre la nuit, éclairée par les lumières de la ville neuve.

La maison d’Abdullah est nichée au fond d’une étroite venelle. On y respire l’Asie centrale : dans le salon situé au bout d’un dédale de couloirs, une table basse croule sous les coupes de fruits secs, de beignets frits, de samosas à la viande. Des tapis recouvrent le sol. L’hôte s’empare d’une aiguière de métal pour servir le thé : "Ma maison va être démolie, mais je ne sais pas quand. Rien n’est clair." Dépité, il constate : "Personne n’est venu nous voir pour nous dire ce qui va être fait, les choix qu’on nous propose. Des géomètres sont passés, mais ils ne savaient rien. Ils étaient simplement là pour prendre les mesures de la superficie de la maison..." Pressé de questions, alors qu’il évitait jusque-là soigneusement les implications culturelles - et donc politiques - de telles critiques, Abdullah finit par lâcher : "Cette maison a plus de trois cents ans. C’est mon grand-père qui l’a achetée. Je ne vois pas pourquoi il faut tout changer, détruire, créer des problèmes pour nos familles, déplacer les gens dans des faubourgs de la ville. Ici, les choses sont bien comme elles sont."

Personne ne sait au juste à quoi ressemblera un Kachgar "rénové" : des quartiers entiers devraient être refaits dans le style soi-disant "traditionnel" de la vieille ville. Mais pour y accueillir quoi ? Des restaurants, des boutiques de luxe ? Un avatar folklorisé du passé ? L’ensemble de ce qui reste encore des vieux quartiers, autour de la grande mosquée, ne sera-t-il bientôt plus qu’une zone hérissée de gratte-ciel, comme c’est déjà partiellement le cas ? Là non plus, comme dit Abdullah, rien n’est clair.

Cela fait presque une dizaine d’années que cette ville oasis située sur l’antique Route de la soie est menacée : entre 2001 et la fin de 2009, une dizaine de milliers d’habitations ont déjà été détruites et, dans le seul périmètre de la grande mosquée, 5 000 familles ont été déplacées. Mais tout s’est précipité au printemps 2009, un an après le séisme du Sichuan (plus de 80 000 morts) : sous prétexte de faciliter les opérations de sauvetage à Kachgar, dans l’hypothèse d’un possible tremblement de terre, les autorités de ce joyau architectural de la Région autonome ouïgoure du Xinjiang ont lancé un vaste projet de "reconstruction de la vieille ville". Coût de l’opération : 440 millions de dollars (313 millions d’euros). 65 000 foyers, soit 221 000 habitants, c’est-à-dire la moitié de la population, seront concernés par ce projet. Les agences de presse officielles chinoises ont donné des chiffres d’une remarquable précision, indiquant que le plan prévoit "la démolition de 13 513 maisons situées dans 28 quartiers" et "la construction de 10 000 immeubles (de type HLM)", afin de reloger les victimes de ce grand chamboulement urbain.

Les responsables de la municipalité estiment en effet qu’en cas de catastrophe naturelle, le travail des secouristes, des pompiers et des ambulances serait empêché ou ralenti en raison du dédale de ruelles irriguant la ville ancienne. "Ce ne sont que des prétextes pour détruire la culture ouïgoure !", accuse Noor, un étudiant. "La Chine ne veut pas que le tourisme se développe trop ici, car, dans ce cas, notre culture sera connue par un plus grand nombre d’étrangers. Les Chinois veulent assimiler notre peuple, ils veulent faire disparaître tout ce qui est différent, afin que tout ressemble à la Chine."

Une récente réunion des caciques du gouvernement local, dont le quotidien hongkongais The South China Morning Post est parvenu à se procurer des extraits de discours, semble faire écho aux propos du jeune homme : "Ceux qui s’imaginent que c’est dans la vieille ville que se concentrent la beauté et l’histoire de Kachgar, ceux-là pensent de manière incorrecte et se montrent extrêmement irresponsables", ont insinué les responsables durant ce meeting. La reconstruction de la ville est "une question politique très sérieuse", ont-ils précisé.

La réaction du pouvoir est à la mesure des réalités d’un Xinjiang qui est la "nouvelle frontière" de l’occident extrême de la Chine. Après une parenthèse de plusieurs siècles durant laquelle il fut absent, le pays a repris le contrôle de ces marges de l’empire durant la deuxième moitié du XIXe siècle. Après la dynastie Tang (618 à 907), la Chine n’avait plus été capable d’asseoir son contrôle sur cette région, qui fut ensuite longtemps dominée par différentes confédérations nomades turco-mongoles. Il aura fallu la prise de pouvoir à Pékin par les communistes de Mao, en 1949, pour que l’ancien Turkestan oriental retombe vraiment dans le giron de la Chine éternelle.

La gesticulation politique, la revendication ethnique, religieuse et culturelle, ainsi que la violence militaire marquent depuis des lustres ces confins turbulents. 1864 : dans la région de Kachgar, éclate une rébellion emmenée par l’Ouzbek Yacoub Beg, qui instaure un éphémère "émirat". 1933 : constitution d’une République islamique du Turkestan oriental après le soulèvement d’émirs locaux. 1944 : constitution d’une nouvelle République du Turkestan oriental, celle-là rapidement devenue satellite soviétique...

Les Ouïgours, qui restent aujourd’hui l’ethnie la plus nombreuse au Xinjiang, sont des musulmans de rite hanafite, fortement influencés par l’inspiration du mysticisme soufi d’Asie centrale. En 1949, les Chinois han (ethnie qui représente la majorité de la population de la République populaire) représentaient 6 % de la population de la région. Au terme d’un processus de colonisation continu, ces derniers sont aujourd’hui 40 %. Les Ouïgours ont désormais le sentiment d’être lentement mais sûrement étranglés par l’expansion chinoise.

De sanglantes émeutes interethniques (197 morts et plus de 2 000 blessés), début juillet 2009 à Urumqi, capitale du Xinjiang, ont compté parmi les plus graves de l’histoire des dernières décennies dans la province. Dans cette région travaillée par des poussées de fièvre nationalistes - et plus récemment islamistes -, il est inévitable que le projet de reconstruction de Kachgar suscite une forte opposition de la population locale. Pour laquelle reconstruction équivaut à assimilation.

Dans un quartier de la vieille ville, sorte de "pâté de maisons Potemkine" préservé, où, après achat d’un ticket d’entrée, on peut aller visiter le potier du coin, admirer les cours d’anciennes maisons, renifler un parfum bientôt suranné de Haute Asie, un jeune homme nous jette, en désignant des notices explicatives en anglais et chinois : "C’est pas la peine de vous attarder, rien n’est écrit en ouïgour ici !"

Plus tard, un homme dont on taira les fonctions explique les grandes lignes du projet : "Les autorités ont d’abord commencé à reloger les plus pauvres. Ils les ont même filmés quand ils ont été accueillis en musique dans des immeubles modernes loin du centre ! Ensuite, il va s’agir de tracer des rues larges et de reconstruire des quartiers entiers. Chaque famille a le choix suivant : soit elle accepte l’appartement offert par les autorités ou une compensation de 1 200 à 1 700 yuans (de 120 à 170 euros) par mètre carré. Les gens qui refusent ces deux propositions recevront 400 yuans par mètre carré pour reconstruire leur maison dans un style ancien, mais aux normes sismiques. Mais ces compensations sont insuffisantes pour rénover une maison, dont le style devrait, en théorie, être "harmonisé" en accord avec l’architecture traditionnelle." Il affirme cependant que les émeutes d’Urumqi auraient eu des conséquences sur le projet : "Depuis l’été dernier, les travaux ont ralenti, car les autorités craignent qu’une destruction trop systématique de la ville soit le prétexte à de nouvelles violences antichinoises."

Les réactions de l’Unesco, qui a dépêché l’an dernier une mission d’information sur place, n’ont servi à rien. Pire, l’agence des Nations unies s’est fait instrumentaliser par les Chinois : sur un grand panneau placé dans une rue de la vieille ville, on peut lire qu’elle "applaudit le projet de reconstruction" et "considère (qu’il) reflète le véritable intérêt du peuple". Faux, répond le bureau pékinois de l’Unesco : selon un mail envoyé au Monde par Beatrice Kaldun, responsable des programmes culturels, l’agence "s’inquiète de ce type d’intervention qui consiste à détruire une portion substantielle de l’ancien tissu urbain". Le mensonge a fait long feu.

Mohammed vit depuis plusieurs mois dans l’un de ces complexes pour personnes relogées. Cet ensemble type HLM porte le nom pimpant de cité du Bonheur. Vingt-six barres de six étages comprenant chacune 72 appartements de 50 m2 s’étalent au pied d’une falaise. Tout à côté, on aperçoit la Cimenterie du drapeau rouge qui souffle sa poussière sur le complexe résidentiel. Mohammed dresse la liste des griefs de nombreux déplacés : "Pas de mosquée, pas de cours privatives pour les femmes, pas d’ascenseurs pour les vieux." A Kachgar, la cité des gens heureux reste encore à construire. Heureusement, en ville, on peut lire le message suivant, peint en grands caractères rouges sur fond blanc : "10 000 ans de vie au grandiose Parti communiste !"

Bruno Philip


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