L’ « ordre juste » de Ségolène Royal n’est pas un ordre émancipateur !

lundi 13 novembre 2006.
 

Je n’ai aucun contentieux personnel avec Ségolène Royal. J’admire même plutôt la façon avec laquelle elle a rallié les éléphants les plus sordides du PS que la veulerie a conduit jusqu’à l’enclos de dressage et qui dorénavant marchent à la baguette du moment que leurs pâturages sont garantis. Mais mon engagement politique est un tout. Selon moi, on se construit dans la lutte socialiste autant qu’on reconstruit le monde. Les principes qui nous mettent en mouvement comptent autant que les raisons concrètes que l’on a d’agir. Ségolène Royal ne dirait pas le contraire, je crois bien.

Dés lors je dis une nouvelle fois mon dégoût pour la meute de ceux qui hurlent sans discontinuer chaque fois que l’on oppose un raisonnement à un autre, et pour tous ceux qui ramènent toute opposition à une compétition de personnes et d’ambitions, comme si nos motivations ne pouvaient être que viles une fois que les fanatiques ont décidé ce qui est bon. Mon point de vue s’inspire de l’idéal des Lumières et du matérialisme que j’assume en tant que vision globale. Elle motive les formes et les moments de mon engagement politique. En voici une expression.

Dans une analyse publiée le 4 juillet dernier dans le Monde, Michel Noblecourt procède à une analyse approfondie et documentée au sujet de l’ « ordre juste » cher à Mme Royal et à Benoît XVI. C’est la seule fois où, dans la presse, une quelconque tentative de réflexion sur ce mot d’ordre aura été tentée. La force de son analyse, en dépit de la qualité des références devenue tout à fait inhabituelle dans la prose qui se publie sur les socialistes, souffre cependant d’un aboutissement tronqué.

En effet, l’analyse de l’éditorialiste fait, pour finir, comme si c’était le concept d’ordre lui-même qui posait problème chez les socialistes. Pourquoi faut-il que toute critique argumentée des vues particulières de Mme Royal sur telle ou telle façon d’aborder un thème en soit réduite à la contestation de l’idée même qu’elle évoque ! Celui qui critique son concept « d’ordre juste », comme c’est mon cas, serait un ennemi de l’ordre ou bien dans le meilleur des cas un laxiste ou un indifférent. Quand on ne lui demande pas s’il n’est pas en réalité partisan d’un « ordre injuste » !

Cette tendance des médias à enfermer les détracteurs de Mme Royal dans des caricatures a failli rendre impossible le moindre débat sérieux autour de sa candidature et de ses idées. Fort heureusement, le sentiment d’impunité qu’elle a tiré de ses multiples passages en force contre les aspects les plus constants de la doctrine socialiste l’a conduite à des excès qui ont rendu possible le retour de la réflexion à la faveur de la stupéfaction....

ORDRE ET SOCIALISME

Je veux m’en tenir ici à « l’ordre juste ». Contrairement aux suppositions de Michel Noblecourt, ce n’est pas l’ordre qui pose problème dans l’ « ordre juste ». De tout temps, la doctrine socialiste s’est proposée d’établir un nouvel ordre social face au désordre capitaliste. A fortiori en France, où le mouvement socialiste a hérité de la cause plus large de la République, née sous la Révolution française en rupture avec les désordres de l’Ancien régime.

Ici l’ordre, c’est le caractère général de la norme, de la loi générale et impersonnelle face à l’anarchie des privilèges et de la réglementation « sur mesure ». En imposant l’intérêt général face au maquis des intérêts particuliers. En construisant un Etat au service du plus grand nombre face à la jungle de la concurrence. En promouvant des services publics face à l’imprévoyance des marchés. En privilégiant la redistribution sociale face au dérèglement de l’égoïsme individuel. En proclamant l’unité et l’indivisibilité de la communauté légale face à la tentation de la régionalisation des droits.

A l’inverse, la précarité, la compétition universelle, la main invisible décidant de tout en tous lieux, le droit a géométrie variable d’une région à l’autre, voilà le désordre fondamental qui insécurise la vie quotidienne de celui qui vit de son travail, qu’il soit salarié ou petit producteur indépendant, paysan ou artisan.

Bref ce n’est pas l’ordre en lui-même qui pose problème pour un socialiste. Mais il existe deux sortes d’ordre :

- L’un est l’ordre construit par la délibération collective, humain et historique.

- L’autre est l’ordre pré-établi, qu’il soit divin et éternel ou le résultat d’une mécanique immanente et indépassable réputée relever des lois de la nature, de la main invisible du marché ou de quoi que ce soit de semblable face à quoi la volonté humaine serait impuissante.

Quand il se réfère à l’ordre, le mouvement socialiste, et avant lui le mouvement des Lumières, font référence au premier. Dans cet ordre la norme commune est fondée sur la volonté collective des citoyens éclairés, de même que la morale individuelle est fondée sur le libre exercice de la raison. Et sur rien d’autre. Cet ordre est par définition mouvant et transitoire. Pour les républicains et les socialistes, il est émancipateur. C’est le mot clef.

L’ordre émancipateur veut placer l’individu et la collectivité en situation de s’émanciper de tout ordre préalable donné. Cet ordre émancipateur conteste donc tout ordre « établi ». Dès lors, il ne reconnaît aucune autre source que la souveraineté du peuple pour conduire les affaires humaines. Ainsi l’article 3 de la Déclaration de 1789 affirme-t-il que « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »

Cet ordre émancipateur fonde le droit du peuple à s’insurger contre toute autorité qui n’émanerait pas de lui. Dès lors républicains et socialistes n’ont donc jamais prétendu « restaurer » ou « rétablir » aucun ordre. Ils ont au contraire toujours œuvré pour que les citoyens construisent eux-mêmes leur histoire en fixant par eux-mêmes les règles du jeu, les formes que l’ordre prendra.

LA DOCTRINE SOCIALE DE L’EGLISE

L’expression « l’ordre juste » est le cœur de la doctrine sociale de l’Eglise. C’est bien son droit. Le pape actuel en fait un refrain constant de ses interventions concernant le fonctionnement de la société. Sa première encyclique publiée en décembre 2005 s’y réfère abondamment. On se doute que quand Benoît XVI parle d’ « ordre juste » dans son encyclique, ce n’est pas à cet ordre émancipateur du mouvement des Lumières qu’il se réfère.

L’idée que l’homme puisse se donner à lui-même ses propres lois a toujours été combattue par le dogme chrétien. Benoît XVI a rappelé que la source des malheurs du temps est dans la prétention des hommes à délibérer par eux-mêmes des sources de la morale plutôt que de s’en remettre a celle que Dieu leur enseigne. Ce raisonnement n’est pas nouveau dans ces bouches.

L’ordre préétabli et l’autorité en place qui le garantit, ce fut d’abord une seule et même chose dans les textes de référence. Dans sa 1ère épître (2.13), l’apôtre Pierre proclame : « Soyez soumis à cause du Seigneur à toute autorité établie parmi les hommes. » Et Paul de Tarse de réclamer, dans son épître aux Romains (13.1-2) : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. Celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi. »

Certains pourraient considérer qu’il s’agit là de préceptes datés qui n’engagent plus l’Eglise. C’est perdre de vue le coeur de la doctrine. Celle-ci nie que l’ordre des choses puisse être valablement issue d’une délibération libre de référence. Raison pour laquelle au début du XXème siècle encore, en 1906, luttant contre la République française désormais institutionnellement laïque, l’encyclique du pape Pie X « Véhémenter nos » dénonce la légitimité du suffrage universel ! Il théorisait que « la multitude n’a pas d’autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »

Certes, depuis, l’Eglise ne s’oppose plus à la démocratie. Mais elle continue à contester à l’homme et au peuple leur pleine souveraineté pour définir librement leurs normes de vie. Dans sa note doctrinale de 2002 sur les catholiques et la politique, Joseph Ratzinger, alors cardinal, pointait du doigt « ces citoyens qui revendiquent, pour leurs propres choix moraux, la plus complète autonomie ». Et il ajoutait que « toute conception de l’homme, du bien commun, de l’État doit se soumettre au jugement de la norme morale enracinée dans la nature même de l’être humain ». Et de dénoncer dans le même texte « ces révolutions dont le programme commun était de ne plus rien attendre de Dieu, mais de prendre totalement dans ses mains la cause du monde, pour en transformer la condition ».

Devenu pape, Benoît XVI confirme qu’une norme morale naturelle et intemporelle s’impose nécessairement à l’action et la raison humaines. Ainsi, pour lui, « avec la Shoah, les nazis voulaient également extirper la racine sur laquelle se fonde la foi chrétienne, en la remplaçant définitivement par la foi fabriquée par soi-même, la foi dans le pouvoir de l’homme ». Ceux qui ne misent que sur le pouvoir de l’homme pour conduire leur vie et la société sont donc à ranger avec les nazis ! L’ « ordre juste » que Benoît XVI appelle de ses vœux renvoie donc clairement à un ordre pré-établi, qui dépasse la communauté humaine. Dans cet ordre, chacun reçoit « la part qui lui revient » en vertu d’un dessein qu’il ne peut comprendre. C’est le sens de la subsidiarité chère à Thomas d’Aquin, en vertu de laquelle chacun doit occuper la place et le rôle conforme à une harmonie pré-établie.

ON PARLE AVEC SA CULTURE

Quand Ségolène Royal dit qu’il faut « rétablir un ordre juste », n’est-il pas légitime de s’interroger sur la nature de l’ordre auquel elle renvoie ? Surtout quand elle commence à employer cette formule deux mois après la publication de l’encyclique de Benoît XVI qui fait de l’ « ordre juste » le « devoir essentiel du politique ». Si cet ordre doit être rétabli, n’est-ce pas qu’il préexiste, comme chez Benoît XVI ? Les médias s’honoreraient de lui poser la question plutôt que d’encenser chacune de ses formules sans que personne ne sache vraiment de quoi elle parle.

Les analystes scrupuleux, ceux qui respectent Madame Royal, prenant au sérieux ce qu’elle dit ne peuvent manquer de repérer des variations significatives dans l’emploi de ce terme dans son vocabulaire de campagne. Seuls les naïfs peuvent croire que les personnages publics, à plus forte raison lorsqu’ils sont aussi exposés qu’elle l’est, parlent sans savoir ce qu’ils disent à l’occasion de discours ou d’interventions sur des sujets où ils se savent écoutés et observés. Certes, il peut arriver que ce soit le cas.

Je suis persuadé que souvent Ségolène Royal s’exprime tout à trac. Mais même dans cette circonstance c’est alors une culture personnelle qui fournit la matière première d’une sortie imprévue. J’en suis un bon exemple. Quand j’ai parlé de « petits blancs » de façon incontrôlée, c’est ma culture de pied noir en rupture de milieu qui s’est exprimée en utilisant un mot du vocabulaire de l’anti colonialisme des années 60.

Quand j’ai pris à partie les Lituaniens (en fait il s’agissait des Lettons), c’est ma culture d’admirateur des exploits de la résistance du peuple russe contre l’invasion nazie qui parlait, brute de décoffrage. Elle disait le dégoût que m’inspire la participation de masse des SS lettons et de la population de ces zones aux pogroms contre les juifs et aux assassinats de masse sous uniforme SS perpétrés contre les Russes. Mon dégoût est intact. Il est à la racine de ma certitude que le nationalisme et l’ethnicisme conduisent immanquablement à l’antisémitisme, au racisme et aux crimes de guerre et que tout cela est imprescriptible. Immanquablement cette conviction finit par se manifester alors même que mon « intérêt politique » bien compris devrait me pousser à me taire comme tout le monde quand l’Etat letton décide de payer les retraites des anciens SS.

LA COHERENCE DE SEGOLENE ROYAL

Dans un autre registre, celui de l’ « ordre juste », la mise en situation du mot dans la syntaxe de Ségolène Royal doit être considérée comme significative. Elle est conforme à ses références spirituelles personnelles qui ont été depuis éclairées par de nombreuses biographies. Comment oublier cette sortie publiée dans le portrait que lui a consacré le journal "Le Monde » à propos des caricatures de Mahomet : « je ne laisserais pas insulter Dieu ». Ou bien dans le même article, cette remarque de Mignard, présenté comme un ami intime bon connaisseur du personnage et qui note « elle c’est la doctrine sociale de l’Eglise plutôt que la lutte de classe" .

Ou encore cette incroyable titre sur six colonnes du journal "Paris Match » « Pendant que ses amis s’abreuvaient aux sources du marxisme, elle allait à Donrémi, s’agenouiller et prier la bergère combattante à qui elle voue toujours un culte particulier » Mon intention n’est pas de porter un jugement sur la foi religieuse de Ségolène Royal. Je veux la mentionner comme un système cohérent de références qui permet de comprendre ce qu’elle dit mieux que la collection de ses déclarations absurdes.

Selon moi ce qu’elle dit est conforme à ce qu’explique la première encyclique du pape Benoît XVI :

« Il est certain que la norme fondamentale de l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de subsidiarité, sa part du bien commun. C’est ce que la doctrine chrétienne sur l’État et la doctrine sociale de l’Église ont toujours souligné.

" D’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de la société industrielle au dix-neuvième siècle » Cette conviction fait injonction : « L’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du politique" Et il est naturel que ce soit la tache de chacun de s’y atteler : « Le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est le propre des fidèles laïques. En tant que citoyens de l’État, ils sont appelés à participer personnellement à la vie publique. »

Bien sûr, au cas particulier du concept « d’ordre juste », il est tout a fait entendu que Ségolène Royal reste maîtresse du sens qu’elle veut donner à ce concept. Il suffirait de prononcer un mot de clarification - ce que nous la contraindrons à faire le moment venu - pour que l’interprétation que nous en faisons cesse tout aussitôt. Pour l’instant, il est frappant de noter les variations. Tantôt l’ordre juste doit être « établi », tantôt il doit être « rétabli ». Ces variations ont un sens. L’ordre juste pré-établi de la tradition à laquelle se réfère Ségolène Royal doit être « rétabli » là où il a été méconnu ou annulé. Il doit être « établi » ou imposé, là où il n’a jamais pris pied. Parfois, l’usage du verbe varie, quoiqu’il s’agisse du même sujet d’application. Par exemple à propos de l’école. Est-ce vraiment rassurant ?

LE DEBAT ET SON CONTEXTE

Cette question doctrinale abstraite entre en résonance avec un moment politique singulier. Celui où la société tout entière est en proie à l’angoisse d’un désordre absolu. Non seulement un désordre social, mais un désordre plus fondamental dont elle ne perçoit pas le lien avec le premier. Surtout quand ceux dont c’est le devoir brouillent les pistes. Ainsi, quand il avoue qu’il avait fait preuve de naïveté en croyant que le règlement de la question sociale réglerait celui de l’insécurité, Lionel Jospin a brisé sans s’en rendre compte une digue fondamentale.

Si l’extension du crime est le résultat d’un relâchement des normes morales individuelles, ce sont elles qu’il faut rétablir avant tout. Les médias sensationnalistes, qui exhibent sans relâche les infanticides et toutes sortes d’actes de barbarie individuelle avec les mots et les simplifications de la presse bien pensantes du dix neuvième siècle, alimentent chaque jour cette façon de voir le problème de notre temps. L’illusion d’un ordre que l’on rétablirait en extirpant une fois pour toutes les racines du vice qui sont dans « la part obscure de l’homme » est aussi vieille que l’humanité. Souvent elle confie à Dieu l’exécution de cette tache. Il y pourvoit à coups de déluge ou de destruction emblématique comme à Sodome et Gomorrhe. D’autres fois, des jurys populaires spontanés s’en chargent eux-mêmes.

Ainsi en pleine révolution, le peuple de Paris fondateur de la République, mort de peur a l’approche des armées qu’il va écraser à Valmy, ce peuple constitue des « jurys » qui organise dans la cour des prisons les horribles massacres du 2 septembre Il commence par tous les prisonniers royalistes, puis continue la boucherie en assassinant les fous et les prostitués. D’autres fois on le sait, la cause de la souillure et de la perversion est attribuée à une population tout entière. On se souvient comment les nazis utilisèrent la caricature du « ploutocrate juif » pour canaliser dans l’antisémitisme et le meurtre de masse l’anticapitalisme populaire des Allemands. Tout cela doit être présent à l’esprit en ce moment dangereux de notre histoire. Surtout quand on sait que ce n’est pas la première fois que ce débat éclate parmi les socialistes.

DEJA, EN 1933

Dans des conditions largement comparables, le congrès de Paris de la SFIO, en 1933 a eu à en connaître. Plusieurs dirigeants actuels du Parti Socialiste l’ont relevé. Notamment Bernard Poignant qui en a fait l’objet d’une note largement diffusée au PS. A la tribune du Congrès, Adrien Marquet, député-maire de Bordeaux, qui ralliera ensuite les nazis et la collaboration, déclare : « Ah ! Si la grande force que représente le socialisme était capable d’apparaître, dans le désordre actuel, comme un îlot d’ordre et un pôle d’autorité, quelle influence serait la sienne, quelles possibilités d’actions véritables s’offriraient alors à lui ! La dominante, dans l’opinion publique, c’est la sensation du désordre et de l’incohérence... Ordre et autorité sont, je crois, les bases nouvelles de l’action que nous devons entreprendre pour attirer à nous les masses populaires sans lesquelles rien de grand ne pourra être tenté... »

Léon Blum l’interrompra par une phrase : « Je vous écoute avec une attention dont vous pouvez être juge, mais je vous avoue que je suis épouvanté ». Pourtant, les phrases d’Adrien Marquet pouvaient paraître aussi pleines de bon sens que n’importe lesquelles de celles que nous entendons à présent, surtout si l’on tient compte du contexte de ces années de crises économique totale et de victoires dans toute l’Europe du modèle « social et national » de Mussolini, Hitler ou Salazar.

Pourtant quand il s’explique à la tribune ensuite, Léon Blum, est particulièrement incisif : « Il faut maintenant que je réponde à ce discours de Marquet dont j’ai dit en l’interrompant, ce dont je m’excuse, qu’il m’épouvantait. Mais à la réflexion, et je peux bien lui dire que depuis que je l’ai entendu, je n’ai guère fait que réfléchir à cela, ou bien à part moi, ou bien dans cette forme de discussion que le Congrès rend plus facile et qui s’appelle la controverse avec ses camarades, je ne peux que lui dire que ce sentiment d’épouvante ne s’est pas atténué et qu’il n’a fait que se fortifier, au contraire. Il y a eu un moment, Marquet, où je me suis demandé si ce n’était pas le programme d’un Parti social-national de dictature. (...) Vous êtes venus nous dire qu’il fallait des mots d’ordre d’autorité et d’ordre, avec l’impression que nous nous poserions devant le pays comme des défenseurs de l’autorité et de l’ordre (...) Rassemblant autour de nous ces masses populaires de valeur hétérogène et inorganisées dont je parlais tout à l’heure et cela pour une preuve de rénovation sociale dans le cadre national. Eh bien, je le répète, quand vous disiez cela à la tribune du Parti socialiste, eh bien, je me demandais où j’étais. Je me demandais ce que j’entendais et si je n’étais pas le jouet d’une illusion des sens. »

CEUX QUE LA MODE NOUS AMENE

Quel étrange clin d’œil de l’histoire de retrouver dans la bouche de Laurent Fabius la mise en garde de Léon Blum ! Ainsi lorsqu’il demande sous les cris indignés des griots de Ségolène Royal qu’en matière d’autorité on n’aille pas courir derrière Sarkozy quand celui-ci se met à courir derrière Le Pen ! Léon Blum était bien plus direct !

Lisez : « Mes chers amis, écoutez (...) gardez-vous en ce moment à tout prix contre le danger que le discours de Marquet faisait apparaître de façon si saisissante, c’est-à-dire dans votre haine du fascisme, dans votre volonté de le combattre et de le vaincre, dans votre volonté d’arriver au pouvoir avant lui, de lui emprunter ses propres armes et ce qui est pis, sa propre idéologie. » Puis rappelant ses nombreux travaux dans lesquels il a exprimé son adhésion complète à la thèse de la dictature du prolétariat il n’en conclut pas moins « je vous dirai simplement que la propagande socialiste n’est pas une propagande d’autorité, qu’elle n’est même pas une propagande d’ordre au sens où vous l’entendez, mais qu’elle est une propagande de liberté et une propagande de justice ».

C’est exactement ce que signifie « l’ordre émancipateur » auquel je me réfère contre « l’ordre juste ». J’aime particulièrement l’une des conclusions auxquelles son raisonnement à la tribune le conduit. On va voir comme il est loin de la mentalité de club de supporters à laquelle se réfère les innombrables adjurations de ceux qui ont pour unique arguments en faveur de la candidate de l’ordre juste sa bonne côte dans les sondages et le « désir » aveugle de « gagner » qu’elle incarnerait. Une nouvelle fois je cite : « On nous dit : Les jeunes gens sont impatients, la classe ouvrière est impatiente ! Peut-être des jeunes gens ne viendront-ils pas à nous. Il y a eu d’autres époques où les jeunes gens sont venus à nous et nous ont quittés bien vite. « Ceux que la mode nous a donné, disait Jaurès, un jour, la mode nous les a repris. » Laissez-moi vous le dire : c’est autre chose qu’il faut répéter à ceux qui nous écoutent. Il faut leur enseigner que les vertus révolutionnaires sont à la fois l’audace, qui ne laisse échapper aucune occasion, et en même temps la patience qui permet de les attendre. Vous nous dites : « Si vous ne pouvez pas promettre le succès immédiat, si vous ne pouvez pas satisfaire assez tôt, chez eux, un espoir de réalisation définitive, ils iront ailleurs. Si vraiment ils pensent ainsi, qu’ils aillent ailleurs, ils n’ont rien à faire avec nous dans ces conditions -là." A ce congrès là, c’est Blum qui l’a emporté.

Ceux qui « n’avaient rien à faire avec nous » sont partis. Par un retournement de circonstances qui mérite d’être souligné, c’est à mon sujet que depuis des mois, certains petits malins que je connais de longue date, annoncent sans relâche que je serais sur le départ et ainsi de suite. Je ne m’émeus pas de leur vindicte. Je sais qu’elle exprime de la façon confuse et rageuse qui leur est coutumière l’incompatibilité absolue qui existe en effet d’un côté entre les doctrines spécieuses de l’ordre juste et ses déclinaisons en « jury populaires », "France des régions », et autres « mise au carré » des familles et, de l’autre côté, la doctrine des Lumières sur l’ordre émancipateur. Mais qui aura le dernier mot n’est pas encore écrit. La clameur des " applaudissements imbéciles et des engouements hallucinés" comme disait Jaurès, n’y suffira pas.

Jean Luc Mélenchon


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