Culture, nation, République : ce que Jaurès nous lègue (rencontre à Toulouse et dossier de L’Humanité)

jeudi 3 juin 2010.
 

Se plaçant à nouveau sous l’égide de Jaurès, l’Humanité organisait, vendredi dernier, à Toulouse, une rencontre en partenariat avec la municipalité dirigée par Pierre Cohen, qui vint saluer l’assistance.

1) RAPPEL DES FAITS

Historiens, journalistes, spécialistes d’art et de littérature, parlementaires et responsables politiques de gauche ont confronté leurs connaissances, clarifié et approfondi leurs points de vue avec le public autour des problématiques de la culture, de la République et de la nation. Un héritage que résume la devise ternaire républicaine et dans lequel le fondateur de notre journal situait le creuset de la « question sociale », comme de la controverse politique sur la transformation de la société. L’entreprise actuelle de démolition ultralibérale de l’État social dirigée contre leurs peuples par le président de la République française et les dirigeants de l’Europe de la finance capitaliste en souligne par antiphrase toute l’actualité. À leurs yeux, en effet les valeurs d’indépendance nationale, de respect de l’autorité des États ou de souveraineté des peuples n’ont plus cours, même si certains parfois, osent se revendiquer de… Jaurès ! Cette journée fut donc l’occasion de revenir à sa lettre et plus encore à son esprit. La dialectique jaurésienne se donne à voir dans un mouvement constant d’approfondissement et de réélaboration du patrimoine révolutionnaire, des promesses des Lumières jusqu’aux combats historiques du mouvement ouvrier et socialiste français. De Jaurès néanmoins, on connaît peu ou mal le critique littéraire et artistique, celui qui articule création littéraire et action politique, soulignait Marie-José Sirach, de l’Humanité.

La première table ronde, avec Rémy Pech, Ulrike Brummet, Aude Larmet et Georges Mailhos, pointa la modernité et la cohérence des choix et des goûts du « Liseur » de la Dépêche, de celui qui pense l’émancipation d’une humanité « qui n’existe pas encore ». La seconde table ronde, avec Gilles Candar, Rémy Cazals, Jean-Michel Ducomte, creusa le sillon des contradictions de classes et des nations, renouant les fils de l’internationalisme et du patriotisme, interrogeant même des « silences » républicains sur le colonialisme ou l’antisémitisme. Troisième temps, enfin, le débat sur la transformation politique de la société d’aujourd’hui avec Patrick Le Hyaric, Jean Glavany et Françoise Laborde, qui montra combien la méthode jaurésienne de rassemblement des forces de progrès est plus que jamais notre urgence.

LUCIEN DEGOY

2) Jaurès. Le chemin de la démocratie que Jaurès voulait pousser jusqu’au bout

Patrick Le Hyaric député européen directeur de L’Humanité et de L’Humanité-Dimanche

Jaurès considérait que la République ne serait aboutie qu’avec le socialisme. Il faisait du projet républicain lui-même un projet de société. Il est vrai, à bien considérer aujourd’hui le sens des trois mots de la devise républicaine, qu’ils constituent un merveilleux consensus ! Mais on est bien loin d’y être parvenus, et ceux qui dirigent le pays considèrent ces mots comme des anomalies. Ainsi de la question sociale, qui préoccupait tant Jaurès. Jamais notre pays n’a connu autant d’injustices sociales et fiscales qu’aujourd’hui. Jamais le transfert des richesses du travail vers le capital n’a été aussi fort : c’est une des causes de la crise actuelle. La laïcité ?

C’est la première fois qu’un président de la République ose affirmer que le curé a un rôle plus important à jouer dans la société que l’instituteur… La réforme territoriale ? Jaurès défendait l’architecture communale de la République, qui a beaucoup évolué depuis avec la coopération intercommunale. Mais cette réforme veut rayer cet édifice d’un trait de plume, avec des conséquences terribles, en termes de gestion ou de mode d’élection. Cohérence suprême de cette démolition : cette invention qui consisterait à modifier la Constitution pour y inscrire une question économique. Comme si désormais on disait : vous pouvez voter ce que vous voulez, tout gouvernement de gauche n’aura même pas la liberté de mener la politique qu’il souhaite. La France terre d’asile et de droit du sol ?

Il suffit de voir comment des dizaines de milliers de réfugiés, ou fuyant la faim et la misère, servent de chair à canon au grand patronat pour peser sur l’ensemble des travailleurs… La question des services publics ? Leur existence est en permanence contestée. L’actualité des malheurs de la République de Jaurès montre qu’il faut impérativement remettre les questions de la justice et de l’égalité au centre d’un nouveau projet politique. Chaque individu devrait pouvoir accéder aux biens universels de l’humanité. Il faut élaborer une conception nouvelle des services publics, l’inscrire dans le contexte désormais mondial, comme le montre le grand enjeu des changements climatiques. La répartition des richesses ? Nul besoin d’être un grand révolutionnaire pour comprendre qu’entretenir la bulle financière mène droit dans le mur. Comment et avec qui enfin transformer la société ? Je défends pour ma part depuis longtemps cette notion d’« évolution révolutionnaire » que Jaurès reprit à Marx et Engels.

L’idée d’un processus de transformation. Il y a toujours une combinaison à trouver entre réforme et révolution, entre réformisme et réformes de nature révolutionnaire. J’ai beaucoup plus confiance à cet égard dans le chemin de la démocratie citoyenne que Jaurès voulait pousser jusqu’au bout, que dans un grand soir qui n’a d’ailleurs jamais marché : on ne peut pas faire le bonheur des gens sans eux.

3) Jaurès. La synthèse et le mouvement, l’ancien et le nouveau

Gilles Candar historien président de la société d’études jaurésiennes

La synthèse jaurésienne : aller à l’idéal et comprendre le réel ; un peu de patriotisme éloigne de la patrie, beaucoup d’internationalisme y ramène ; c’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source… Cette synthèse a ses qualités, elle a souvent favorisé le rassemblement de la gauche, elle a enraciné le socialisme français dans la République, dans la compréhension qu’il ne devait être qu’un moment dans l’œuvre humaine d’émancipation et de progrès. Mais elle ne dit pas tout de ce que peut apporter la pensée jaurésienne au débat politique contemporain. Jaurès n’est pas seulement le bon apôtre de l’unité, il ne se contente pas de concilier, il va de l’avant, il propose une réflexion ouverte, jamais close et définitive, toujours fluide et évolutive. C’est ce dont nous avons besoin, pas de fausses solutions toutes faites ou de programmes dogmatiques. « Ni coup de main ni coup de majorité », disait Jaurès au congrès de Toulouse, le 17 octobre 1908, mais « l’évolution révolutionnaire » de Marx ou « l’engrenage de réformes » de Fourier…

Ainsi, Jaurès est patriote, méridional, républicain, colonial même au début de sa vie politique. Il le reste et, en même temps, il devient socialiste, internationaliste, adversaire des guerres de conquête et défenseur des droits des peuples colonisés. Certes, il n’avance pas du même pas sur toutes les questions, il peut se tromper, être en retrait sur tel ou tel point, mais il marche et fait son chemin. Et nous avons aujourd’hui davantage besoin de savoir réfléchir et agir que d’illusoires machines idéologiques, aussi belles qu’inutiles. Jaurès ne juxtapose pas, il ne remplace pas (il écrivit un jour, alors qu’il exposait un programme de socialisation de l’économie, qu’on n’abolit aucune loi), il intègre l’ancien dans le nouveau, constamment enrichi et développé. Il emboîte le local dans le national et dans l’international, comprend la diversité des cultures et l’unité humaine. Tout en faisant sa part de besogne quotidienne, il pense le temps long. Sans doute, du coup, sa pensée peut sembler parfois inachevée, insaisissable. Il est mort en 1914. Mais il nous reste sa méthode d’analyse, son orientation fine, nuancée et déterminée, pour enfin constituer l’humanité.

4) Jaurès La République sociale et la laïcité

Jean Glavany, député socialiste des Hautes-Pyrénées ancien ministre

Quand on parle de laïcité et de la grande loi de séparation de 1905, on évoque souvent le rôle déterminant d’Aristide Briand, rapporteur du texte, ou celui de Ferdinand Buisson, le « théoricien de l’école publique et laïque ». Mais on doit aussi parler du rôle déterminant de Jaurès. D’abord sur le fond, Jaurès a théorisé son socialisme comme une alliance de la République sociale et du combat laïc. Ce qui nous ramène au débat politique d’actualité sur les rapports entre unité et différences : le respect des différences se conjugue indissociablement avec la lutte contre les discriminations. Ensuite, Jaurès s’engage aux côtés de Briand. Les parlementaires radicaux militaient pour une loi de combat antireligieux. Briand voulait une loi de séparation, certes, mais de pacification, notamment dans son article 4, « le centre du problème » selon Jaurès, qui permet aux Églises de s’organiser indépendamment des pouvoirs publics et dans le respect de leur hiérarchie. C’est Jaurès qui fit pencher la balance face à ceux qui voulaient, disait Briand, « faire une loi qui soit braquée sur l’Église comme un revolver ».

Là encore, retour à l’actualité et au débat sur le voile intégral. Au-delà de la focalisation du débat et du risque d’un cadeau inespéré fait aux intégristes, le consensus des républicains, qui exclut toute indulgence à l’égard de pratiques minoritaires et extrémistes, doit se conjuguer avec le refus de l’islamophobie. La laïcité ne combat pas les religions mais les intégrismes religieux.

À propos de l’article 4, Jaurès évoque « la liberté du petit clergé, la liberté même des laïcs catholiques », expression qui traduit de façon inventive le compromis refusé par les radicaux. Oui, il existe deux manières d’être croyant, croyant intégriste qui place sa foi au-dessus des lois, et croyant laïc, qui accepte la supériorité de la norme républicaine. Jaurès s’écria, une fois le vote de l’article 4 acquis : « La séparation est faite ! » Même s’il ne put empêcher, comme Briand, l’éveil des craintes des catholiques face à l’importance donnée au Conseil d’État dans l’arbitrage des biens revendiqués par les associations cultuelles (article 6, puis 8), l’existence de l’article 4 constitua le fondement argumentaire de la délibération parlementaire.

5) Jaurès. Paroles et pensées pour une langue, une culture : l’ancrage occitan

Rémy Pech historien université de Toulouse-Le Mirail

D’une enfance à la campagne, Jaurès a retiré une familiarité réelle avec le monde paysan, ses us et coutumes, ses souffrances et ses aspirations, et bien sûr sa langue qu’il a toujours respectée et considérée comme un véhicule de la pensée et de l’action politique au même titre que le français. Les témoignages abondent de sa pratique usuelle de l’occitan au cours des campagnes électorales, pas seulement pour faciliter la communication, mais aussi pour mieux soutenir toutes sortes de discours politiques.

Sa chronique littéraire de la Dépêche, essentiellement tenue de 1893 à 1898, est marquée par une attention constante aux œuvres d’oc, classiques ou contemporaines, et aux romans régionalistes enracinés dans le terroir. Pour autant, il n’a jamais considéré que la culture d’oc puisse être confinée à un ghetto culturel, la reliant en permanence à la culture française et au monde latin.

C’est assez tardivement, mais très fermement, à la suite de son voyage en Amérique latine, qu’il prend en 1911 fait et cause pour l’enseignement scolaire de l’occitan et des autres langues « régionales », alors en usage général mais absentes et pourchassées dans les écoles. Assez isolé dans une gauche marquée par le jacobinisme et la méfiance envers les récupérations possibles par la droite antirépublicaine, Jaurès a ainsi légitimé les combats pour le développement de l’occitan, dont l’actualité n’a pas faibli.

Son action en tant que représentant des ouvriers et des paysans du Midi occitan doit également être reliée à un sentiment très vif du déclin économique du Midi. Il concevait le renouveau nécessaire comme étroitement lié à la conquête socialiste de l’opinion. Cette posture prend un relief particulier lors de la révolte des viticulteurs, en 1907, pendant laquelle Jaurès s’évertue à trouver une issue positive en réclamant le respect des manifestants et de leurs revendications, tout en dénonçant un clivage Nord-Midi contraire à une unité nationale qui lui est chère.

6) Jaurès « Un patriote antimilitariste »

Rémy Cazals, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail

Jaurès patriote ? Quels sens au mot patriote ? À la Révolution, les patriotes s’opposent aux aristocrates et à la coalition des rois européens. Longtemps le patriotisme a été une notion de gauche. En 1870, quand le second Empire s’effondre, les républicains veulent poursuivre une guerre qu’ils n’avaient pourtant pas provoquée. Or, à la veille de 1914, le Parti nationaliste, fortement marqué à droite, adversaire et peut-être à l’origine de l’assassinat de Jaurès, le qualifie de « sans patrie », « antipatriote », « Allemand »…

Jaurès est un patriote qui attaque les « patriotes professionnels », lesquels, au nom de la nation française, défendent leurs intérêts économiques. Jaurès cherche à faire le bonheur, le progrès, la prospérité de sa patrie. Il s’oppose à la conquête du Maroc : l’image de la France est ternie par les méthodes de ses conquêtes coloniales. Pour lui, le progrès des habitants de la patrie n’est pas étranger au progrès de l’ensemble de l’humanité. Il faut donc renforcer l’internationalisme ouvrier, dont il fait partie.

Quel est le pacifisme de Jaurès ? Il existe deux définitions extrêmes à cette notion : « Si tu veux la paix, prépare la guerre » et « La paix à tout prix ». Entre les deux existent une infinité de variations, dont « La paix par le droit » (qui aboutira à la création de la Société des nations) et « La paix imposée au monde par le prolétariat » (qui est celle de Jaurès et de l’Internationale). Avant de s’exprimer sur les situations de guerre, Jaurès étudie à fond ces questions, s’intéresse de très près à ce qui se passe dans les Balkans.

Jaurès antimilitariste ? Pour trouver les moyens financiers des réformes sociales, il faut, selon lui, réduire les dépenses de l’armée. Avant même l’affaire Dreyfus, Jaurès condamne l’esprit de corps des officiers supérieurs. Son livre l’Armée nouvelle a pour surtitre l’Organisation socialiste de la France. Jaurès est un antimilitariste auteur d’un épais livre sur l’armée. C’est un patriote antimilitariste.

7) Jaurès « Ô, artistes, n’ayez pas peur de nous »

Aude Larmet, historienne de l’art

Amateur d’art classique, mais également connaisseur de la création contemporaine, Jaurès a laissé derrière lui une belle quantité de textes dédiés aux beaux-arts, à la peinture, à la sculpture et à l’esthétique. Ses études de philosophie l’on pétri d’une culture artistique classique. On voit poindre, déjà chez le jeune enseignant, l’idéal d’un art totalement intégré à la société : « Ce qui a fait la beauté de la civilisation antique, c’est la familiarité de l’art qui pénétrait partout, qui se mêlait à tout. Notre ambition est de retrouver cela. » Le 13 avril 1900, il participe à une conférence sur l’art et le socialisme. Cet événement est organisé à Paris par le Théâtre civique et la Petite République sous la présidence d’Anatole France. Jaurès y expose en quelques minutes une vision claire et synthétique de l’art et de la place qu’il doit prendre dans la société. Il considère qu’avec un renouvellement de la société, les arts et la création acquerront aussi un souffle nouveau. Une création artistique dissolue témoigne d’une société désunie : « Parce qu’il n’y a plus d’idées communes, de conceptions communes qui rapprochent, réunissent, confondent tous les hommes et qui permettent par conséquent à l’œuvre d’art, expression de la vie, de coordonner et d’harmoniser toutes les forces. »

Le credo jaurésien reste donc une bataille de tous les instants pour construire une humanité où l’artiste, l’ouvrier, le penseur, chaque citoyen travaillerait à l’édification d’une société harmonieuse et d’une humanité pacifiée. Son rôle de responsable politique, il le conçoit comme celui d’un médiateur entre les artistes et le peuple : « Ô artistes, n’ayez pas peur de nous ; c’est nous qui, les premiers, appellerons devant vos chefs-d’œuvre non plus des portions d’humanité divisée, non plus une élite rassasiée et blasée, suivie d’une foule aveugle, mais une même humanité fraternelle et libre. » En art tout comme en politique, en économie ou en histoire, c’est donc une leçon d’humanisme que donne Jaurès, une leçon de tolérance, d’ouverture, appelant à l’entraide humaine et à la construction d’une vie en société où chacun joue son rôle, utile, constructif, solidaire.

8) Jaurès Un parcours vers l’œuvre d’art totale

Ulrike Brummert professeure à l’Université technologique de Chemnitz (Allemagne)

« L’œuvre de Jean Jaurès apparaît comme monolithique – une sorte d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk en allemand). On y repère des changements de points de vue, mais à la façon d’un puzzle dont les éléments s’emboîtent et que l’on peut décomposer et recomposer comme dans une poupée russe. Il n’est pas indifférent de savoir que Jaurès, le synesthésiste, apprécie Wagner comme Baudelaire et Puvis de Chavannes, des artistes qui essaient de réaliser cette œuvre d’art totale.

La notion de transculturalité peut être considérée comme tautologique dans la mesure où toute création culturelle possède un élément étranger. Un fait de culture est toujours un phénomène processuel à la fois diachronique (à travers les âges) et synchronique (au même moment). Dans son parcours culturel, Jaurès pioche dans le passé tel ou tel élément pour le réactualiser, le revitaliser.

Il conceptualise l’unicité de la culture, mais une culture contextualisée dans ses différentes réalisations qu’il ne hiérarchise pas et qu’il considère comme des parties de la grande culture universelle. Toutefois, Jaurès n’a pas une vision essentialiste de ce phénomène. La culture est un devenir, elle est faite d’acteurs qui la réceptionnent, la transmettent et la transforment. Ce n’est pas un bien immobile. Jaurès met en avant les pratiques culturelles telles qu’elles se développent. Aucune volonté chez lui de se situer en surplomb scientifique, ni d’adopter une posture savante. Son critère d’analyse n’est pas hiérarchique, mais esthétique, la qualité sonore, l’expression, la beauté…

Il est particulièrement sensible à la particularité des différentes langues. Dans la transmission culturelle, le rôle des langues est primordial. Jaurès opère notamment une mise en perspective originale de l’occitan, dont il remarque qu’il se situe à la charnière entre l’italien, l’espagnol, le français, le catalan. Il n’est pas exclu de penser qu’il perçoit cette langue occitane comme une sorte de « lingua franca » de la Méditerranée.

9) Jaurès « Le Liseur » de la Dépêche

Georges Mailhos, historien, professeur émérite à l’Université de Toulouse

Du 15 mai 1893 au 20 octobre 1898, la Dépêche publie en première page, sous le titre la Quinzaine littéraire, des articles signés « Le Liseur ». Leur auteur, on le sait avec certitude depuis peu, est Jean Jaurès. « Liseur », ce mot, déjà un peu suranné à l’époque, dit plus que « lecteur ». Si le liseur peut être celui qui lit beaucoup, il n’en reste pas moins que Jaurès lui donne son sens premier : celui qui lit et donne à lire, celui qui lit à voix haute pour les autres. Tout écrit, pour lui, renvoie à la parole et au dialogue.

De quels écrivains entretient-il ses lecteurs ? De l’actualité évidemment, et à ce titre, nous trouvons cités un certain nombre d’écrivains qui n’ont pas franchi le cap de la postérité, mais il y a tous ceux que nous lisons encore à présent, et cela seul le distingue de tous les autres critiques littéraires de l’époque. Ainsi, le 5 décembre 1895, Jaurès cite Arthur Rimbaud. Il a repéré le « poète maudit » et, pour montrer son plaisir, il cite in extenso le Bal des pendus, les Effarés, ainsi que deux strophes du Bateau ivre. Ce qu’il appelle « retranscrire », c’est honnêtement donner la parole à l’auteur, et cette parole, au bon lecteur de l’entendre.

Il fait une grande place aux écrivains du pays. Mais au-delà de la filiation et de la maintenance, il s’agit d’écarter le pittoresque convenu. Pour lui, le pays et celui qui l’habite, le paysan, renvoient à un paysage, c’est-à-dire à la nature dans son quotidien familier. Le paysage, c’est pour le paysan la mesure du monde. À ce titre, il fait partie d’un terroir dans lequel prend racine la patrie.

Enfin, à l’horizon du pays se dessine une perspective « où tous les détails sont distincts mais dont les grandes lignes se détachent et ondulent avec le relief et la souplesse de la réalité elle-même ». La nature, qui peut, dans un premier sens, être l’environnement pittoresque et immédiat, s’agrandit alors pour devenir la force vive de l’univers. Pour Jaurès, l’écrivain du pays doit « avoir le sens de la vie rurale, de ses scènes familiales et humbles », de « la vie dormante et songeuse des choses », mais, en même temps, « le sentiment des grandes forces cosmiques, l’eau, le vent, les grands chênes ». Admirons les derniers mots qui, dans leur pluriel, disent ce qui peut être au bout du champ du paysan, à l’extrémité de son champ de vision, ces chênes au lointain, à la fois réels et symboliques.

10) Jaurès. Humaniste en idées et en actes

Jean-Michel Ducomte avocat professeur à l’IEP de Toulouse président de la ligue de l’enseignement

Jaurès est très concrètement un humaniste : il l’exprime à travers ses convictions, ses combats, à travers la méthode jaurésienne du combat politique. Jaurès est un humaniste par les références qu’il se donne.

On retrouve ces références dans les deux thèses de doctorat qu’il soutient. On y repère un Jaurès inscrit dans la pensée idéaliste, dans l’héritage kantien. Dans sa thèse sur les Origines du socialisme allemand, il analyse Luther, Fichte, Kant, Hegel… L’attachement initial aux valeurs républicaines est également constitutif de l’humanisme jaurésien. Jaurès est un humaniste dans ses combats. La défense de la dignité humaine : Jaurès, qui, au début, n’est pas dreyfusard, acquiert la certitude de l’innocence de Dreyfus (« Nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines. ») En substance, il dit qu’il faut garder des forces pour la vérité et la justice.

La peine de mort : il se lance dans un débat contre Maurice Barrès. La peine de mort, considère Jaurès, exclut la part de détermination de la société dans l’acte commis par le condamné.

La laïcité : il combat pour l’école laïque. Il est l’un des initiateurs de la séparation des Églises et de l’État, mais à l’Assemblée, il va calmer le jeu (« On n’est pas là pour bouffer du curé ! »), défendre une loi de pacification. Jaurès est un humaniste dans ses méthodes. Refus de la violence, même dans le combat social. « L’humanité est maudite si elle est condamnée à tuer éternellement. » La violence est un pis-aller, elle peut être porteuse de dangers.

Refus des honneurs : Jaurès est convaincu que les socialistes doivent participer au gouvernement Millerand, mais que cette participation est un obstacle à l’unité des socialistes. Pour la réaliser, il fait l’impasse sur un portefeuille ministériel auquel il aurait pu prétendre.

PROPOS RECUEILLIS PAR BRUNO VINCENS

11) Jaurès. La création et le partage des richesses

Dans l’exercice de mon mandat de sénatrice, je m’attache à promouvoir les valeurs universelles de laïcité et d’égalité chères à Jaurès. Vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, et parlementaire du groupe du Rassemblement démocratique et social européen, j’ai eu, à plusieurs reprises, l’occasion d’intervenir sur les questions relatives à la laïcité, par exemple en limitant les effets de la proposition de loi sur le financement, par les communes, des écoles privées en milieu rural, ou encore en déposant un référé avec le groupe RDSE, à la suite de l’affaire de la validation des diplômes du Vatican par le gouvernement et, dernièrement, en interrogeant le gouvernement sur l’Observatoire de la laïcité, resté à l’état de projet.

L’égalité aussi est une valeur centrale du Parti radical de gauche. Elle détermine l’analyse qui est faite de la question de la création et du partage des richesses. Dans cet esprit, la gauche doit placer l’entreprise et sa gouvernance au coeur de toute réflexion économique et sociale, et particulièrement pour les sociétés cotées en Bourse. L’entreprise responsable doit être un vecteur fort pour une économie équitable. La représentation des salariés dans les conseils d’administration est l’un des moyens de faire vivre cette préoccupation, tout en répondant à un souci d’efficacité partenariale. À l’heure où l’on mesure, douloureusement, les effets pervers d’une économie ultralibérale capitaliste, tournée uniquement vers la recherche de profits sur les marchés financiers, il est devenu urgent de recentrer l’entreprise sur l’emploi plutôt que sur les seuls bénéfices des actionnaires.

Françoise Laborde

12) Jaurès repères

DE JAURÈS

OEuvres de Jean Jaurès. Tome I, les Années de jeunesse, 1859-1899. Édition établie par Madeleine Rebérioux et Gilles Candar. Éditions Fayard, 2009.

Jaurès. L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans la Dépêche, dirigé par Rémy Pech et Rémy Cazals, avec Jean Faury, Alain Boscus, Jean Sagnes et Georges Mailhos. Éditions Privat, 2009.

OEuvres de Jean Jaurès. Critique littéraire, philosopher à trente ans, l’affaire Dreyfus. Éditions Fayard. L’Intolérable, textes choisis par Gilles Candar. Éditions de l’Atelier.

Laïcité et République sociale, textes choisis par Antoine Casanova et Gilles Candar. Éditions Le Cherche midi.

De l’éducation, textes choisis par Madeleine Rebérioux, Christian Laval, Guy Dreux, Catherine Moulin et Gilles Candar. Éditions Syllepse.

Le discours des deux méthodes, Jean Jaurès & Jules Guesde, introduction de Louis Mexandeau. Éditions Le Passager clandestin.

Pour la laïque, présentation de Laurence Loeffel. Éditions Le Bord de l’eau. Rallumer tous les soleils, anthologie présentée par Jean-Pierre Rioux. Éditions Omnibus. OEuvres philosophiques, tomes I et II.

Édition établie par Jordi Blanc. Édition Vent Terral.

Jaurès. Ce que dit un philosophe à la cité, textes choisis et introduits par Claude Dupont. Éditions Les Belles Lettres, 2010.

SUR JAURÈS

Jaurès et la classe ouvrière, de Madeleine Rebérioux. Éditions de l’Atelier, 1981.

Jean Jaurès, la parole et l’acte, de Madeleine Rebérioux. Éditions Gallimard, 1994.

Jaurès et les intellectuels, de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar. Éditions de l’Atelier, 1994.

Jaurès, de Jean-Noël Jeanneney. Éditions Nathan, 2001.

Sur les pas de Jaurès, la France 1900, d’Alain Boscus et Rémy Cazals. Éditions Privat, 2004. Jaurès et le syndicalisme révolutionnaire, d’Alain Boscus. Institut CGT Midi-Pyrénées. État et socialisme chez Jean Jaurès, de Bruno Antonini. Éditions L’Harmattan, 2004.

L’État chez lui, l’Église chez elle. Comprendre la loi de 1905, de Jean-Paul Scot. Éditions du Seuil, 2005.

Vive la République !, de Madeleine Rebérioux. Éditions Démopolis, 2008.

Jean Jaurès, le rêve et l’action, de Dominique Jamet. Éditions Bayard, 2009.

Jaurès et les patrons, de Gilles Candar. Notes de la Fondation Jean-Jaurès.


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