Une vidéo, tournée par l’agence Reuters, interpelle. On y voit un homme, visiblement loin des critères avancés hier par le Figaro pour définir les casseurs : « opportunistes et peu structurés (…), des adolescents en capuches et survêtements » équipés « d’armes de fortune trouvées sur leur chemin ». La vidéo montre cet homme cassant méthodiquement la vitrine d’une banque à l’aide d’un poteau descellé. Un quinqua, voire sexagénaire, tente de l’en empêcher, mais est frappé dans le dos par un autre « casseur », qui dégaine une matraque et dégage un périmètre de sécurité autour de la zone d’action, où un autre groupe exfiltre le premier.
Sur Rue 89, la fille du citoyen empêcheur de casser en rond témoigne. En tentant de s’interposer, elle a été blessée à la main. Puis, raconte-t-elle, « un homme, la cinquantaine, très calme, habillé d’un imperméable gris, m’a prise de côté et m’a dit de me calmer ». « C’est une erreur », ajoute-t-il. Cet « homme en gris », qui « avait l’air d’encadrer le groupe », semble loin du « voyou des cités » décrit par le Figaro. D’autant qu’il était accompagné, selon des témoins, « d’une dizaine de photographes » qui immortalisaient la scène – pour qui ? D’ordinaire, les casseurs, les vrais, les attaquent et les volent. On peut dès lors se demander pourquoi ils se sentaient si en sécurité auprès de ces casseurs-là…
Grégory Marin, L’Humanité
Source http://www.arretsurimages.net/conte...
Une vidéo de l’agence Reuters prise dans une manifestation parisienne, qui circule sur le Net, pose de nombreuses question sur l’attitude des policiers en civil dans les manifestations. Si aucune preuve n’accuse ces policiers de "casser" eux-mêmes, leur complaisance devant les casseurs attise le débat.
A coups précis, il fracasse la vitrine. Samedi 16 octobre, aux environs de 19 heures sur le boulevard Diderot à Paris, un "casseur", visage masqué, s’en prend méthodiquement à la devanture d’une agence bancaire, poteau en métal à la main. Il est sorti d’un groupe de manifestants masqués pour la plupart, munis de fumigènes, partis de la place de la Nation à la fin de la manifestation officielle contre la réforme des retraites. Comme le raconte en détail Rue89, certains d’entre eux cassent des abribus et quelques vitrines, suivis de près par des policiers.
Devant la banque, un passant tente d’arrêter l’homme qui casse la vitrine, mais se fait frapper dans le dos par un autre homme masqué, qui saute en l’air et lui donne un coup de pied, avant d’éloigner journalistes et manifestants, une matraque à la main. Les images, spectaculaires, ont été mises en ligne sur Youtube par un compte anonyme ("parisactu"), créé pour l’occasion. Une première vidéo, sans le son, a été postée dès le 16 au soir. Une seconde, avec le son, et enrichie d’un ralenti pour revoir la scène plus calmement, a été postée le lendemain.
Après la scène de l’affrontement, assez confuse, la caméra filme la fin du "cortège sauvage", avec des interpellations par des policiers en civil, après que les manifestants ont tenté d’occuper l’opéra Bastille.
La vidéo est rapidement reprise et commentée sur internet. En moins d’une semaine, elle totalise près de 150 000 vues. Et très vite, des soupçons sont formulés, tant dans les forums de Youtube que sur des sites et des blogs : les casseurs filmés par la caméra ne seraient-ils pas des policiers en civil, en pleine action pour dégrader l’image du mouvement ou provoquer les manifestants les plus violents ? Il est vrai que ces images posent de nombreuses questions.
D’abord, comment la vidéo a-t-elle été mise en ligne ? Les images de vendredi soir proviennent bien d’une caméra de Reuters, confirme-t-on à l’agence à Paris. Mais impossible d’en savoir plus : pas de commentaires, ni sur la façon dont elles ont "fuité" sur le net, ni sur leur contenu. En revanche, @si a pu joindre la personne qui les a postées sur Youtube. Elle indique "n’avoir aucun lien avec Reuters" mais précise que les images circulaient dans tous les médias audiovisuels et toutes les agences de presse, via les canaux satellites habituels utilisés par l’agence pour diffuser ses vidéos. D’ailleurs, la séquence a été utilisée le 19 octobre en ouverture d’un sujet de BFM TV sur les casseurs. Et celui qui a posté la vidéo ne souhaitait en effet pas du tout démasquer des policiers en civil, mais "montrer qu’une minorité pouvait perturber le message d’une grande manifestation pacifique..."
"des flics en civil, ça ne fait aucun doute"
Les réactions hostiles n’ont pas tardé. Dans les commentaires de Youtube, d’abord, où des internautes pointent par exemple "les rangers, le bâton, les gestes militaires pour écarter les gens, les coups au vieux faussement donnés pour impressionner, l’escouade de flic en civil qui intervient immédiatement pour exfiltrer les deux types... Ca ne fait presque aucun doute qu’il s’agit de flics en civil." Et dès le dimanche matin, un très court article posté sur BellaCiao.org, site proche de l’extrême-gauche, s’interroge : "Une personne casse une vitrine de banque. Une autre personne essaye de l’arrêter mais se prend un coup de pied d’un troisième qui tient apparemment une matraque dans la main. Ensuite la personne qui cassait la vitrine est entouré de ce qui est présenté comme un "anarchiste" (mais qui pourrait tout à fait être bien autre chose...) et se fait exfiltrer pendant que les manifestants leurs lancent des objets dessus. Aurions-nous là une preuve flagrante de manipulation , d’infiltration afin de stigmatiser le mouvement social ?" L’article essaime sur le net, par exemple sur La banlieue s’exprime, News of tomorrow, ou encore ici, là ou là. Des blogueurs du Post s’interrogent également, après que la vidéo a été relayée par le Zapping du web du site, lundi 18.
Le scepticisme est aussi largement alimenté par un témoignage, repris de site en site. Il est présenté comme celui de la fille de l’homme aux cheveux blancs qui a tenté d’empêcher le casseur de fracasser la vitrine de la banque. Le témoignage a été posté à l’origine dans les commentaires sous un article de Rue89 qui cite l’altercation devant la banque. Sous la signature "Sophie24Barbes", il met clairement en cause l’attitude des policiers qui encadraient les membres du cortège sauvage : "Comment ont-il pu passer ? Comment les CRS ne les ont ils pas croisé ? Impossible ! Les "casseurs" descendaient la rue le champ libre. Toute la place pour eux. Plus un flic à l’horizon. Ils étaient pourtant loin de se cacher. D’autre "casseurs" on tenter de calmer la situation."
Le témoignage se demande aussi si des policiers n’étaient pas mêlés aux casseurs : après le coup de pied reçu par le père de la jeune femme, "un homme, la cinquantaine, très calme, habillé d’un imperméable gris m’a prise de côté et m’a dit de me calmer : "C’est une erreur". Non les flics n’était pas là, quoique. Qui était cet homme en gris. Pas un anarchiste c’est sûr ! Il avait l’air d’encadrer le groupe. Un flic ?"
Contactée par @si, la jeune femme, Sophie de Quatrebarbes, confirme avoir envoyé le message : "J’ai été très choquée de la façon dont les policiers avaient laissé faire les manifestants violents, alors que la manifestation s’était bien passée, de façon très bon enfant. Les casseurs n’ont pas pu ne pas croiser de policiers, ils descendaient le boulevard Diderot alors que des dizaines de cars de police l’avaient remonté à peine quelques minutes avant !" C’est "encore sous le coup de la colère", environ deux heures plus tard, que la jeune femme a laissé son témoignage sur Rue89 : "Je ne voulais pas que les journalistes n’aient qu’une version de ces incidents. Je suis allé sur Liberation.fr, mais j’ai eu l’impression qu’il fallait être abonné pour laisser un message, alors je suis allé voir Rue89, et j’ai constaté qu’ils parlaient déjà de l’événement. Ca m’a confortée. Je me demande toujours s’il n’y a pas eu manipulation pour avoir des images de violence. J’ai fait circuler le témoignage à mes amis, et je l’ai envoyé à l’AFP et à un journaliste de Marianne que je connais."
Bertrand de Quatrebarbes, le père de la jeune femme, qui apparaît dans la vidéo, partage ses doutes. Il raconte à @si : "Nous étions dans un café avec ma femme et ma fille après la manifestation. Quand j’ai entendu du bruit, je suis sorti et vu le cortège qui approchait avec des pétards et des fumigènes. J’ai vu un homme cagoulé commencer à détruire la vitrine. Je croyais qu’il était jeune et je n’ai pas réfléchi, je suis intervenu. Un lycéen ou un étudiant, même avec une barre de fer, ça ne me fait pas peur. Mais c’était un homme, dans la trentaine, et il a été sidéré de mon intervention." Plusieurs points lui "semblent bizarres" : "Le "ninja" qui m’a frappé dans le dos ne m’a pas fait mal du tout, le coup n’était pas du tout fort. Après, plusieurs personnes se sont mises autour de moi et m’ont donné des coups pas violents du tout, quasiment des faux coups, jusqu’à qu’une voix autoritaire dise "Lâchez-le". C’était l’homme au visage découvert, qui a ensuite parlé à ma femme et ma fille, qui avait la main en sang pour s’être pris une bouteille de bière lancée par un casseur. J’ai eu l’impression que les gens qui m’ont entouré m’ont en fait protégé pendant le moment violent. Mon hypothèse ? C’était des policiers qui avaient des consignes pour laisser faire des dégâts matériels, mais surtout pas de blessés."
La préfecture : pas de commentaires
Devant ces données problématiques, les positions des journalistes sont variées. D’autant que la préfecture de Police de Paris, interrogée par @si comme d’autres, "ne commente pas ces affirmations". LePost conclut "qu’il ne s’agirait pas de policiers, selon la version d’un journaliste et une observation minutieuse de la vidéo", mais sans vraiment expliquer pourquoi. Pour l’Humanité, les choses sont tout aussi claires, mais dans le sens inverse : les casseurs de la vidéo sont "loin du « voyou des cités » décrit par le Figaro. D’autant qu’il était accompagné, selon des témoins, « d’une dizaine de photographes » qui immortalisaient la scène –pour qui ? D’ordinaire, les casseurs, les vrais, les attaquent et les volent. On peut dès lors se demander pourquoi ils se sentaient si en sécurité auprès de ces casseurs-là…" Quant à Rue89, sa rédaction reste prudente et ne tranche pas : "Casseurs et policiers en civil se mêlent les uns aux autres, sans qu’il ne soit aisé de les distinguer, comme lors de l’agression devant le Crédit Lyonnais. Les riverains de Rue89 ont d’ailleurs été nombreux à réagir, mais pas tous dans un sens identique : les mêmes personnes étant parfois désignées comme des casseurs, parfois comme des policiers en civil."
Pour un des "riverains" du site, les choses sont en effet claires. Il s’agit d’un homme ayant participé au "cortège sauvage". Dans les commentaires, il répond à Sophie de Quatrebarbes, en lui rappelant qu’ils se sont parlé samedi. "Sur le passage avec ton père, les 3/4 au moins des gens qui se sont mêlés à l’embrouille étaient des flics, affirme-t-il. C’est triste à dire mais dans le cortège il y avait un bon tiers de civils infiltrés, ils ont d’ailleurs tous sortis leur brassards au moment de l’entrée de la manif dans l’opéra, c’était impressionnant, on pensait être entourés de camarades et en fait on était limite en minorité..."
"Entrés dans l’opéra, ils ont mis leurs brassards..."
Pour un manifestant qui a accompagné les manifestants masqués, et qu’@si a pu joindre, les choses sont encore plus tranchées. Ce jeune homme, qui se dit "habitué des cortèges sauvages", précise bien qu’il ne parle qu’en son nom, et ne veut être présenté "comme le porte-parole de personne". Il confirme la présence massive de policiers en civil : "Quand nous sommes entrés dans l’opéra Bastille, un petit tiers des gens qui nous accompagnaient se sont mis à nous interpeller et à nous mettre par terre. Puis ils ont mis leurs brassards de la police." Il se dit "sûr à 100% que les membres du groupe qui ont entouré l’homme aux cheveux blancs en faisant semblant de lui donner des coups étaient des flics : ils étaient sur le côté, pas dans le cortège, et ont accouru quand ils ont pensé que ça pouvait dégénérer, pour protéger cet homme, mais aussi exfilter celui qui cassait la vitrine." Mais il va plus loin. Selon lui, le "ninja" de Quatrebarbes était lui aussi un policier, ainsi que l’homme s’attaquant à la vitrine, même s’il admet "que pour ces deux là, ça peut se discuter".
Le jeune homme que nous avons interrogé donne des "indices" : le "ninja" lui a semblé se déplacer comme un policier face à la foule. D’ailleurs, la vidéo peut laisser penser q’il est armé d’un tonfa,
Il assure aussi avoir vu l’homme un peu plut tôt en tête de cortège, "chauffer les gens, mais sans savoir où on allait, alors que le mot d’ordre était très clair pour ceux qui étaient en tête de cortège".
Et le fait qu’il ait pu repasser quelques instants plus tard près des policiers en civil sans être importuné alors qu’il avait menacé des gens avec sa matraque lui semble très suspect.
Idem pour celui qui cassait la vitrine tout seul. Il est simplement exfiltré de la scène, mais pas interpellé, "alors que même pas vingt minutes avant, un homme qui faisait des graffitis a été mis par terre et interpellé de façon musclée". De plus, pour notre témoin, le casseur "a agi anormalement : d’habitude, ceux qui cassent le font en groupe, pas isolé comme ça, justement pour éviter les interpellations".
Son analyse rejoint en partie celle de Jean-François Herdhuin, ancien commissaire de police, spécialiste des manifestations, interrogé ce jeudi par Rue89 : "Pour moi, l’homme à la matraque, on dirait un policier. Mais je ne suis pas sûr à 100%, car son comportement est anormal, il s’isole dans la foule. Normalement, il devrait avoir un brassard… Parfois, pour ne pas se faire lyncher, les policiers en civil ne le mettent pas. "
La consigne : "laisser casser"
L’ex-policier ne croit à la provocation ouverte de policiers, désireux de laisser faire les casseurs pour donner une mauvaise image des manifestants. "Aujourd’hui ça ferait scandale en interne, assure-t-il… La manip dans une manif, c’est dangereux pour tout le monde : pour les politiques et pour les manifestants. (…) Si on est sûr de discréditer les manifestants par une non-intervention alors que les gens cassent, ça peut être politiquement très réussi. Mais cela peut aussi se retourner contre les politiques avec un drame, la mort d’un jeune par exemple." Malgré leur différence de bord, et bien qu’il pense que c’est un policier qui attaquait la vitrine, notre témoin manifestant est à peu près sur la même longueur d’onde, et estime que face à un risque potentiel, les policiers ont tenté de limiter les dégâts : "Je crois que les flics ne sont pas intervenus tout de suite pour ne pas que ça dégénère. Ils ont attendu qu’on arrive à Bastille et là nous ont attrapé. C’était un guet-apens !" Un syndicaliste policier disait la même chose à la Croix peu de temps auparavant, en assurant qu’il arrive que les policiers aient pour consigne de "laisser casser", car, expliquait-il, un gouvernement "joue sa survie en cas de manifestation qui tourne mal".
Si nul ne conteste qu’il arrive traditionnellement à des policiers en civil "d’infiltrer" des manifestations, jamais, à notre connaissance, des fonctionnaires n’ont été surpris en flagrant délit de "casse" eux-mêmes. En mai 2009, le Canard enchaîné avait assuré que des policiers avaient été vus en train de faire "monter la pression" dans un cortège parisien, en "invectivant les gendarmes" et en "prenant à témoin la foule". L’info avait été relayée par Métro par exemple, mais la Préfecture avait démenti.
Jean-Luc Mélenchon assure néanmoins qu’"il y a des moments où on trouve que certains groupes ont un comportement un peu étrange : nous voyons des gens qui cinq minutes jettent des pierres et la minute d’après, ont un brassard..." Le leader du Parti de gauche a retenu la leçon de la vidéo de Reuters et appelle ses troupes à "photographier et filmer beaucoup", avant de "tout mettre sur les réseaux sociaux, c’est la meilleure des protections".
de Dan Israel
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