La philosophie est-elle une pratique populaire  ?

lundi 17 novembre 2014.
 

Le 17 novembre aura lieu 
à l’Unesco la neuvième édition 
de la Journée mondiale 
de la philosophie. Et du 8 au 29 novembre, Lille accueille 
trois semaines de débats 
et de réflexion, avec Citéphilo (www.citephilo.org).

Cette année, le thème général de Citéphilo est « l’art de faire ». Ou comment rétablir le « faire » en tant que créativité, à rebours d’une conception techniciste le réduisant a priori à de la pure application. Ce thème, qui peut ouvrir, notamment, sur le sens du travail dans notre société en crise, remet l’étonnement philosophique à la portée de chacun. Gramsci, en son temps, estimait que « tous les hommes sont philosophes ». Il voulait dire par là que la philosophie ne se déploie pleinement que dans la critique consciente, et non l’ignorance dédaigneuse, du « sens commun ». Mais quelles sont vraiment, aujourd’hui, les conditions de la rencontre entre l’engouement populaire pour la philosophie et la volonté de permettre à chacun

L’actuel engouement pour la philosophie traduit-il, selon vous, une « quête de sens », qui pourrait alors être mise en rapport avec l’évolution générale des modes de vie, dans un monde de plus en plus incertain et rapide, une société qui réclame aux individus toujours plus d’adaptabilité, de flexibilité, et leur laisse peu 
de temps pour prendre du recul  ?

Simon Perrier. Personne ne peut prétendre connaître pleinement les raisons de ce relatif succès, de cette demande de philosophie, qui peut être ambiguë, voire confuse. La résistance à un monde qui réduit la liberté à l’adaptabilité et offre pour toute perspective de se sacrifier pour le retour de la croissance en augmente sans doute le besoin. Survivre, se reproduire et quelques divertissements, voilà tout. C’est humiliant pour l’idée qu’on se fait de son humanité, de sa dignité. « Quête de sens »  ? Sans doute, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de retrouver ce que les religions proposaient traditionnellement, ou, à sa manière, le progressisme optimiste des Lumières, ou l’annonce d’une fin de l’histoire, forcément heureuse. Ces justifications d’une absurdité du présent par un futur nécessairement meilleur sont devenues insupportables. Par la philosophie, il s’agit de retrouver son propre pouvoir de donner du sens au présent. En mettant la liberté et la raison au cœur de l’identité humaine, la philosophie rend à chacun sa responsabilité. Cela ne signifie aucune résignation, ni même une philosophie terre à terre. Le recul dont vous parlez, c’est ce qui rend davantage présent à sa vie en la donnant à penser. Quelques vérités, rares, difficiles quelquefois, mais sans mauvaise foi, valent mieux que de pieux mensonges.

Alain Lhomme. Il est difficile de décider a priori des raisons d’un tel « engouement ». Une chose est sûre  : il faut se méfier de l’opération qui consiste à rabattre la « demande de philosophie » sur une « demande de sens ». Le choix fait par les organisateurs de Citéphilo (1) est de parier plutôt sur le besoin qu’ont un nombre croissant de citoyens de prendre le temps de réfléchir. En ce sens, nous ne nous adressons pas à des « individus », et certainement pas à des individus privés, comme on peut le faire, par exemple, dans le cadre des « cafés philo », mais toujours à des publics. Lorsque nous organisons une série de rencontres au CHR de Lille à destination des personnels de santé, des patients et de leurs proches, nous les rencontrons comme un public spécifié ayant déjà en commun –mais sans nécessairement le savoir– un certain nombre de réflexions sur la maladie, le soin, les politiques de santé, etc. Il faut cesser de donner à la philosophie pour fonction essentielle (et trop souvent exclusive) de satisfaire à une demande de sens permettant aux individus de se mettre au clair avec leur vie privée (il y a d’ailleurs bien trop de monde sur ce créneau, d’André Comte-Sponville à Luc Ferry, en passant par Michel Onfray  !).

Christian Godin (2). Nous sommes sans doute victimes d’un modèle trop exclusivement politique de la révolution. Notre époque est, au sens profond du terme, révolutionnaire. Et ce, dans tous les domaines, économique et social, culturel et psychologique. Jadis on vivait dans un monde dont les fondations remontaient à la nuit des temps. Il n’en va plus de même aujourd’hui. D’où ce défi de comprendre, que l’on demande effectivement à la philosophie de relever. Mais il faut compter aussi avec l’effondrement des grands systèmes pourvoyeurs de sens. La religion et l’idéologie, qui peuvent disputer à la philosophie le privilège de la donation de sens, ne bouchent plus l’horizon de nos idées.

Sous prétexte de rendre la philosophie plus accessible, n’a-t-on pas tendance à en faire un exercice fondamentalement inconséquent, une simple juxtaposition de doctrines dans lesquelles chacun est invité 
à piocher en fonction de ses envies du moment, sans trop se soucier 
de cohérence  ?

Christian Godin. Il y a en effet derrière les apparents succès que rencontre la philosophie aujourd’hui auprès du grand public, un certain nombre de méprises. L’espèce de dilettantisme à laquelle vous faites allusion se remarque aussi dans le domaine religieux  : ainsi voit-on des chrétiens qui pimentent leur foi avec une bonne dose d’hindouisme (certains croient à la réincarnation) et une pincée de bouddhisme (pour le zen). Le comportement du touriste qui saute de ville en ville, et du téléspectateur qui zappe de chaîne en chaîne, se retrouve dans le domaine des idées. Au grand buffet de la consommation, on peut avaler des concepts et des auteurs comme des petits fours. Mais, plus profondément, la philosophie médiatisée est la victime de deux grands malentendus, qui sont liés l’un à l’autre. Alors que la philosophie n’est ni une science ni une technique, on lui demande des vérités et des recettes. À cet égard, on pourrait se demander si désormais elle ne fait pas partie des médecines douces. Par ailleurs, sous le nom de « philosophie », on ne traite que de questions existentielles  : le bonheur, le sens de la vie, le plaisir, etc. Ce qui signifie que des grands domaines de la philosophe classique sont écartés  : l’ontologie, la théorie de la connaissance. On va écrire un énième livre sur l’amour, sans rien dire d’intéressant ou d’un peu nouveau sur la question, mais rien sur la substance, la continuité ou la finitude. Résultat  : le grand public a une image complètement déformée de la discipline. Un peu comme si on réduisait les mathématiques à du calcul ou la physique à des problèmes d’eau chaude.

Alain Lhomme. Si l’on s’en tient à la façon dont on continue en France de pratiquer l’enseignement philosophique, alors rien n’autorise à dire que faire de la philosophie reviendrait à juxtaposer des doctrines. Même si la question de l’éclectisme requis par l’enseignement de la discipline est une question qui n’a pas suffisamment retenu l’attention de la corporation des profs de philo, il reste que ce qui importe, c’est la priorité accordée au questionnement et à l’analyse. Réfléchir sur « le sujet », « la justice » ou « la vérité », c’est tout autre chose que piocher dans des doctrines. Ce qu’il faut dénoncer en revanche, c’est la multiplication des officines, particulièrement sur le Net, qui proposent un « prêt à philosopher » souvent fort médiocre qui, sous couvert de préparer à la dissertation, encourage la pratique de la juxtaposition des doctrines.

Simon Perrier. Un public qui attend des réponses est susceptible de tomber entre les mains de faiseurs de miracles, y compris de vendeurs de sagesse. Le marché des recettes se porte bien. Quelques philosophies antiques, admirables en elles-mêmes, en font particulièrement les frais, vendues comme on vendait autrefois des indulgences assurant du paradis. L’empilement de doctrines sévit, stérile. C’est ou trop ou trop peu, une sorte d’information dont vous ne pouvez rien faire, alors que vous vouliez concevoir ce que sont la justice, le bonheur, le temps, la religion, etc. Vous répéterez que Descartes a dit  : « Je pense donc je suis », ce qui n’épatera même personne, et vous n’y comprendrez à peu près rien. La solution est connue. Elle a fait ses preuves, quoi qu’on puisse lui reprocher  : elle est dans la démarche qui est actuellement celle des classes terminales, celle d’un enseignement philosophique à partir de notions. Elle convient aussi à un public différent, celui, par exemple, des cafés philo, qui peuvent être une vraie réussite.

N’y a-t-il pas, chez certains 
auteurs ou éditeurs, l’idée 
que la « philosophie académique » serait à bout de souffle, incapable 
de se renouveler  ? (voir ci-contre, 
en « Ils ont dit », le propos de Richard David Precht) Vous-mêmes, feriez-vous vôtre cette idée  ?

Simon Perrier. J’avoue ignorer cet essoufflement d’une philosophie « académique ». Ne doit-on plus lire Platon  ? Nos démocraties ont pourtant beaucoup à en apprendre. Laissons ces stratégies de communication. La démagogie en philosophie est malheureusement possible. Vous voulez avoir du succès  ? J’invente l’exemple  : dites que Diogène le cynique serait aujourd’hui un « Indigné »… et espérez que votre auditoire s’en contentera et vous en saura gré en se disant, alors je suis philosophe. Il est dans la logique d’un certain commerce, adossé à la mise en scène de soi dont certains raffolent, de discréditer ce qui n’est pas lui. Bien sûr la philosophie a une histoire et tout n’est pas déjà et définitivement dans Platon. Précisons qu’il existe d’excellents livres destinés au grand public.

Christian Godin. L’idée d’une fin ou d’une mort de la philosophie hante les philosophes eux-mêmes depuis un bon siècle. Il est difficile d’établir un bilan global. Si l’on entend par « philosophie académique » la pratique de l’étude et de la diffusion de l’histoire de la philosophie, alors on peut dire qu’elle n’a jamais été aussi vivante et qu’elle n’a jamais fourni un aussi beau travail. Je pense aux traductions et aux éditions nouvelles des grands philosophes. Nous avons, par exemple, de plus en plus et de mieux en mieux accès aux philosophes du Moyen Âge. Un étudiant ou un curieux a aujourd’hui à sa disposition des moyens de lecture et d’information sans équivalent dans le passé. N’importe qui peut s’acheter en édition de poche l’œuvre complète de Platon, avec des traductions fidèles, des introductions et des notes savantes.

Alain Lhomme. Y a-t-il encore une philosophie « académique »  ? Et si oui, est-elle encore dominante  ? La philosophie qui se pratique aujourd’hui à l’université offre en réalité un tableau extrêmement contrasté. La percée de la philosophie analytique, la place croissante prise par l’anthropologie sociale, le fait que l’histoire de la philosophie n’apparaisse plus comme la colonne vertébrale du cursus des études philosophiques, l’émergence d’une toute nouvelle façon de faire de la métaphysique, le renouveau de la philosophie morale, tout cela dément l’idée selon laquelle la philosophie universitaire serait incapable de se renouveler. Quand nous invitons, à Citéphilo, des gens comme A. Cauquelin, C.Tiercelin, G.Tiberghien, S.Laugier, P.Macherey, I.Stengers, G.Le Blanc, C.Larrère, F.Brugière, P.Descola, B.Cassin, M.Delmas-Marty ou le grand historien italien C. Ginzburg, nous n’avons pas le sentiment que ce qui se passe à l’université soit uniment « académique »  !

La philosophie peut-elle être populaire sans être populiste  ? Autrement dit, peut-elle circuler 
dans les deux sens entre l’université et les lieux de savoir non académiques, pour le renforcement mutuel de ces deux pôles  ?

Alain Lhomme. La vocation de Citéphilo est de relever ce défi. Nous ne cherchons d’ailleurs pas tant à être « populaire » au sens restreint du terme qu’à porter la philosophie sur la place publique, à l’inscrire dans le débat public  : en nous adressant tantôt à « tous publics », dans des séances de toute façon ouvertes à tous, tantôt à des publics plus spécifiés, en partant des interrogations qui sont les leurs sur le terrain même où ils travaillent, agissent, militent, etc. La notion de peuple, vous le savez, est équivoque. Sans quoi on n’aurait pas vu prospérer cet adjectif assez calamiteux, « populiste ». Il faut distinguer entre le peuple tel que le fantasment ou se le représentent certains agitateurs politiques –fantasme auquel, malheureusement, il arrive jusqu’à un certain point de prendre corps– et le peuple qui s’institue lui-même comme tel à travers certaines formes politiques, soit qu’il en ait entièrement l’initiative, comme dans ces mouvements de masse qui surgissent de temps à autre et que personne n’avait vu venir, soit qu’il s’empare des rendez-vous politiques auxquels on le convie, comme lors du référendum sur la constitution européenne, pour ne prendre qu’un exemple. Citéphilo se veut une manifestation populaire en ce second sens  : en invitant tout un chacun à se constituer comme public pour écouter, interroger, discuter et débattre, pendant trois petites semaines, des questions qui travaillent notre présent. C’est notre façon d’accréditer le mot d’ordre de Diderot  : « Rendre la philosophie populaire. »

Simon Perrier. De mon point de vue, l’enseignement de la philosophie au lycée est la première et nécessaire médiation entre l’université et le grand public. C’est cette forme d’enseignement qu’il faut répandre dans d’autres lieux. Cela dit, il ne peut réussir seul, sans la réussite des autres disciplines. Il faut rendre à l’école son âme et ses moyens. Une véritable démocratisation pourrait commencer. C’est la présence de longue date de la philosophie en terminale qui explique une particularité française. Bien des élèves sortant du lycée souhaiteraient pouvoir retrouver de la philosophie dans le cursus qu’ils suivront ensuite. Cela se développe déjà un peu, en droit, en médecine, dans les écoles d’infirmières ou certains BTS. Espérons que, parallèlement, la France restera le pays des cafés philo et des universités populaires bien faites.

Christian Godin. Pour ma part, je suis de ceux qui s’emploient à populariser la philosophie, sans la vulgariser. Vulgariser, c’est rabaisser et trahir. Populariser, c’est faire partager. Une philosophie ne peut pas être populiste. Ou alors elle est tombée au niveau de l’idéologie. Je suis aussi de ceux qui pensent qu’il est possible pour la philosophie d’exister en dehors des salles de classe, des amphithéâtres d’université et des tables de travail des philosophes écrivains. Je fais allusion à certaines conférences destinées au grand public, à certaines émissions de radio, à certains articles de journaux et de magazines, je songe aussi aux meilleures séances des cafés philo. Mais je ne crois pas qu’il puisse y avoir « circulation dans les deux sens ». À titre individuel, un universitaire peut populariser la philosophie en dehors de l’espace de son propre travail, mais on ne peut pas honnêtement affirmer que l’université puisse être renforcée par les lieux non académiques.

(1) Citéphilo 2011 se tiendra à Lille, 
du 8 au 29 novembre. Toutes les infos 
sur www.citephilo.org.

(2) Christian Godin vient de publier 
Vivre ensemble, éloge de la différence, 
avec Malek Chebel, éditions First.

Entretiens croisés réalisés par Laurent Etre


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message