8 mars Journée internationale des femmes Texte d’August Bebel : La femme et le socialisme 1 Introduction

lundi 5 mars 2007.
 

Né en 1840, ouvrier, député en 1867, fondateur du Parti Social Démocrate allemand avec Liebnecht, internationaliste pendant la guerre de 1870, cinq années de prison, August Bebel est un des tout premiers dirigeants socialistes.

En 1891, il écrit " La femme et le socialisme".

Nous allons mettre en ligne ce texte sur plusieurs jours à l’occasion de la Journée mondiale des femmes du 8 mars. Il ne s’agit évidemment en rien pour nous d’une Bible, simplement un texte daté, source de réflexion.

Introduction

Les dernières dizaines d’années de l’évolution humaine ont vu se produire, dans toutes les couches sociales, un mouvement, une agitation des esprits se manifestant chaque jour avec plus d’intensité. Il a surgi une foule de questions sur la solution desquelles on a discuté dans les deux sens. Celle que l’on appelle la question des femmes est à coup sûr une des plus importantes.

Quelle place doit prendre la femme dans notre organisme social afin de devenir dans la société humaine un membre complet, ayant les droits de tous, pouvant donner l’entière mesure de son activité, ayant la faculté de développer pleinement et dans toutes les directions ses forces et ses aptitudes ? C’est là une question qui se confond avec celle de savoir quelle forme, quelle organisation essentielle devra recevoir la société humaine pour substituer à l’oppression, à l’exploitation, au besoin et à la misère sous leurs milliers de formes, une humanité libre, une société en pleine santé tant au point de vue physique qu’au point de vue social. Ce que l’on nomme la question des femmes ne constitue donc qu’un côté de la question sociale générale. Celle-ci agite en ce moment toutes les têtes et tous les esprits ; mais la première ne peut trouver sa solution définitive qu’avec la seconde.

Les femmes, les plus directement intéressées dans cette question, formant - tout au moins en Europe - plus de la moitié de la société humaine, une étude spéciale de ce sujet se justifie d’elle-même. Elle mérite bien un peu de « sueur de noblesse. »

Naturellement, dans la question des femmes comme dans la question sociale, il y a des partis essentiellement distincts qui envisagent et jugent la question du haut de leur situation politique et sociale actuelle, et partent de là pour proposer les moyens de la résoudre. Les uns prétendent, comme pour la question sociale, qui agite principalement les masses ouvrières, qu’il n’y a pas de question des femmes, dès lors que la situation à prendre par la femme dans le présent comme dans l’avenir lui est désignée à l’avance par sa vocation naturelle qui lui ordonne d’être épouse et mère et la confine dans le cercle étroit du ménage. Quant à tout ce qui se passe en dehors des quatre piquets qui lui sont assignés pour limite, à tout ce qui n’est pas en rapport immédiat et visible avec ses devoirs domestiques, cela ne la regarde pas.

Ceux qui partagent cette opinion sont, on le voit, prompts à la riposte, et croient en finir ainsi. Que des millions de femmes ne soient pas en état de suivre, soit comme ménagères soit comme mères de famille, la « vocation naturelle » qu’on revendique pour leur compte - et cela pour des raisons que nous développerons plus tard en détail - ; que des millions d’autres aient en grande partie manqué cette vocation parce que le mariage est devenu pour elles un joug, un esclavage ; qu’il leur faille traîner leur vie dans la misère et le besoin ; rien de tout cela n’inquiète ces sages. En présence de faits aussi désagréables, ils se bouchent les yeux et les oreilles avec autant d’énergie que devant la misère du prolétaire et se consolent eux et les autres en disant qu’il en a « éternellement » été ainsi et qu’il devra en rester « éternellement » de même. Ils ne veulent pas entendre parler, pour la femme, du droit de prendre sa part des conquêtes de la civilisation, de s’en servir pour soulager et améliorer sa position, et de dévelop­per autant que l’homme, d’employer aussi bien que lui au mieux de ses intérêts ses aptitudes intellectuelles et physiques. Et s’ils entendent dire que la femme veut être matériellement indépendante afin de pouvoir l’être de « corps » et « d’esprit » et de ne plus dépendre du « bon vouloir » de l’autre sexe et des « grâces » qu’il veut bien lui faire, alors leur patience est à bout. Leur colère s’allume ; il en résulte un torrent de plaintes vigoureuses et d’imprécations contre « la folie du siècle » et contre les « pernicieuses tendances émancipatrices. »

Ces gens-là sont les Philistins des deux sexes qui n’osent pas s’arracher au cercle étroit des préjugés. Ils sont de l’espèce des chouettes qui se trouvent partout où règne la nuit et qui poussent des cris d’effroi quand un rayon de lumière tombe dans leur commode obscurité.

D’autres ne peuvent, sans doute, fermer leurs yeux et leurs oreilles à des faits qui parlent haut ; ils accordent que c’est à peine si à aucune époque antérieure les femmes, prises dans leur totalité, se sont trouvées dans une situation aussi fâcheuse qu’aujourd’hui par rapport à l’état général du développement de la civilisation ; ils reconnaissent qu’en raison de ce fait il est nécessaire de rechercher les moyens d’améliorer leur sort, en tant qu’elles restent livrées à elles mêmes pour gagner leur vie. La question leur parait résolue pour les femmes qui se sont réfugiées dans le port du mariage.

En conséquence, ils demandent que toutes les branches de travail auxquelles les forces et les facultés de la femme sont propres, lui soient ouvertes, de telle sorte qu’elle puisse entrer en concurrence avec l’homme. Ceux d’entre eux qui vont plus loin demandent que cette concurrence ne s’étende pas seulement au champ des occupations ordinaires et des fonctions infimes, mais encore au domaine des carrières élevées, à celui des arts et des sciences. Ils réclament l’admission des femmes aux cours de toutes les écoles de hautes études et notamment des Universités qui, jusqu’ici, leur ont été fermés. Ce qu’ils visent surtout ainsi, ce sont les diverses branches de l’enseignement, les fonctions médicales et les emplois de l’État (la poste, les télégraphes, les chemins de fer) pour lesquels ils considèrent la femme comme particulièrement douée ; ils vous renvoient aux résultats pratiques déjà obtenus, surtout aux États-Unis, par l’emploi des femmes. Une petite minorité de ceux qui pensent de la sorte réclame également les droits politiques pour la femme qui pourrait aussi bien que l’homme être un citoyen de l’État, le maintien exclusif du pouvoir législatif entre les mains des hommes ayant montré que ceux-ci n’ont utilisé ce privilège qu’à leur profit et ont maintenu la femme en tutelle à tous les points de vue.

Ce qu’il y a lieu de noter dans toutes les études que nous venons de faire sommairement connaître, c’est qu’elles ne sortent pas du cadre de la société actuelle. On ne soulève pas la question de savoir si le but que l’on se propose une fois atteint, la situation de la femme en sera suffisamment et fondamentalement améliorée. On ne se rend pas compte qu’en réalité ce but est atteint en ce qui concerne la libre admis­sion des femmes à toutes les fonctions industrielles, mais que, dans les conditions sociales acquises, cela signifie aussi que la concurrence des forces laborieuses se déchaîne avec plus de férocité, ce qui a pour suite nécessaire la diminution du revenu individuel des deux sexes, qu’il s’agisse aussi bien de salaire que d’appointements.

Ce défaut de clarté, cette insuffisance dans la définition des buts à atteindre proviennent de ce que jusqu’ici la « question des femmes » a été presque exclusi­vement prise en mains par des femmes des classes dirigeantes, qui n’avaient en vue que le cercle étroit des femmes dans lequel elles vivaient et qui ne faisaient essentiellement valoir leurs revendications qu’en faveur de celles-ci. Mais que quelques centaines ou quelques milliers de femmes, issues des classes inférieures, forcent les portes du haut enseignement, de la carrière médicale ou du fonction­narisme, y trouvent des situations passables ou assurant du moins leur existence matérielle, cela ne change absolument rien à la situation générale des femmes. Ni l’oppression que les hommes font peser sur elles, ni l’état de dépendance dans lequel elles se trouvent en immense majorité, ni l’esclavage sexuel qui résulte des conditions actuelles du mariage ou de la prostitution, ne seraient en rien modifiés. Donc le dénouement de la question n’est encore pas là. Ce n’est pas non plus en vue d’une demi-solution, faite de pièces et de morceaux, que la majorité du monde féminin s’enthousiasmera ; les petits desseins n’enflamment personne et n’entraînent pas les masses. Mais tout au moins, une pareille solution mettra en émoi les membres des classes influentes de la société masculine qui, dans l’intrusion des femmes en des places mieux rétribuées et considérées, ne verront qu’une concurrence on ne peut plus désagréable pour eux et leurs fils. Ceux-là s’opposeront à la solution indiquée par tous les moyens et - l’expérience nous l’a déjà appris - par d’aucuns qui ne sont pas toujours les plus convenables ni les plus honnêtes. Ces mêmes hommes des classes dirigeantes ne trouvent aucune objection à ce que les femmes encombrent ce qu’on appelle les petits métiers ; ils le trouvent même dans l’ordre et le favorisent parce que cela diminue le prix de la main d’œuvre. Mais il ne faut pas que la femme demande à envahir leurs hautes situations sociales ou administratives ; leur manière de voir change alors du tout au tout.

Même l’État, tel qu’il est aujourd’hui, après les expériences déjà faites, ne serait que très peu porté à donner plus d’extension à l’emploi des femmes, au moins pour ce qui est des hautes places, quand bien même leurs facultés les désigneraient absolu­ment pour les remplir.

L’État et les classes dirigeantes ont jeté bas toutes les entraves mises à la concurrence dans l’industrie et dans la classe des travailleurs, mais en ce qui concerne les fonctions plus élevées, ils s’étudient plutôt à renforcer les barrières. Cela produit sur le spectateur désintéressé une impression singulière que de voir avec quelle énergie savants, hauts fonctionnaires, médecins et juristes se défendent quand des « gêneurs » essaient de secouer les grilles qui les séparent d’eux. Mais, de tous les gêneurs ce sont les femmes qui, dans ces milieux, sont les plus abhorrés. Ces gens-là aiment à se considérer comme spécialement investis de « la grâce de Dieu », l’étendue de l’esprit qu’ils croient avoir ne se rencontrant, à leur sens, que d’une façon tout à fait exceptionnelle, de telle sorte que le commun des mortels et la femme en particulier ne sont pas en mesure de se l’approprier.

Il est clair que si cet ouvrage n’avait d’autre but que de démontrer la nécessité de l’égalisation des droits de la femme et de l’homme sur le terrain de la société actuelle, il vaudrait mieux abandonner la besogne. Ce ne serait qu’un travail décousu qui n’indiquerait pas la voie qui doit mener à une véritable solution. La solution pleine et entière de la question des femmes - et nous entendons par là que la femme doit non seulement être, de par la loi, l’égale de l’homme, mais qu’elle doit encore en être indépendante, dans la plénitude de sa liberté économique, et marcher de pair avec lui, autant que possible, dans son éducation intellectuelle, - cette solution est aussi possible dans les conditions sociales et politiques actuelles que celle de la question ouvrière.

Ici le suis tenu à une explication.

Mes coreligionnaires politiques, les socialistes, seront d’accord avec moi sur le principe que je viens d’indiquer ; mais je ne puis pas en dire autant pour les voies et moyens auxquels je songe pour sa réalisation. Mes lecteurs, et en particulier mes adversaires, voudront donc bien considérer les développements qui vont suivre comme l’expression de mes opinions personnelles et ne diriger éventuellement que contre moi seul leur attaques. J’ajouterai à cela le vœu qu’ils soient honnêtes dans leurs attaques, qu’ils ne dénaturent pas mes paroles et qu’ils s’abstiennent de me calomnier. La plupart des lecteurs trouveront cela naturel, mais je sais, par une expérience déjà longue de bien des années, ce qu’il en est de l’honnêteté de beaucoup de messieurs mes contradicteurs. Je doute même fort que, malgré l’invitation que je viens de formuler, certains d’entre eux la suivent. Que ceux-là fassent donc ce que leur nature les oblige à faire. Je tirerai de mes déductions toutes les conséquences, même les extrêmes, qu’exigent les résultats que l’examen des faits m’a permis d’obtenir [1].

Première partie : La femme dans le passé

Première partie 1) La situation de maître prise par l’homme sur la femme eut des conséquences diverses.

La femme ne fut plus dès lors, comme dans la horde, un simple objet servant à la jouissance sexuelle ou à l’accroissement de l’espèce ; elle devint la productrice d’héritiers par lesquels l’homme se survivait, se perpétuait pour ainsi dire dans sa propriété ; elle constituait surtout une précieuse main-d’œuvre. Elle acquit de la sorte une valeur ; elle devint pour l’homme un objet d’échange recherché dont il négociait l’achat avec son propriétaire, le père de la jeune femme, contre d’autres objets tels que du bétail, des animaux dressés a la chasse, des armes, des fruits de la terre. C’est ainsi que, de nos jours encore, nous voyons chez tous les peuples en retard la jeune fille s’échanger contre d’autres objets de valeur. Elle devient de la sorte, comme d’autres choses, la propriété de l’homme, qui en dispose librement ; il peut à son gré la garder ou la répudier, la maltraiter ou la protéger. Il en découlait que la jeune fille, dès lors qu’elle quittait la maison de son père, rompait avec celui-ci toute attache. Sa vie était pour ainsi dire divisée en deux parties nettement tranchées : la première qu’elle passait dans la maison du père, la seconde dans celle du mari. Cette séparation absolue de la maison paternelle a trouvé chez les Grecs de l’antiquité son expression symbolique dans cet usage que le char à deux roues, richement décoré, qui portait la jeune fille et sa dot devant la maison du mari était livré aux flammes devant la porte de celle-ci.

À un degré plus élevé de civilisation, le prix d’achat se changea en un cadeau, qui n’allait plus aux parents, mais que recevait la jeune fille pour prix de son sacrifice. On sait que cette coutume s’est conservée jusqu’à nos jours, à titre de symbole, dans tous les pays civilisés.

La possession d’une femme étant si désirable, on ne se préoccupa pas non plus, dans les temps reculés, de la façon d’y parvenir. Voler la femme coûtait moins cher que l’acheter, et le rapt était nécessaire quand, dans les clans ou les peuples en forma­tion, les femmes manquaient. L’histoire de l’enlèvement des Sabines par les Romains constitue l’exemple classique du rapt en grand. Le rapt des femmes s’est même maintenu jusqu’aujourd’hui, à titre de symbole, chez les Araucaniens, dans le Chili méridional. Pendant que les amis du fiancé négocient avec le père de la future, le fiancé se glisse avec son cheval à proximité de la maison, cherche à s’emparer de la jeune fille, la jette sur son coursier et s’enfuit avec elle vers la forêt prochaine. Les femmes, les hommes, les enfants cherchent à empêcher cette fuite en poussant des cris et menant grand bruit. Dès que le fiancé a atteint avec la jeune fille le taillis de la forêt, le mariage est considéré comme consommé. Il en est de même quand l’enlève­ment a eu lieu contre le gré des parents. Le fourré de la forêt vierge est la chambre nuptiale dont l’entrée consacre le mariage.

La reproduction aussi forte que possible étant un besoin si profondément inné à tout être vivant, et ce besoin pouvant se satisfaire avec d’autant plus de facilité et d’autant moins de frein dans les contrées où la terre productive est en surabondance ; comme d’autre part la femme était pour l’homme un instrument de plaisir toujours désirable dont il changeait volontiers, quand il le pouvait ; comme de plus la main-d’œuvre propre de la femme ainsi que celle des enfants qui survenaient augmentait sa richesse et sa considération, l’homme ne tarda pas à en venir à la polygamie. Mais le nombre des femmes étant, de par la nature, peu différent de celui des hommes - ainsi que nous le démontrerons plus tard - on achetait les femmes dans d’autres clans ou chez des peuples étrangers, ou, mieux encore, on les enlevait. Le rapt des femmes fournit le butin de la guerre le plus précieux.

Chez tous les peuples ayant quelque civilisation, le sol était propriété collective, à condition que les bois, les pâturages et l’eau restassent en commun, tandis que la partie du sol destinée à la culture était divisée par lots et attribuée à chaque père de famille, d’après le nombre de têtes qui la composaient. Il s’établit, à ce propos, une différence nouvelle qui montre bien que la femme n’était considérée que comme un être humain de second ordre.

En principe, les filles étaient absolument exclues de la répartition des lots. Celle-ci ne s’appliquait qu’aux garçons et il est clair que, dans ces conditions, le père voyait dès l’abord la naissance d’un fils d’un tout autre œil que celle d’une fille. Chez les Incas [1] et quelques autres peuples seulement, les filles avaient droit à demi-part. C’est conformément à cette conception de l’infériorité de la femme que les filles étaient privées du droit d’hérédité chez les peuples anciens et qu’elles le sont encore chez beaucoup de peuples modernes à civilisation arriérée. D’autre part, un système différent conduisit, chez des peuples qui, comme les Germains, vivaient en monoga­mie, aux situations les plus déplorables. La coutume en vertu de laquelle les fils, en se mariant, recevaient leur part de la communauté, amena en grand nombre les pères à marier leurs fils encore adolescents, âgés à peine de dix à douze ans, à des filles déjà nubiles. Mais comme dans ce cas une véritable vie conjugale était impossible, le père abusait de son autorité paternelle et représentait le mari à la place de son fils [2]. On se rend aisément compte de la corruption que pareilles choses devaient introduire dans la vie de famille. Les « chastes relations » maritales de nos ancêtres sont, comme tant de belles choses qu’on nous raconte de ces temps reculés, une jolie fable.

Aussi longtemps qu’elle vivait dans la maison paternelle, la fille devait gagner son entretien par un pénible travail ; quittait-elle la maison pour se marier, elle n’avait plus rien a réclamer, elle était une étrangère pour la communauté. Cette situation fut la même partout, dans l’Inde, en Égypte, en Grèce, à Rome, en Allemagne, en Angleterre, chez les Aztèques, chez les Incas, etc. Elle existe encore aujourd’hui dans le Caucase et dans beaucoup de contrées de la Russie et des Indes. Un homme qui venait à mourir n’avait-il ni fils ni neveu ? sa propriété foncière faisait retour à la communauté. Ce n’est que plus tard que l’on concéda aux filles le droit d’hériter du mobilier et des troupeaux, ou qu’on leur accorda une dot ; beaucoup plus tard encore elles obtinrent le droit à l’héritage du sol.

Nous trouvons une autre forme de l’acquisition de la femme par l’homme en toute propriété dans la Bible, où Jacob acquiert par son travail Léa et ensuite Rachel. Le prix d’achat était un certain nombre d’années à passer au service de Laban. On sait que le rusé Laban trompa Jacob en lui donnant d’abord Léa au lieu de Rachel et l’obligea ainsi à servir sept nouvelles années pour obtenir la seconde sœur. Nous voyons donc ici deux sœurs être simultanément les femmes d’un même homme, ce qui est bien, d’après nos sentiments actuels, une situation incestueuse. Il avait été formellement promis aussi à Jacob, à titre de dot, une partie de la prochaine portée du troupeau ; il devait recevoir, spécifiait l’égoïste Laban, les agneaux tachetés - qui sont, on le sait, la minorité - et Laban ceux nés sans tache. Mais cette fois Jacob fut le plus malin. De même qu’il avait dupé son frère Esaü pour le droit d’aînesse, il dupa Laban pour ses agneaux. Il avait déjà étudié le Darwinisme bien avant Darwin ; ainsi que nous le raconte la Bible, il fabriqua et bariola artistement des piquets qu’il planta près des abreuvoirs et des baquets à sel des moutons. La vue continuelle de ces piquets eut sur les brebis pleines cet effet de leur faire mettre au monde plus d’agneaux tachetés que de blancs. C’est ainsi qu’Israël fut sauvé par la ruse d’un de ses patriarches.

Une autre situation, née de la suprématie de l’homme sur la femme et qui s’est maintenue jusqu’aujourd’hui en s’aggravant toujours davantage, c’est la prostitution. Si, chez tous les peuples de la terre les plus civilisés, l’homme exigeait de sa femme la plus rigoureuse réserve sexuelle vis-à-vis des autres hommes, et s’il punissait souvent une faute des châtiments les plus cruels - la femme était sa propriété, son esclave, il avait dans ce cas droit de vie et de mort sur elle - il n’était en aucune façon disposé à s’imposer la même obligation. Il pouvait, il est vrai, acheter plusieurs femmes ; vain­queur dans la bataille, il pouvait en enlever au vaincu, mais cela impliquait aussi pour lui la nécessité de les nourrir toujours. Cela n’était possible, plus tard, étant donné les conditions devenues fort inégales de la fortune, qu’à une très faible minorité, et le nombre restreint des femmes vraiment belles augmenta leur prix. Mais l’homme allait aussi à la guerre, il faisait des voyages de toute sorte, ou bien il désirait surtout le changement dans les plaisirs amoureux. Des filles non mariées, des veuves, des femmes répudiées, les épouses des pauvres aussi s’offrirent alors à lui pour de l’argent ; il les acheta pour ses plaisirs superflus.

Si la continence la plus absolue était exigée de la femme mariée, ce ne fut longtemps pas le cas pour les filles, tout au moins en Orient. La virginité de la jeune fille est une exigence que les hommes n’élevèrent que plus tard ; elle représente une période de civilisation d’un raffinement supérieur. La prostitution était non seulement permise aux filles non-mariées, mais à Babylone, chez les Phéniciens, les Lydiens, etc., elle était exigée comme ordonnée par la religion. C’est évidemment là le principe de l’usage très répandu dans l’antiquité parmi les communautés de femmes qui gardaient leur virginité pour en faire une sorte d’offrande religieuse au premier venu qui en payait le prix au clergé. Des coutumes analogues existent encore aujourd’hui, comme le relate Bachofen, dans plusieurs tribus indoues, dans l’Arabie du Sud, à Madagascar, en Nouvelle-Zélande, où la fiancée est, avant son mariage, prostituée à la tribu. Au Malabar, le mari paie un salaire à celui qui enlève la virginité de sa femme. « Beaucoup de Caimars engagent des Patamars pour déflorer leurs épouses. Cette sorte d’individus y a gagné beaucoup de considération et ils ont coutume de passer d’avance un contrat pour leur salaire... ». « Le grand-prêtre (Mamburi) a pour fonction de rendre ce service au roi (Zamorin) quand celui-ci se marie, et il est payé de plus, pour cela, cinquante pièces d’or » [3]. Un clergé libidineux trouvait doublement son compte à ces institutions et à ces coutumes et y était soutenu par une société d’hommes qui ne valaient pas mieux. C’est ainsi que la prostitution de la femme non mariée devint une règle pour l’accomplissement des devoirs religieux. Le sacrifice public de la virginité symbolisait la conception et la fertilité de la terre nourricière ; il se faisait en l’honneur de la déesse de la fécondité qui était honorée chez les peuples de l’antiquité sous les différents noms d’Aschera-Astarté, Mylitta, Aphrodite, Vénus, Cybèle. On élevait en leur honneur des temples spéciaux pourvus de réduits de tous genres où l’on sacrifiait aux déesses suivant des rites déterminés. L’offrande en argent que les hommes avaient à déposer, tombait dans les poches des prêtres. Lorsque Jésus chassa du temple, comme profanateurs, les changeurs et les marchands, il s’y trouvait aussi de ces réduits où l’on sacrifiait aux déesses de l’amour. D’après cet exposé des rapports les plus intimes mais aussi les plus naturels des deux sexes entre eux - qui paraissent inouïs eu égard à nos conceptions actuelles - la prostitution des femmes pouvait ne paraître ni anormale ni inconvenante aux yeux des hommes de ces temps-là qui, alors comme aujourd’hui, faisaient et dirigeaient « l’opinion publique ». C’est pour cela qu’on voyait des femmes en grand nombre se soustraire au mariage, en raison de la plus grande liberté que leur laissait comme hétaïres leur situation de femmes non mariées, et se faire commercialement des moyens d’existence de leur prostitution. Les hétaïres les plus intelligentes qui, souvent encore, pouvaient être issues d’un rang élevé, acquéraient dans le libre commerce des hommes plus de savoir- vivre et d’éducation que le reste des femmes mariées qui étaient maintenues dans l’ignorance et la servitude. Elles exerçaient par là un plus grand empire sur les hommes, sans compter l’art avec lequel elles pratiquaient le métier de la galanterie. Ainsi s’explique ce fait que beaucoup d’entre elles jouirent auprès des hommes les plus illustres et les plus remarquables de la Grèce d’une considération et d’une influence que n’eut aucune de leurs épouses. Les noms fameux d’un grand nombre de ces hétaïres sont parvenus à la postérité, tandis que l’on s’informe en vain des noms des femmes légitimes.

Dans de pareilles conditions, la situation de la femme dans l’antiquité était l’oppression la plus complète ; au point de vue moral bien plus encore qu’au point de vue physique, elle était maintenue de force dans un état rétrograde. Dans la vie domestique, la femme était placée immédiatement au-dessus des serviteurs ; ses propres fils agissaient envers elle en maîtres, et elle avait à leur obéir. Cette situation est on ne peut mieux dépeinte dans l’Odyssée, où Télémaque, se sentant homme, tombe au milieu des prétendants et enjoint à sa mère de regagner sa chambre, ordre auquel elle obéit en silence. Télémaque promet aussi aux prétendants de donner sa mère en mariage à un homme au bout d’un an, si d’ici là son père n’était pas de retour, promesse que les prétendant trouvent parfaitement dans l’ordre. La position de la femme dans cette Grèce parvenue à un si haut degré de civilisation est également bien décrite dans « Iphigénie en Tauride », où Iphigénie exhale ces plaintes :

« De tous les êtres humains c’est la femme qui a le sort le plus malheureux. Si le bonheur sourit à l’homme, il est vainqueur et acquiert de la gloire sur le champ de bataille ; si les Dieux l’ont voué au malheur, il tombe, le premier des siens, dans la belle mort. Mais le bonheur de la femme est bien étroit : elle est toujours soumise au choix des autres, souvent à celui d’étrangers, et quand la ruine s’abat sur sa maison, le vainqueur l’emmène loin des débris fumants, à travers le sang de ses morts bien-aimes ».

Il n’y a pas lieu de s’étonner, après cela, que chez beaucoup de peuples, et à de nombreuses époques, on ait très sérieusement agité la question de savoir si les fem­mes sont des êtres humains complets et si elles possèdent une âme. C’est ainsi que les Chinois et les Indous ne croient pas au caractère complètement humain de la femme, et le Concile de Mâcon, au VIème siècle de notre ère, a très gravement discuté sur le point de savoir si les femmes ont une âme et si elles sont des êtres humains ; la question ne fut même résolue affirmativement qu’à une faible majorité. La femme n’est-elle pas un être objectif et non subjectif ? ou en « use » et « abuse » comme on use et abuse d’une chose. C’était bien là une question à laquelle les casuistes catholi­ques-romains avaient de quoi s’aiguiser les dents. Il ressort de tout ce que nous venons d’écrire que jusqu’aujourd’hui la femme a été tenue en dépendance, que les formes de l’oppression qu’elle a subie ont bien pu se modifier, mais que l’oppression ne s’en est pas moins maintenue en fait.

La suite de cet exposé montrera comment les formes de cette oppression se sont établies et quels changements successifs elles ont eu à subir.

Soumise à l’homme dans tous les rapports sociaux, la femme l’était avant tout en ce qui concernait ses appétits sexuels ; ceux-ci deviennent d’autant plus violents que l’ardeur du climat fait couler le sang plus chaud et plus fougueux dans les veines, en même temps que la fécondité du sol enlève a l’homme le souci de la lutte pour l’existence. C’est pour cette raison que, depuis les temps les plus reculés, l’Orient a été la terre-mère de toutes les dépravations, de tous les vices sexuels, auxquels s’adon­naient les plus riches comme les plus pauvres, les plus instruits comme les plus ignorants. C’est pour la même raison que la prostitution publique de la femme fut introduite de fort bonne heure dans les anciens pays civilisés de l’Orient.

À Babel, la puissante capitale de l’empire babylonien, il était prescrit que toute jeune fille devait se rendre au moins une fois en pèlerinage au temple de la déesse Mylitta pour s’y prostituer, en son honneur, au libre choix des hommes qui accouraient en foule ; il en était de même en Arménie où l’on sacrifiait de la même façon sous le vocable de la déesse Anaïtis. Le culte sexuel avait une organisation religieuse analogue en Égypte, en Syrie, en Phénicie, dans l’île de Chypre, à Carthage et même en Grèce et à Rome. Les Juifs - l’Ancien-Testament en témoigne suffisam­ment - ne restèrent pas non plus étrangers à ce culte ni à la prostitution de la femme. Abraham prêtait sans scrupule sa Sara à d’autres hommes et surtout à des chefs de tribus (rois) qui le visitaient et le rétribuaient richement. Le patriarche d’Israël, l’ancêtre de Jésus, ne trouvait donc rien de particulièrement répugnant à ce commerce qui, à notre point de vue à nous, est souverainement malpropre et malhonnête. Il est seulement à remarquer qu’aujourd’hui encore nos enfants sont élevés à l’école dans le plus profond respect pour cet homme. Comme on le sait, et ainsi que nous l’avons déjà rappelé, Jacob prit pour femmes deux sœurs, Léa et Rachel, qui lui livrèrent en outre leurs servantes. Les rois Juifs, David, Salomon et autres, disposaient de harems entiers sans pour cela perdre les bonnes grâces de Jéhovah. C’était une coutume, c’était conforme à l’usage, et les femmes trouvaient tout pour le mieux.

En Lydie, à Carthage, à Chypre, les jeunes filles avaient, en vertu de l’usage établi, le droit de se prostituer pour gagner leur dot. On rapporte de Chéops, roi d’Égypte, qu’il tira du produit de la prostitution de sa fille l’argent nécessaire à la construction d’une pyramide. On raconte aussi que le roi Rhampsinit - qui vivait 2.000 ans avant notre ère - ayant découvert un vol commis dans la chambre de son trésor, fit publier, pour découvrir la trace du voleur, que sa fille se livrerait à tout individu qui saurait lui raconter une histoire particulièrement intéressante. Parmi les concurrents, dit la légende, se trouva aussi le voleur. Son conte fini, et après qu’il en eut touché le salaire, la fille du roi voulut l’arrêter. Mais, au lieu de celle du conteur, elle ne retint qu’une main coupée sur un cadavre. Ce tour habile détermina le roi à déclarer publiquement qu’il ferait grâce au voleur et lui donnerait sa fille en mariage s’il se dénonçait, - ce qui eut lieu.

De cet état de choses naquit, notamment chez les Lydiens, cet usage que l’origine des enfants était légitimée par la mère. Il y eut également chez beaucoup d’anciens peuples une coutume qui, d’après J. Scherr, doit avoir été en honneur aussi chez les vieux Germains, c’est que la femme ou la fille était abandonnée pour la nuit à l’hôte, en signe d’hospitalité.

En Grèce, il y eut de bonne heure des maisons publiques de femmes communes à tous. Solon les introduisit à Athènes, vers l’an 594 avant notre ère, comme institution de l’État et fut pour ce fait chanté en ces termes par un contemporain :

« Solon, sois loué ! car tu as acheté des femmes publiques pour le salut de la ville, pour le salut des mœurs d’une cité peuplée de jeunes hommes robustes qui, sans la sage institution, se seraient laissés aller à poursuivre de leurs fâcheuses assiduités les femmes des classes élevées ! » Ainsi une loi de l’État reconnut aux hommes comme un droit naturel une pratique qui, pour les femmes, était tenue pour méprisable et criminelle. Et dans cette même Athènes, il avait été édicté par Solon « que la femme qui se livrerait à un amant payerait son crime de sa liberté ou de sa vie. » L’homme pouvait vendre comme esclave la femme adultère. Et l’esprit de cette jurisprudence inégale persiste aujourd’hui encore.

À Athènes, un temple superbe était consacré à la déesse Hetaera. Au temps de Platon (400 ans avant J-C.) le temple de Corinthe, dédié à Vénus-Aphrodite et célèbre alors par toute la Grèce pour sa richesse, ne renfermait pas moins de mille filles de joie (hiérodules). Corinthe jouissait à cette époque dans le monde masculin de la Grèce d’une renommée analogue à celle qu’avait en Allemagne Hambourg au milieu du XIXème siècle. Des hétaïres renommées pour leur esprit et leur beauté, telles que Phryné, Laïs de Corinthe, Gnathanea, Aspasie - devenue plus tard la femme de l’illustre Périclès - se consolaient dans la société des hommes les plus considérés de la Grèce du mépris des foules ; elles avaient accès à leurs réunions et à leurs banquets, tandis que les femmes honnêtes restaient exclusivement reléguées à la maison.

La femme grecque honnête ne devait paraître dans aucun lieu public ; dans la rue, elle allait toujours voilée et sa mise était des plus simples. Son instruction, qu’on négligeait à dessein, était des plus chétives, son langage commun, elle n’avait « ni raffinement ni politesse. » Aujourd’hui encore il ne manque pas d’hommes qui préfè­rent la société d’une belle pécheresse à celle de leur femme légitime et qui n’en comptent pas moins parmi les « soutiens de l’État », les « piliers de l’ordre », qui ont à veiller sur la « sainteté du mariage et de la famille ».

Démosthène, le grand orateur, a exposé en termes aussi brefs que précis ce qu’était la vie sexuelle des hommes d’Athènes : « Nous épousons la femme, dit-il, pour avoir des enfants légitimes et une fidèle gardienne de la maison ; nous avons des compagnes de lit pour nous servir et nous donner les soins quotidiens ; nous avons les hétaïres pour les jouissances de l’amour. » Ainsi la femme était tout au plus une machine à faire des enfants, le chien fidèle qui garde la maison. Le maître vivait selon son bon plaisir, suivant ses caprices. Dans sa « République » Platon développe en ce qui concerne la femme et les relations des deux sexes une conception qui, à notre point de vue actuel, parait des plus barbares. Il demande la communauté des femmes, la procréation des enfants réglementée par la sélection. Aristote pense plus bour­geoisement. La femme, dit-il dans sa « Politique », doit, il est vrai, être libre, mais subordonnée à l’homme ; cependant elle doit avoir le droit de « donner un bon conseil ». Thucydide émet un avis qui a l’approbation de tous les Philistins d’aujour­d’hui. Il dit : l’épouse dont ou n’entend dire ni bien ni mal hors de sa maison mérite les éloges les plus élevés. Il demande donc que la femme mène une sorte de vie végétative qui ne trouble en rien les cascades de l’homme.

La plupart des États de la Grèce n’étaient que des villes au territoire restreint ; d’ailleurs les Grecs ne vivaient qu’aux dépens de leurs esclaves [4], et la multiplication exagérée des maîtres fit entrevoir le danger de ne pouvoir conserver le genre de vie auquel on était habitué. Se pinçant à ce point de vue, Aristote conseilla de s’abstenir de relations avec les femmes et, en retour, préconisa l’amour entre hommes et jeunes gens. Socrate considérait la pédérastie comme le privilège et le signe d’une haute éducation. Les hommes de la Grèce partagèrent cette manière de voir et réglèrent leur vie d’après elle. Il y eut des maisons de prostitués-hommes comme il y en avait de femmes publiques. Vivant dans une pareille atmosphère, Thucydide, déjà cité, pou­vait porter ce jugement que la femme est plus dangereuse que les flots de la mer en furie, que l’ardeur des flammes et que le torrent tombant de la montagne en flots impétueux. « Si c’est un Dieu qui a inventé la femme, qu’il sache, où qu’il soit, qu’il a été l’artisan inconscient du plus grand mal » [5].

Dans les premiers siècles qui suivirent la fondation de Rome, les femmes ne jouissaient d’aucune espèce de droit. Leur position était tout aussi abaissée qu’en Grèce. Ce n’est que lorsque l’État fut devenu grand et puissant et que le patricien romain se fut fait une grosse fortune que la situation se modifia graduellement, que les femmes réclamèrent une plus grande liberté, sinon au point de vue légal, du moins au point de vue social. Caton l’ancien en prit prétexte pour exhaler cette plainte : « Si chaque père de famille, selon l’exemple de ses ancêtres, s’efforçait de maintenir sa femme dans l’infériorité qui lui convient, on n’aurait pas tant à s’occuper, publi­quement, du sexe entier » [6].

Sous l’Empire, la femme obtint le droit d’hériter, mais elle resta elle-même mineure et ne put disposer de rien sans son tuteur. Aussi longtemps que le père vivait, la tutelle de la fille, même mariée, lui appartenait, à lui ou au tuteur qu’il désignait. Le père venait-il à mourir, le plus proche parent masculin, même lorsqu’en qualité d’agnat il était déclaré incapable, entrait en possession de la tutelle et avait le droit de la transmettre à tout moment au premier tiers venu. D’après le droit romain, l’homme était propriétaire de la femme qui, devant la loi, n’avait pas de volonté propre. Le droit de divorcer appartenait à l’homme seul.

À mesure que grandirent la puissance et la richesse de Rome, la rigueur des mœurs primitives fit place au vice et à la dépravation. Rome devint le centre de la débauche et du raffinement sensuel. Le nombre des maisons publiques de femmes augmenta et à côté d’elles l’amour grec trouva chez les hommes une faveur toujours croissante. Le célibat d’une part, les unions stériles de l’autre, augmentèrent dans les classes élevées. Les dames romaines s’en vengèrent en allant, pour éviter le dur châtiment réservé à l’adultère, se faire inscrire sur les registres des édiles auxquels incombait, comme agents de la police, la surveillance de la prostitution.

Les guerres civiles et le système de la grande propriété ayant eu pour conséquence d’augmenter le chiffre des célibataires et des ménages sans enfants, et de diminuer le nombre des citoyens et des patriciens romains, Auguste promulgua, en l’an 16 av. J-C., la loi dite Julienne qui édictait des récompenses pour la procréation des enfants et des peines pour le célibat. Le citoyen père de famille avait droit de préséance sur celui qui n’avait pas d’enfants et sur le célibataire. L’homme non marié ne pouvait recueillir aucun héritage en dehors de celui de ses plus proches parents ; l’homme marié sans enfants ne pouvait toucher que la moitié de son héritage. Le reste revenait à l’État. Ce qui fait faire à Plutarque cette réflexion : les Romains se marient, nom pas pour avoir des héritiers, mais des héritages.

Plus tard, la loi Julienne fut encore aggravée. Tibère décréta qu’aucune femme dont le grand-père, le père ou le mari aurait été chevalier romain, n’aurait le droit de se prostituer.

Les femmes mariées qui se faisaient inscrire sur les registres de la prostitution devaient être bannies de l’Italie, comme coupables d’adultère. Naturellement il n’existait aucune peine de ce genre pour les hommes.

Sous le gouvernement des Empereurs, la célébration du mariage revêtit plusieurs formes. Suivant la première et la plus solennelle, le mariage se concluait devant le grand prêtre, en présence de dix témoins au minimum ; les époux, en signe d’union, mangeaient ensemble un gâteau fait de farine, de sel et d’eau. La deuxième forme était la « prise de possession » qui était considérée comme un fait accompli quand une femme avait, du consentement de son père ou tuteur, vécu un an avec un homme et sous le même toit. La troisième forme consistait en une sorte d’achat réciproque, en ce sens que les deux fiancés se donnaient mutuellement des pièces de monnaie en échangeant le serment du mariage.

Chez les Juifs le mariage recevait dès les premiers temps la consécration reli­gieuse. Toutefois la femme n’avait aucun droit de choisir son fiancé, qui lui était désigné par son père. Le Talmud dit : « Quand ta fille sera nubile, affranchis un de tes esclaves et marie-la avec lui. » Le mariage était, chez les Juifs, considéré comme un devoir (Soyez féconds et multipliez-vous). Et c’est pourquoi la race juive s’est rapidement augmentée, malgré les persécutions et les oppressions dont elle a été victime. Les Juifs sont les ennemis jurés du malthusianisme.

Tacite en parle en ces termes : « Ils ont les uns pour les autres un attachement invincible, une commisération très active, et pour le reste des hommes une haine implacable. Jamais ils ne mangent, jamais ils ne couchent avec des étrangers. Malgré l’extrême dissolution de leurs mœurs, ils s’abstiennent de femmes étrangères... Ils ont pourtant grand soin de l’accroissement de la population, car il est fort défendu de tuer un seul des enfants qui naissent, et les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou dans les supplices, ils les croient immortelles. De là leur ardeur pour la génération, et leur mépris pour la mort ».

Tacite déteste les Juifs ; il a horreur d’eux parce qu’au mépris de la religion (païenne) de leurs aïeux, ils ont entassé des présents et des richesses, il les appelle « les pires des hommes », un « peuple haïssable » [7].

Les Juifs, sous la domination romaine, furent forcés de se confiner toujours plus étroitement entre eux, et pendant la longue période de persécution qu’ils eurent à subir à dater de cette époque durant presque tout le moyen-âge chrétien, il se développa chez eux cette vie de famille intime qui passe aux yeux du monde bourgeois actuel pour une sorte de modèle. Pendant ce temps s’accomplissaient la désorganisation et la décomposition de la société romaine. À la débauche souvent poussée jusqu’à la folie on opposa un autre extrême, la continence la plus rigoureuse. L’ascétisme prit alors, comme jadis le libertinage, une forme religieuse qu’un fanatisme mystique se chargea de propager. Le sybaritisme effréné, le luxe sans bornes des vainqueurs, formait un contraste frappant avec la détresse et la misère des millions et des millions d’êtres que Rome triomphante avait traînés en esclavage de tous les points du monde alors connu jusqu’en Italie. Parmi ces esclaves se trouvaient d’innombrables femmes qui, enlevées au foyer domestique, séparées de leurs maris, arrachées à leurs enfants, en étaient au dernier degré de misère et qui toutes soupiraient après leur délivrance. Une foule de femmes romaines se trouvaient dans une position à peine meilleure et dans le même état d’esprit. Continuons. La conquête de Jérusalem et du royaume de Judée par les Romains, la ruine de toute indépendance nationale, avaient suscité parmi les sectes ascétiques de ce pays des idéologues qui prédisaient la formation d’un nouvel empire qui devait apporter à tous le bonheur et la liberté.

Le Christianisme vint. Il prêcha, dans ses doctrines misanthropiques, la conti­nence, l’anéantissement de la chair. Avec son langage à double sens, s’appliquant à un royaume tantôt céleste tantôt terrestre, il trouva dans le marais de l’empire romain un sous-sol fertile. La femme ayant, comme tous les malheureux, l’espoir de l’affranchis­sement et de la délivrance, s’attacha à lui avec empressement et de tout cœur. Il ne s’est en effet jusqu’aujourd’hui produit aucune agitation importante dans laquelle les femmes n’aient eu, elles aussi, une action considérable comme combattantes ou comme martyres. Ceux qui tiennent le christianisme pour une grande conquête de la civilisation ne devraient pas oublier que c’est précisément à la femme qu’il doit le plus clair de son succès. Le prosélytisme de la femme a joué un rôle considérable aux premiers temps du christianisme, dans l’empire romain comme chez les peuples barbares du moyen-âge, et les plus puissants furent convertis par elle. C’est ainsi qu’entre autres Clotilde détermina Clovis, le roi des Francs, à embrasser le chris­tianisme que Berthe, reine de Gand, et Gisèle, reine de Hongrie, introduisirent dans leurs États. La conversion du duc de Pologne, du czar Jarislaw et d’une foule d’autres princes est due à l’influence de la femme.

Mais le christianisme l’en récompensa mal. Il conserva dans ses doctrines le même mépris de la femme que les antiques religions de l’Orient ; il la ravala au rang de servante obéissante de l’homme, et aujourd’hui encore il l’oblige à promettre solennellement cette obéissance devant l’autel.


Notes

[1] Laveleye : « De la propriété et de ses formes primitives ».

[2] Laveleye : Ibidem.

[3] K Kautsky : « L’origine du mariage et de la famille ». Cosmos, 1883.

[4] Celui qui travaille pour un homme est esclave ; celui qui travaille pour le public est un artisan ou un journalier (Politique d’Aristote).

[5] Léon Richer : « La femme libre ».

[6] Karl Heinzen : « Des droits et de la situation des femmes ».

[7] Tacite : « Histoires », Liv. V.

Première partie 2 Écoutons ce que disent de la femme et du mariage la Bible et le christianisme.

Déjà, dans l’histoire de la création, il est ordonné à la femme de se soumettre à l’homme. Les dix commandements de l’Ancien Testament ne s’adressent à proprement parler qu’à l’homme, car la femme est nommée dans le neuvième commandement en même temps que les valets et les animaux domestiques. La femme était bien une pièce de propriété que l’homme acquérait contre espèces ou en échange de services rendus. Appartenant à une secte qui s’imposait la continence la plus absolue, notamment dans les relations sexuelles, Jésus méprisait le mariage et s’écriait : « Il y a des hommes qui sont eunuques dès le sein de leurs mères ; il y en a d’autres qui sont faits eunuques par la main des hommes ; il y en a enfin qui se sont faits eunuques eux-mêmes en vue du royaume du ciel. » Au repas des noces de Cana, il répondait à sa mère qui implorait humblement son secours : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi » ?

Et Paul, que l’on peut, au plus haut degré, appeler le fondateur du christianisme autant que Jésus lui-même, Paul qui le premier donna à cette doctrine le caractère international et l’arracha aux limites étroites de l’esprit de secte des Juifs, disait : « le mariage est un état inférieur ; se marier est bien, ne pas se marier est mieux ». « Vivez de votre esprit et résistez aux désirs de la chair. La chair conspire contre l’esprit, et l’esprit conspire contre la chair ». « Ceux que le Christ a gagnés à lui ont mortifié leur chair avec ses passions et ses désirs ». Paul suivit lui-même ses préceptes et ne se maria pas. Cette haine de la chair, c’est la haine de la femme qui est présentée comme la corruptrice de l’homme. Voyez plutôt la scène du paradis terrestre qui a là sa signification profonde. C’est dans cet esprit que les Apôtres et les Pères de l’Église ont prêché, c’est dans cet esprit que l’Église a opéré pendant tout le moyen âge, en créant les couvents, c’est dans cet esprit qu’elle agit encore.

La femme, selon le christianisme, est l’impure, la corruptrice, qui a apporté le péché sur la terre et perdu l’homme. Aussi les Apôtres et les Pères de l’Église n’ont-ils jamais considéré le mariage que comme un mal nécessaire, de même qu’on le dit aujourd’hui de la prostitution. Tertullien s’écrie : « Femme, tu devrais t’en aller toujours dans le deuil et en guenilles, offrant aux regards tes yeux pleins de larmes de repentir, pour faire oublier que tu as perdu le genre humain. Femme, tu es la porte de l’enfer ! » Hieronyme dit : « Le mariage est toujours une faute ; tout ce que l’on peut faire, c’est de se le faire pardonner en le sanctifiant. » Voilà pourquoi on a fait du mariage un sacrement de l’Église. Origène trouvait que « le mariage est une chose impie et impure, l’instrument de la sensualité », et pour résister à la tentation, il s’émascula. « Il faut faire choix du célibat, dût le genre humain en périr », dit Tertullien. Et Augustin : « Ceux qui ne seront pas mariés brilleront au ciel comme des étoiles resplendissantes, tandis que leurs parents (ceux qui les auront engendrés) ressembleront aux astres obscurs. » Eusèbe et Hieronyme sont d’accord pour dire que la parole le la Bible : « Soyez féconds et multipliez » ne devait plus s’appliquer au temps ou ils vivaient et que les chrétiens n’avaient pas à s’en préoccuper. Il serait facile de produire encore des centaines de citations empruntées aux plus considéra­bles des hommes que l’on appelle des lumières de l’Église. Tous ont enseigné dans le même sens ; tous, par leurs prédications constantes, ont contribué à répandre ces idées monstrueuses sur les choses sexuelles et les relations de l’homme et de la femme, relations qui sont pourtant une loi de la nature dont l’application est un des devoirs les plus essentiels des fins humaines. La société actuelle souffre encore cruellement de ces doctrines et elle ne s’en guérit qu’avec lenteur.

Pierre dit aux femmes avec insistance : « femmes, soyez dociles à vos maris. » Paul écrit aux Éphésiens : « l’homme est le maître de la femme comme le Christ est le chef de l’Église » ; aux Corinthiens : « l’homme est l’image et la gloire de Dieu, et la femme est la gloire de l’homme. » D’après tout cela, le premier niais venu peut se croire au-dessus de la femme la plus distinguée, et, dans la pratique, il en est ainsi, même à présent.

Paul élève aussi contre l’éducation et l’instruction supérieure de la femme sa voix influente, car il dit : « il ne faut pas permettre à la femme d’acquérir de l’éducation ou de s’instruire ; qu’elle obéisse, qu’elle serve et se taise ».

Sans doute, ces doctrines n’étaient pas propres au seul christianisme. De même que celui-ci est un mélange de judaïsme et de philosophie grecque, qui de leur côté avaient leurs racines dans les anciennes civilisations de l’Égypte, de Babylone et de l’Inde, de même la position inférieure que le christianisme assignait à la femme était commune à tout l’ancien monde civilisé. Et cette infériorité s’est maintenue jusqu’aujourd’hui dans la civilisation arriérée de l’Orient plus forte encore que dans le christianisme. Ce qui a progressivement amélioré le sort de la femme dans ce qu’on est convenu d’appeler le monde chrétien, ce n’est pas le christianisme, mais bien les progrès que la civilisation a faits en Occident malgré lui.

Ce n’est donc pas la faute du christianisme si la situation de la femme est aujourd’hui supérieure à ce qu’elle était lorsqu’il naquit. Ce n’est qu’à contre-cœur et la main forcée qu’il a renoncé à sa véritable façon d’agir à l’endroit de la femme. Les fanatiques de la « mission libératrice du christianisme » sont d’un avis opposé sur ce point comme sur beaucoup d’autres. Ils affirment audacieusement que le christianisme a délivré la femme de sa basse condition primitive ; ils s’appuient surtout pour cela sur le culte de Marie, mère de Dieu, qui surgit postérieurement dans la religion nouvelle et qui devait être considéré par le sexe féminin comme un hommage à lui rendu. L’Église catholique, qui observe aujourd’hui encore ce culte, devrait hautement protester contre cette assertion. Les Saints et les Pères de l’Église - et nous pourrions facilement en citer bien d’autres, parmi lesquels les premiers et les plus illustres - se prononcent tous, sans exception, contre la femme. Le concile de Mâcon, que nous avons déjà cité, et qui, au VIème siècle, discuta sur la question de savoir si la femme avait une âme ou non, fournit un argument probant contre cette version de la bienveillance des doctrines du catholicisme pour la femme. L’introduction du célibat des prêtres par Grégoire VII [1], la furie des réformateurs, de Calvin en particulier, contre les « plaisirs de la chair », et avant tout la Bible elle-même dans ses mons­trueuses sentences l’hostilité contre la femme et le genre humain, nous démontrent le contraire.

En établissant le culte de Marie, l’Église catholique substituait, par un calcul adroit, le culte de sa propre déesse à celui des déesses païennes qui était en honneur chez tous les peuples sur lesquels le christianisme se répandit. Marie remplaça la Cybèle, la Mylitta, l’Aphrodite, la Vénus, etc.., des peuples du Sud, l’Edda, la Freya, etc., des peuples Germains ; seulement on en fit un idéal de spiritualisme chrétien.

Les peuplades primitives, physiquement saines, barbares il est vrai, mais non encore dépravées, qui, dans les premiers siècles de notre ère, se précipitèrent de l’Est et du Nord comme les flots immenses de l’Océan, et envahirent dans son sommeil l’empire universel des Romains où le christianisme s’était peu à peu imposé en maître, résistèrent de toutes leurs forces aux doctrines ascétiques des prédicateurs chrétiens ; ceux-ci durent, bon gré mal gré, compter avec ces saintes natures. Les Romains virent avec étonnement que les mœurs de ces peuplades étaient absolument différentes des leurs. Tacite rendit hommage à ce fait en s’exprimant ainsi sur le compte des Germains : « Les mariages sont chastes et nulle partie des mœurs germaines ne mérite plus d’éloges. Presque les seuls d’entre les barbares, ils se contentent d’une seule femme Les adultères sont très rares dans une nation si nombreuse. La peine est immédiate et c’est au mari qu’il appartient de l’infliger. Les cheveux coupés, nue, en présence des proches, la coupable est chassée de la maison par son mari qui la conduit à coups de fouet à travers la bourgade. Il n’y a point de pardon pour la pudeur qui s’est prostituée. Ni la beauté, ni l’âge, ni les richesses, ne font trouver un autre époux à la femme adultère. Nul, ici, ne rit des vices, et corrompre et être corrompu ne s’appelle pas vivre selon le siècle. Les jeunes gens aiment tard ; de là une puberté inépuisable. Les filles ne sont pas mariées hâtivement ; égaux en jeunesse, en taille, en vigueur, la famille qui naît de tels époux hérite de leurs forces. »

Il ne faut pas perdre de vue que Tacite, pour offrir un modèle aux Romains, a peint un peu en rose les mœurs conjugales des anciens Germains, ou bien qu’il ne les connaissait pas suffisamment. S’il est vrai que la femme adultère était sévèrement punie, il n’en était pas de même pour l’homme qui avait commis le même crime. La femme germaine était soumise au pouvoir absolu de l’homme ; celui-ci était son maître ; elle pourvoyait aux travaux les plus pénibles et prenait soin du ménage tandis que lui se livrait à la guerre et à la chasse, ou, étendu sur sa peau d’ours, s’adonnait au jeu et à la boisson, ou bien encore passait ses journées en rêveries.

Chez les anciens Germains comme chez tous les autres peuples, la famille patriar­cale fut la première forme de la société. Elle donna naissance à la commune, à l’association par marche et par clan. Le chef suprême de la famille était aussi le chef-né de cette communauté, dont les membres masculins venaient après lui. Les femmes, les filles, les brus étaient exclues du conseil et du commandement.

Il arriva, il est vrai, qu’à la faveur de circonstances particulières, le commande­ment d’une tribu tomba entre les mains d’une femme - ce que Tacite relate avec grande horreur et force commentaires méprisants -, mais ce furent là des exceptions.

À l’origine, les femmes ne jouissaient pas du droit d’hérédité ; ce ne fut que plus tard qu’on le leur accorda en partie.

Tout Germain né libre avait droit à une portion de la propriété foncière collective, laquelle était divisée par lots entre les membres de la commune et de la marche, à l’exception des forêts, des pâturages et des eaux qui servaient à l’usage général. Dès que le jeune Germain se mariait, on lui assignait son lot foncier. Lui venait-il des enfants ? il avait encore droit à une autre pièce de terre. Il était aussi généralement établi que les jeunes mariés recevaient des allocations spéciales pour l’installation de leur ménage, par exemple une charretée de bois de hêtre et les madriers nécessaires à la construction de leur maison. Les voisins leur venaient de grand cœur en aide pour rentrer le bois, faire la charpente et fabriquer le mobilier du ménage et les instruments aratoires. Leur venait-il une fille, ils avaient droit à une charretée de bois ; l’enfant nouveau-né était-il au contraire un fils, ils en recevaient deux. On voit que le sexe féminin n’était estimé que la moitié de la valeur de l’autre.

Il n’existait qu’une façon de conclure le mariage. Il n’était question d’aucune pra­tique religieuse ; la déclaration du consentement mutuel suffisait, et le couple une fois entré dans le lit nuptial, le mariage était consommé. La coutume d’après laquelle, pour être valable, l’union nuptiale avait besoin d’un acte religieux, ne prit guère naissance qu’au IXème siècle et ne fut déclarée sacrement de l’église qu’au XVIème par le Concile de Trente. Aucun historien n’indique que cette forme primitive, si élémentaire du mariage, lequel n’était qu’un simple contrat privé entre deux personnes de sexe différent, ait eu un inconvénient quelconque pour la chose publique ou pour la « moralité. » Ce n’est pas dans la forme de l’union conjugale que se trouvait le danger pour la moralité, mais dans ce fait que l’homme libre, maître absolu de ses esclaves et de ses serfs, pouvait aussi abuser de son pouvoir sur la partie féminine de ceux-ci dans les rapports sexuels, et qu’il en restait impuni.

Sous forme d’esclavage et de servage, le seigneur foncier avait une autorité absolue sur ses esclaves, presque illimitée sur ses serfs. Il avait le droit de contraindre au mariage tout jeune homme dès sa dix-huitième année, et toute jeune fille dés sa quatorzième. Il pouvait imposer la femme à l’homme, l’homme à la femme. Le même droit lui appartenait en ce qui concernait les veufs et les veuves. Il détenait aussi ce qu’on appelait le « jus primae noctis », auquel il pouvait toutefois renoncer contre le payement d’une certaine taxe dont le nom seul révèle suffisamment la nature [2].

La multiplicité des mariages était donc de l’intérêt du seigneur, étant donné que les enfants qui en naissaient restaient vis-à-vis de lui dans le même état de sujétion que leurs parents, que par suite il disposait de plus de bras, et que sa richesse s’en augmentait. C’est pourquoi les seigneurs, tant spirituels que temporels, poussaient au mariage de leurs sujets. L’Église agissait d’autre manière lorsqu’elle avait en vue, en empêchant certains mariages, d’amener terres et gens en sa possession, par suite de legs. Mais cela ne visait que les hommes libres, et encore les plus humbles, ceux dont la situation devenait toujours plus intolérable, par suite de circonstances qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici, et qui, obéissant en foule aux suggestions et aux préjugés de la religion, abandonnaient leurs biens à l’Église et cherchaient un asile et la paix dernière les murailles du cloître. D’autres propriétaires fonciers encore, se trouvant trop faibles pour résister à la puissance des grands seigneurs féodaux, se mettaient sous la protection de l’Église moyennant le payement de certaines redevances ou l’obligation de rendre certains services. Mais nombre de leurs descendants eurent de la sorte le sort auquel leurs pères avaient voulu se soustraire ; ils tombèrent dans la dépendance et sous le servage de l’Église, ou bien on fit d’eux des prosélytes pour les couvents, afin de pouvoir empocher leur fortune.

Les cités, devenues florissantes au moyen âge, eurent, dans les premiers siècles de notre ère, un intérêt vital à encourager l’augmentation de leur population, en facilitant autant que possible l’établissement des étrangers et le mariage. Mais, avec le temps, cet état de choses se modifia. Dès que les villes eurent acquis quelque puissance, qu’elles eurent entre les mains un corps d’artisans connaissant à fond leur métier et organisés entre eux, l’esprit d’hostilité grandit contre les nouveaux arrivants, dans lesquels on ne voyait que des concurrents importuns. La puissance de la cité crois­sant, on multiplia les barrières élevées contre l’immigration. Les taxes élevées frappées sur l’établissement de domicile, les coûteuses épreuves de maîtrise, la limitation de chaque corps de métier à un certain nombre de maîtres et de compa­gnons, obligèrent des milliers d’hommes à vivre dans la dépendance, le célibat forcé et le vagabondage.

Mais lorsque la prospérité des villes décrût et que vint la décadence, on renforça encore, conformément aux idées étroites du temps, les obstacles apportés à l’immigration et à l’établissement du domicile. D’autres causes encore exerçaient une action également démoralisatrice.

La tyrannie des seigneurs fonciers prit graduellement une extension telle que beaucoup de leurs sujets préférèrent échanger la vie de chien qu’ils menaient contre celle des mendiants, des vagabonds et des brigands que l’étendue des forêts et le mauvais état des chemins favorisaient au plus haut degré. Ou bien ils se faisaient lansquenets, et allaient se vendre là où la solde était la plus forte et où le butin paraissait devoir être le plus riche. Il se constitua ainsi un innombrable prolétariat de gueux, hommes et femmes, qui devint un véritable fléau pour les campagnes. L’Église contribua honnêtement à la corruption générale. Déjà le célibat des prêtres était la principale cause qui provoquait les débauches sexuelles que les relations constantes avec Rome et l’Italie ne firent que favoriser.

Rome n’était pas seulement la capitale de la chrétienté et la résidence du Pape ; elle était aussi la nouvelle Babel, la grande école européenne de l’immoralité, dont le palais papal était le principal siège. L’empire romain avait, en tombant, légué a l’Europe chrétienne ses vices bien plus que ses vertus ; l’Italie cultiva surtout les premiers, que les allées et venues du clergé contribuaient principalement à répandre en Allemagne. L’innombrable foule des prêtres était en majeure partie composée d’hommes vigoureux dont une vie de paresse et de luxe portait à l’extrême les besoins sexuels que le célibat obligatoire les forçait à satisfaire dans le plaisir solitaire ou dans des pratiques contre nature ; cela porta le dérèglement dans toutes les classes de la société et devint un danger contagieux pour le moral du sexe féminin, dans les villes comme dans les campagnes. Les couvents de moines et de nonnes ne se diffé­renciaient guère des maisons publiques qu’en ce que la vie y était plus effrénée encore et plus licencieuse, et que les nombreux crimes, notamment les infanticides, qui s’y commettaient, pouvaient se dissimuler d’autant mieux que ceux-là même qui seuls avaient à y exercer la justice étaient les meneurs de cette corruption. Les habitants des campagnes cherchaient à garantir leurs femmes et leurs filles de la subornation du clergé en refusant d’admettre commue « pasteur des âmes » tout prêtre qui ne s’engageait pas à prendre une concubine. Cet usage fournit à un évêque de Constance l’occasion de frapper les curés de son diocèse d’un impôt sur le concubinage. Ainsi s’explique ce fait que, par exemple, dans ce moyen âge représenté comme si pieux et si moral par des romantiques à courte vue, il n’y eut pas moins de 1.500 filles de joie qui parurent, en 1414, au concile de Constance.

La situation des femmes, à cette époque, devint d’autant plus déplorable qu’à tous les obstacles qui rendaient déjà si difficiles leur mariage et leur établissement vint s’ajouter encore que leur nombre dépassa sensiblement celui des hommes. Ce phénomène eut pour principales causes le grand nombre des guerres et des combats, le danger des voyages commerciaux, l’augmentation de la mortalité des hommes par suite de leurs dérèglements et de leur intempérance. Le genre de vie qu’ils menaient ne fit qu’accroître la proportion de cette mortalité au milieu des nombreuses maladies pestilentielles qui sévirent pendant tout le moyen âge. C’est ainsi que, de 1326 à 1400, on compta 32 années d’épidémie, de 1400 à 1500, 41, de 1500 à 1600, trente [3].

Des bandes de femmes, saltimbanques, chanteuses, musiciennes, couraient les grands chemins, en compagnie d’étudiants et de clercs vagabonds, envahissant les foires, les marchés et tous autres lieux où il y avait fêtes et grand concours de peuple. Dans les armées de mercenaires, elles formaient des escouades spéciales, ayant leur propre prévôt. Selon leur beauté et leur âge, conformément aux idées corporatives du temps, on les attribuait à l’un des différents services de l’armée, en dehors duquel elles ne pouvaient, sous peine de châtiments sévères, se livrer à personne. Dans les camps, elles avaient, de concert avec les soldats du train, à faire le fourrage, la paille et les provisions de bois, à combler les fossés, les mares et les trous, à veiller à la propreté du campement. Dans les sièges, elles avaient pour mission de combler les fossés de la place avec des fagots, des fascines et des pièces de bois pour faciliter l’assaut ; elles devaient aider à mettre en position les pièces d’artillerie ou à dégager celles-ci quand elles restaient embourbées dans les chemins défoncés.

Pour venir en aide à la misère des nombreuses femmes laissées sans ressources, on créa dans beaucoup de villes des hôtels-Dieu placés sous l’administration muni­cipale. Les femmes y étaient défrayées, et tenues de mener une vie régulière. Mais ni le grand nombre de ces institutions, ni celui des couvents de femmes, ne permettaient de recueillir toutes celles qui demandaient du secours.

Comme, d’après les idées du moyen âge, aucune profession, si méprisable fût-elle, ne pouvait s’exercer sans réglementation spéciale, la prostitution reçut, elle aussi, une organisation corporative. Il y eut, dans toutes les villes, des maisons de femmes qui relevaient fiscalement soit de la cité, soit du seigneur, soit même de l’Église dans les caisses respectives desquels tombait leur revenu net. Les femmes qui peuplaient ces maisons élisaient elles-même une matrone qui avait le soin de la discipline et du bon ordre, et veillait avec zèle à ce que les concurrentes n’appartenant pas à la corporation ne vinssent gâter le métier. Prises en flagrant délit de raccrochage, celles-ci étaient punies et pourchassées avec fureur. Les maisons de femmes jouissaient d’une protec­tion particulière ; troubler la paix publique dans leur voisinage entraînait un châtiment d’une sévérité double. Les courtisanes réunies en corporation avaient aussi le droit de figurer dans les processions et dans les fêtes auxquelles les autres corporations prenaient surtout régulièrement part, et il arrivait fréquemment qu’elles étaient invitées à s’asseoir à la table des seigneurs et des magistrats.

Cela ne veut pas dire que, surtout dans les premiers temps, on ne poursuivit avec une extrême rigueur les filles de joie, sans toucher naturellement aux hommes qui les entretenaient de leur commerce et de leur argent. Que dire de Charlemagne qui édictait que la prostituée devait être traînée nue, à coups de fouet, sur le marché, alors que lui-même, l’empereur et roi « très chrétien », n’avait pas moins de six femmes à la fois !

Ces mêmes communes qui organisaient officiellement le service des bordels, les prenaient sous leur protection, et investissaient de privilèges de toutes sortes les prêtresses de Vénus, réservaient les châtiments les plus sévères et les plus barbares à la pauvre fille tombée et abandonnée. L’infanticide qui, de désespoir, tuait le fruit de ses entrailles, était, en règle générale, livrée à la mort la plus cruelle, tandis que pas un cri ne s’élevait contre le séducteur sans conscience. Il siégeait peut-être même parmi les juges qui prononçaient la peine de mort contre la pauvre victime. Et pareils cas se produisent aujourd’hui encore [4].

À Wurzbourg, au moyen âge, le tenancier d’une maison publique prêtait devant le Magistrat le serment d’être « fidèle et dévoué à la ville et de lui procurer des fem­mes. » Il en était de même à Nuremberg, à Ulm, à Leipzig, à Cologne, à Francfort et ailleurs. À Ulm, où les maisons publiques avaient été supprimées en l537, les corporations réclamèrent en I55l leur réouverture pour « éviter de plus grands désordres ». On mettait des filles de joie à la disposition des étrangers de distinction, aux frais de la ville. Lorsque le roi Ladislas entra à Vienne en 1452, le Magistrat envoya à sa rencontre une députation de filles publiques, qui, vêtues seulement de gaze légère, montraient les formes corporelles les plus harmonieuses. Lors de son entrée à Bruges, l’empereur Charles-Quint fut salué par une députation de filles entièrement nues. Des cas semblables se présentaient assez fréquemment à cette époque, sans soulever grand scandale.

Des romantiques fantaisistes et des gens de calcul adroit ont entrepris de nous présenter le moyen âge comme particulièrement « moral » et animé d’une réelle vénération pour la femme. C’est surtout le temps des trouvères en Allemagne, de la fin du XIIème jusqu’au XIVème siècle, qu’ils invoquent à l’appui de leur assertion. Le fameux « service d’amour » que les chevaleries française, italienne et allemande venaient d’apprendre à connaître chez les Maures en Espagne et en Sicile doit, parait-il, témoigner de la haute estime dans laquelle la femme était tenue à cette époque. Rappelons de suite, à ce propos, un fait. D’abord, la chevalerie ne constituait qu’une partie infime de la population, et par suite les « dames » étaient avant tout une minorité parmi les femmes ; ensuite une faible partie seulement de la chevalerie a pratiqué véritablement le service d’amour ; enfin la véritable nature de ce service d’amour a été fortement exagérée, est restée incomprise ou a été intentionnellement altérée. Le temps où fleurissait ce service d’amour fut aussi celui où la loi du plus fort sévit de la pire façon en Allemagne, où, tout au moins dans les campagnes, les liens de l’ordre étaient relâchés et où la chevalerie se livrait au brigandage, à la rapine et au rançonnement. Il saute aux yeux qu’une pareille époque, toute à la violence la plus brutale, n’était pas le celles où pouvaient prédominer dune façon particulière des sentiments de douceur et de poésie. Bien au contraire, elle contribua à détruire dans la mesure du possible le peu de respect dont jouissait encore le sexe féminin. La cheva­lerie, dans les campagnes aussi bien que dans les villes, se composait en majeure partie de rudes et frustes compagnons dont la principale passion, après se battre et boire outre mesure, était la satisfaction effrénée de leurs appétits sexuels. Toutes les chroniques du temps n’en finissent pas de raconter les viols et les attentats dont la noblesse se rendit coupable, dans les campagnes comme plus particulièrement encore dans les villes où, jusqu’au XIIIème et au XIVème siècle, elle avait exclusivement entre les mains l’administration municipale, sans que les malheureux si odieusement traités eussent le moyen de se faire rendre justice. Car, à la ville, les hobereaux occu­paient le banc des échevins et dans les campagnes on avait à compter avec le seigneur foncier, chevalier ou évêque, entre les mains de qui était la juridiction criminelle. Il est donc absolument impossible qu’avec de pareilles mœurs et de semblables habitudes, la chevalerie ait eu un respect particulier de ses propres femmes et filles et les ait choyées comme une sorte d’êtres supérieurs.

À quelque degré que fût pratiqué le service d’amour - et il ne devait l’être que par une petite minorité d’hommes, sincèrement enthousiastes de la beauté féminine - il arrivait fréquemment aussi qu’il comptait parmi ses adeptes des hommes qui, comme Ulrich de Lichtenstein, n’étaient pas maîtres de leurs sens et chez lesquels le mysticisme et l’ascétisme chrétiens, unis à la sensualité native ou inculquée, aboutis­saient à un genre tout particulier de célibat. D’autres, plus prosaïques, poursuivaient un but plus réel. Mais, en somme, le service d’amour fut la déification de l’amante aux dépens de la femme légitime, l’hétairisme tel qu’il est dépeint en Grèce au temps de Périclès transporté dans le monde chrétien. En réalité, la séduction mutuelle des femmes fut, dans la chevalerie du moyen age, un service d’amour largement pratiqué, et les mêmes façons de faire se renouvellent aujourd’hui dans certains cercles de notre bourgeoisie.


Notes

[1] Ce fut une décision contre laquelle le clergé séculier du diocèse de Mayence protesta notamment d’une façon catégorique : « Vous, évêques, ainsi que les abbés, vous avez de grandes richesses, des banquets de rois, de somptueux équipages de chasse ; nous, pauvres et simples clercs, nous n’avons que la consolation d’avoir une femme. La continence peut être une belle vertu, mais, en vérité, trop difficile et trop rude ! » (Yves Guyot « Études sur les doctrines sociales du christia­nisme », 2ème édition, Paris, 1881).

[2] L’existence de ce « droit » a été récemment contestée ; il n’aurait jamais été en vigueur. Elle me semble pourtant surabondamment prouvée. Que pareil droit n’ait jamais été écrit, et qu’il n’existât pas, dûment paragraphé, cela est certain ; il découla de la nature même de la servitude, sans avoir été couché sur parchemin. L’esclave plaisait-elle au maître ? Il s’en servait. Ne lui plaisait-elle pas ? Il ne s’en servait pas. En Hongrie, en Transylvanie, dans les principautés du Danube, il n’existe pas davantage de jus primae noctis écrit. Ecoutez pourtant ceux qui en connaissent le pays et les gens vous dire de quelle façon en usent les seigneurs fonciers avec la partie féminine du peuple. Il n’est pas possible de nier qu’une taxe était prélevée sous les noms que nous avons dits, et ces noms sont par eux-mêmes assez significatifs.

[3] Dr Karl Bücher : « La question des femmes au moyen age ». Tubingue.

[4] Léon Richer, dans « La Femme libre », cite ce cas d’une servante condamnée à Paris pour infan­ticide par le propre père de son enfant, un avocat pieux et considéré, qui faisait partie du jury. Bien plus, cet avocat était lui-même le meurtrier, et l’accusée absolument innocente, comme l’héroïque fille le déclara à la justice, mais après sa condamnation seulement.

Première partie 3 : Voilà pour le "romantisme" du moyen âge et sa haute estime de la femme.

Il n’est pas douteux que le fait de tenir publiquement compte des plaisirs sensuels tels qu’on les entendait au moyen âge, impliquait pour l’instinct naturel inné à tout être sain et mûr la reconnaissance du droit de se satisfaire, et cela constituait une victoire de la saine nature sur l’ascétisme chrétien. D’autre part, il faut toujours constater à nouveau que cette reconnaissance d’un droit et la faveur d’en user ne profitaient qu’à un seul sexe, que par contre on traitait l’autre comme s’il ne pouvait et ne devait pas avoir les mêmes penchants, et que la moindre transgression des lois morales établies par le sexe masculin était punie de la façon la plus sévère. Le sexe féminin, constam­ment opprimé par l’autre et élevé par lui d’après un système spécial, s’est, par suite, si bien assimilé les idées de son maître, qu’il trouve cette situation parfaitement naturelle et dans l’ordre.

N’y a-t-il pas eu aussi des millions d’esclaves qui trouvaient l’esclavage une chose naturelle et ne se fussent jamais affranchis si des libérateurs n’avaient surgi de la classe même de leurs propriétaires ? Des paysans prussiens, affranchis du servage en exécution de la loi de Stein, après 1807, n’ont-ils pas pétitionné pour demander qu’on les y laissât, car, disaient-ils, « qui prendrait soin d’eux lorsqu’ils tomberaient malades ou seraient devenus vieux » ?

Et n’est-ce pas la même chose dans le mouvement ouvrier actuel ? Combien n’y a-t-il pas encore de travailleurs qui se laissent mener par le bout du nez par leurs patrons ?

L’opprimé a besoin d’incitations et d’encouragements, parce que la force d’une part, l’aptitude à l’initiative de l’autre, lui font défaut. Il en a été ainsi dans l’esclavage, le servage et la vassalité. Il en a été, il en est encore ainsi dans le mouvement prolé­tarien moderne ; il en est encore de même pour l’affranchissement et l’émancipation de la femme. Dans sa lutte pour son émancipation, la bourgeoisie était relativement bien placée pour réussir, et cependant ce furent des orateurs de la noblesse et du clergé qui lui frayèrent la route.

Quels qu’aient été les misères et les défauts naturels du moyen âge il n’en pas moins vrai qu’il y régna une sensualité que le christianisme ne parvint pas à com­primer, et qu’il resta étranger à cette pruderie hypocrite, à cette timidité, à cette lubri­cité sournoise de notre époque, qui font des façons, qui ont peur d’appeler les choses par leur nom et de parler naturellement des choses naturelles. Il ne connaissait pas davantage ces piquantes équivoques dont on enveloppe des choses que le manque de naturel et la pruderie entrée dans les mœurs ne permettent plus de nommer ouver­tement, équivoques d’autant plus dangereuses que ce langage excite et ne satisfait pas, qu’il laisse tout soupçonner, mais n’exprime rien clairement. Nos conversations de société, nos romans, notre théâtre fourmillent de ces piquantes gravelures, et les résultats en sont visibles. Ce spiritualisme, qui n’est pas celui du philosophe trans­cendant, mais celui du roué, et qui se cache derrière le spiritualisme religieux, a de nos jours une force considérable.

La saine sensualité du moyen âge a trouvé dans Luther son interprète classique. Je n’ai pas affaire ici au réformateur religieux, que je juge autrement que Luther pris en tant qu’homme. À ce dernier point de vue, la nature vigoureuse et originale de Luther se détacha dans toute sa sincérité ; elle l’amena à exprimer sans ménagement, d’une façon frappante, son besoin d’aimer et de jouir. Sa situation d’ancien prêtre de l’Église romaine lui avait ouvert les yeux et lui avait appris, par l’expérience de son propre corps pour ainsi dire, à connaître dans la pratique ce que la vie des moines et des nonnes a de contre-nature. De là son ardeur à combattre le célibat des prêtres et des cloîtrés. Ses paroles s’adressent encore aujourd’hui à tous ceux qui se croient permis de transgresser les lois de la nature et pensent pouvoir accorder avec l’idée qu’ils se font de la morale et des mœurs ce fait que les institutions de l’État et de la société empêchent encore des millions d’êtres d’accomplir leurs fins naturelles. Luther a dit : « Une femme, à moins d’être douée d’une grâce extraordinairement rare, ne peut pas plus se passer d’un homme qu’elle ne peut se passer de manger, de dormir, de boire et de satisfaire à d’autres nécessités de la nature. Réciproquement, un homme ne peut pas davantage se passer d’une femme. La raison en est qu’il est aussi profondément implanté dans la nature de procréer des enfants que de boire et de manger. C’est pourquoi Dieu a donné au corps et renfermé en lui les membres, les veines, les artères et tous les organes qui doivent servir à ce but. Celui donc qui essaie de lutter contre cela et d’empêcher les choses d’aller comme le veut la nature, que fait-il, sinon essayer d’empêcher la nature d’être la nature, le feu de brûler, l’eau de mouiller, l’homme de manger, de boire et de dormir ? ».

Tandis que Luther reconnaissait ainsi la satisfaction de l’instinct sexuel comme une loi de la nature, et que par la suppression du célibat des prêtres et l’abolition des couvents, il accordait à des millions d’êtres la possibilité de satisfaire à cet instinct naturel, il n’en restait pas moins des millions d’autres exclus de ce droit. La Réforme fut la première protestation de la haute bourgeoisie en voie de formation contre son assujettissement au régime féodal dans l’Église, l’État et la Société ; elle cherchait à se délivrer des liens étroits dont l’enveloppaient les droits de contrainte, les droits de jurande et ceux du seigneur ; elle aspirait à centraliser l’organisation de l’État, à simplifier celle de l’Église somptueusement dotée, a supprimer les sièges nombreux occupés par des fainéants, et demandait que ceux-ci fussent employés à des travaux utiles. Dès lors que de la sorte la forme féodale de la propriété et de l’industrie dispa­raissait, la forme bourgeoise devait prendre sa place, c’est-à-dire que, la protection corporative de petits cercles fermés n’existant plus, la lutte individuelle et libre devait se développer en pleine concurrence.

Luther fut, dans le domaine religieux, le représentant de ces efforts. Et s’il prenait fait et cause pour la liberté du mariage, il n’entendait que le mariage bourgeois, tel qu’il n’a été définitivement établi en Allemagne que dans notre siècle par la loi sur le mariage civil et les autres dispositions légales émanant du monde bourgeois qui s’y rattachent, notamment celles qui régissent la liberté d’établissement et la liberté industrielle. On verra plus loin dans quelle mesure la situation de la femme en fut améliorée. En attendant, les choses n’avaient pas été poussées si loin au temps de la Réforme. Si, en raison des mesures connues prises par la Réforme religieuse, le mariage fut rendu possible à nombre de gens, on poursuivit d’autre part avec la dernière rigueur l’union libre des sexes. Si le clergé catholique avait montré un grand relâchement à l’égard du libertinage, le clergé protestant de son côté, muni pour lui-même, ne le combattit qu’avec plus de fureur. On déclara la guerre aux maisons publiques, on ferma ces « cavernes de Satan » ; les prostituées furent pourchassées comme « filles du diable », et toute femme qui avait commis une « faute » fut attachée au pilori comme un modèle de toutes les perversités.

Du joyeux petit citoyen du moyen âge qui vivait et laissait vivre sortit alors un bourgeois bigot, austère et sombre, qui « économisa » le plus possible afin que ses descendants, les gros bourgeois du XIXème siècle, pussent vivre d’autant plus largement et faire plus de prodigalités. Le bourgeois notable, avec sa cravate raide, son horizon borné, sa morale rigide, devînt le prototype de la société.

La femme légitime, que la sensualité catholique du moyen age ne satisfaisait pas depuis longtemps, se trouva en parfaite communion d’idées avec l’esprit puritain du protestantisme. Aucune amélioration ne se produisit pour cela dans le sort de la femme en général. La transformation que la découverte de l’Amérique et l’ouverture d’une route maritime vers les Indes orientales firent subir, spécialement en Allemagne, à la production, au capital et aux débouchés, ne tarda pas à déterminer une forte réaction dans le domaine social.

L’Allemagne cessa d’être le centre de la circulation et du commerce de l’Europe. L’ Espagne, le Portugal, la Hollande, l’Angleterre, se faisant une concurrence achar­née, prirent la tête du mouvement, et l’Angleterre s’y est maintenue jusqu’à nos jours. C’est ainsi que tombèrent l’industrie et le commerce allemands. En même temps, la réforme religieuse avait ruiné l’unité politique de la nation. La Réforme devint le manteau à l’abri duquel les princes allemands cherchèrent à s’émanciper du joug impérial ; ces princes essayèrent en même temps d’assujettir la noblesse, et, pour atteindre ce but, ils favorisèrent les villes en les comblant de droits et de privilèges de toutes sortes. De nombreuses villes, en raison des conjonctures toujours plus sombres, se mirent volontairement sous le pouvoir des princes. La conséquence de tout cela fut que la bourgeoisie, effrayée du recul de sa production, établit autour d’elle des barrières toujours plus hautes pour se protéger contre une concurrence désagréable. Elle s’en encroûta davantage, et s’en appauvrit de même. Les luttes et les persécutions religieuses qui s’étaient déchaînées depuis la Réforme dans tous les pays de l’Allemagne, et auxquelles les princes et seigneurs, tant protestants que catholiques, prenaient part avec une égale intolérance et un égal fanatisme ; les guerres de religion qui les suivirent, comme celle de la ligue de Smalkalde et la guerre de Trente Ans, contribuèrent à sceller pour des siècles les divisions, l’impuissance politique, la faiblesse et le dépérissement économiques de l’Allemagne.

Si, au moyen âge, de nombreuses femmes furent admises dans les différents corps de métiers, tant comme ouvrières que comme patronnes (il y eut, par exemple, des femmes exerçant la pelleterie à Francfort et dans les villes de la Silésie, la boulan­gerie dans les villes du Rhin moyen, la broderie d’armoiries et la ceinturonnerie à Cologne et à Strasbourg, la corroyerie à Brême, le tondage du drap à Francfort, la tannerie à Nuremberg, la filerie et le battage d’or à Cologne), on les en repoussa plus tard partout. Et, comme il arrive toujours, là où une situation sociale est en décadence, que ses défenseurs adoptent précisément les mesures qui aggravent encore le mal, on prit une peur ridicule de la surpopulation et on s’ingénia à réduire plus que jamais le nombre des existences indépendantes et des mariages. Quoique des villes jadis florissantes, comme Nuremberg, Augsbourg, Cologne, etc., eussent vu leur popula­tion décroître dès le XVIème siècle parce que le commerce et le trafic s’étaient cherché d’autres chemins ; quoique la guerre de Trente Ans eût dépeuplé l’Allemagne de la façon la plus épouvantable ; chaque cité, chaque corporation n’en eut pas moins grand peur de voir augmenter le chiffre de ses membres. Et pourtant les choses n’allaient pas au mieux à cette époque, pour les compagnons. Les efforts des princes absolus devaient être aussi impuissants dans ce cas que l’avaient été, en leur temps, les lois faites par les Romains pour empêcher la dépopulation en récompensant le mariage. Louis XIV, pour avoir plus d’habitants en France et plus de soldats dans ses armées, accorda aux parents ayant dix enfants des pensions qui augmentaient encore lorsqu’ils en avaient douze ; son général, le maréchal de Saxe, alla plus loin, et lui proposa de n’autoriser les mariages que pour une durée de cinq ans. Cinquante ans plus tard, Frédéric le Grand écrivit dans le même esprit : « Je considère les hommes comme une harde de cerfs vivant sur les domaines d’un grand seigneur et n’ayant d’autre obligation que de peupler et de remplir le parc » [1]. Frédéric a écrit cela en 1741. Plus tard, il a, par ses guerres, dépeuplé ferme le « parc aux cerfs ».

Dans de pareilles circonstances, la situation des femmes était la pire qu’on puisse penser. Exclues en grand nombre du mariage, considéré comme une « institution de refuge », empêchées de satisfaire leur instinct naturel, tenues le plus possible a l’écart du travail par suite de la perturbation des conditions sociales et pour qu’elles ne pussent faire concurrence aux hommes qui avaient peur d’eux-mêmes, les femmes étaient obligées de vivre misérablement, dans la domesticité, dans les travaux les plus vils et les plus mal rétribués. Mais comme l’instinct naturel ne se laisse pas étouffer et comme une partie du sexe masculin vivait dans des conditions analogues, le concu­binage se pratiqua en masse, malgré toutes les tracasseries de la police, et le chiffre des enfants naturels ne fut jamais aussi élevé que dans ce temps où le « gouvernement paternel » des princes-despotes brillait dans toute sa chrétienne simplicité.

La femme mariée menait une vie rigoureusement retirée ; le nombre de ses obligations était si considérable que, ménagère consciencieuse, il lui fallait être à son poste du matin au soir pour remplir tous ses devoirs, ce à quoi il ne lui était possible d’arriver entièrement qu’avec l’aide de ses filles. Elle n’avait pas alors à accomplir seulement les travaux domestiques de chaque jour auxquels la maîtresse de maison bourgeoise a encore à vaquer aujourd’hui, mais une foule d’autres encore dont la femme est complètement débarrassée de nos jours, grâce au développement moderne de l’industrie et du commerce. Il lui fallait filer, tisser et blanchir la toile, faire la lessive et confectionner elle-même tous les vêtements sans exception, fondre le savon, plonger la chandelle et brasser la bière. À côté de cela, là où la situation le permettait, il lui incombait encore les travaux d’agriculture, le jardinage, le soin des bestiaux et de la volaille. Bref, elle était une simple Cendrillon, et sa seule distraction consistait à aller à l’église le dimanche. Les mariages ne se faisaient jamais que dans le même cercle social ; l’esprit de caste le plus rigoureux et le plus grotesque dominait toutes les relations et ne souffrait aucune infraction. On élevait les filles dans le même esprit, on les tenait étroitement renfermées à la maison ; leur éducation intellectuelle était pour ainsi dire nulle et ne sortait pas du cadre des occupations domestiques les plus ordinaires. À tout cela s’ajoutait une vide et creuse étiquette qui devait tenir lieu d’éducation et d’esprit et qui donnait à la vie entière, à celle de la femme en particulier, la marche d’un treuil à tambour.

C’est ainsi que l’esprit de la réforme dégénéra en la pire des routines et que l’on chercha à étouffer chez l’être humain les instincts naturels et la vivacité de l’esprit sous un armas confus de règles de conduite et d’habitudes compendieusement expli­quées, mais banales.

Une liberté qui avait été particulièrement concédée aux femmes des campagnes au moyen âge se perdit aussi après la Réforme. Notamment dans l’Allemagne du Sud et de l’Ouest, en Alsace, etc., on avait coutume d’accorder chaque année aux femmes du peuple quelques jours pendant lesquels elles pouvaient rester à se distraire et à s’égayer entre elles seules, aucun homme n’ayant le droit de s’introduire au milieu d’elles, sous risque d’y être mal reçu. Dans cette naïve coutume se trouvait, sans même que le peuple s’en doutât, la reconnaissance de la servitude de la femme, à laquelle on voulait faire oublier son sort pendant quelques jours de l’année.

Chacun sait que les saturnales romaines et le carnaval du moyen âge qui leur a succédé avaient le même but. Durant les saturnales, le seigneur romain permettait à ses esclaves de se croire libres et de vivre à leur guise pendant quelques jours, après lesquels l’ancien joug leur était imposé à nouveau. La papauté romaine, qui avait l’œil toujours ouvert sur les coutumes du peuple et savait les faire servir à son intérêt, continua les saturnales sous le nom de carnaval. L’esclave, le serf était son propre maître pendant les trois jours de carnaval, c’est-à-dire avant le commencement des longs jeûnes qui vont jusqu’à la semaine de la Passion. Il était permis au peuple de jouir jusqu’à la licence de tous les plaisirs qu’il avait à sa disposition, de persifler et de railler le plus grossièrement les ordonnances et les cérémonies civiles et religieuses. Le clergé lui-même se laissait aller à prendre part à ces mauvaises farces et à tolérer, à encourager même des profanations qui, en tout autre temps, eussent entraîné les expiations temporelles et spirituelles les plus sévères. Et pourquoi pas, du reste ? Le peuple qui, pendant un si court espace de temps, se sentait maître et s’en donnait à cœur-joie, était reconnaissant de la liberté qu’on lui avait accordée, ne s’en montrait que plus maniable et se réjouissait d’avance à l’idée de recommencer la fête l’année suivante.

Il en fut de même de ces fêtes de femmes, sur l’origine desquelles on ne sait rien de plus, mais où il a dû souvent se commettre des folies et des actes licencieux. L’esprit prosaïquement ascétique et puritain du temps qui a suivi la Réforme les a réprimées autant qu’il fut en son pouvoir. D’ailleurs la transformation des mœurs les fit graduellement disparaître.

Le développement de la grande industrie, l’introduction du machinisme, l’applica­tion de la technologie et des sciences naturelles aux questions de production, de commerce et d’échange, ont fait sauter tout ce qui survivait des vieilles institutions sociales. Le renversement d’une organisation vieillie et intenable pouvait compter comme accompli pour l’Allemagne, au moment où celle-ci arrivait à son unité politique et où la liberté du mariage faisait son entrée dans la loi avec la liberté industrielle et la liberté d’établissement [2].

Depuis plusieurs dizaines d’années déjà il avait été fait dans certains États de l’Allemagne des progrès accentués dans ce sens. Ainsi s’ouvrait une ère nouvelle, et en particulier pour la femme, en ce que sa situation, tant comme être sexuel que comme individu social, se modifiait. Les lois rendant le mariage plus facile permirent à un plus grand nombre de femmes de remplir leur fin naturelle ; les lois sur la liberté de l’industrie et de l’établissement élargirent considérablement leur champ d’action et les rendirent plus indépendantes vis-à-vis de l’homme. La situation de la femme s’est aussi sensiblement améliorée au point de vue juridique. Mais est-elle vraiment devenue libre et indépendante ? A-t-elle atteint le complet développement de son être, est-elle arrivée à la mise on action normale de ses forces et de ses facultés ? C’est ce que montreront les recherches que nous allons faire dans la deuxième partie de ce livre.


Notes

[1] Dr C. Bücher : « La question des femmes au moyen age ».

[2] Des réactionnaires endurcis attendaient de ces mesures la perte de toutes mœurs et la ruine de toute morale. Le défunt évêque de Mayence, Ketteler, gémissait déjà en 1865, c’est-à-dire avant que les lois nouvelles eussent encore pris pied « que la destruction des obstacles actuellement apportés à la célébration du mariage équivaut au dénouement du lien conjugal, car désormais il sera possible aux gens mariés de se séparer selon leur bon vouloir ». Voilà une jolie façon d’avouer que les liens moraux du mariage actuel sont si faibles que la contrainte seule peut le maintenir.

Les circonstances présentes, c’est-à-dire d’une part l’augmentation rapide de la population amenée par le chiffre aujourd’hui naturellement plus élevé des mariages, d’autre part les incon­vénients de toutes sortes, jadis inconnus, causés par un système industriel qui a pris sous l’ère nouvelle un développement gigantesque, ont fait réapparaître aux timorés le spectre de la surpopulation. Les économistes bourgeois, tant conservateurs que libéraux, tirent tous sur la même corde. Je montrerai, à la fin de cet ouvrage, ce que signifient ces craintes et à quelles causes il faut les ramener. Le professeur A. Wagner est également du nombre de ceux qui sont malades de la peur de la surpopulation et qui réclament la limitation de la liberté du mariage, notamment pour les travailleurs. Il parait que ceux-ci se marient trop tôt comparativement à la classe moyenne. Mais la classe moyenne se sert de préférence de la prostitution, à laquelle ce serait renvoyer aussi les travailleurs que leur dénier le droit au mariage. Mais alors qu’on se taise donc aussi, qu’on ne crie plus à la « ruine de la morale », et que l’on ne s’étonne pas si les femmes, ayant les mêmes instincts naturels que les hommes, en cherchent la satisfaction dans des « relations illégitimes ».


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