La grève générale (exposé d’Ernest Mandel)

lundi 17 novembre 2008.
 

Si nous traitons de la grève générale, c’est parce que nous croyons que la grève générale est le modèle le plus probable de la révolution socialiste dans les pays impérialistes. Ceci n’est évidemment pas le seul modèle possible …/… il est donc parfaitement justifié d’analyser les modifications des conditions qui permettent la transformation d’une grève générale en victoire des révolutions socialistes.

Origine de la grève générale comme modèle de la révolution socialiste à venir

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier que la problématique de la grève générale est mise au centre du débat sur le modèle de la révolution socialiste à venir. Le premier débat à ce sujet a eu lieu à la fin du XIXe siècle et a été introduit par les tendances anarchistes, surtout anarcho-syndicalistes (syndicalistes-révolutionnaires), et cela en opposition délibérée avec la tactique social-démocrate adoptée à ce moment-là par la plupart des marxistes, qui était la lutte électorale et parlementaire.

Les marxistes ont fait à ce moment-là aux thèses anarcho-syndicalistes une critique qui maintient une partie de vérité et que nous ne sommes pas prêts à abandonner. La partie essentielle de vérité de la critique marxiste de cette thèse de la grève générale syndicaliste-révolutionnaire est qu’elle sous-estime le problème du pouvoir politique et qu’ elle croit qu’ il suffit à la classe ouvrière d’arrêter le travail sur le plan économique et de reprendre la direction des entreprises sous son propre guide au niveau de la vie économique pour que la société bourgeoise s’effondre. Il y a sous-estimation grave, catastrophique même, du problème de l’État, du problème du gouvernement, du problème de l’ armement, de la nécessaire transformation de la grève générale en une insurrection. Toute cette partie-là de la critique marxiste de la vieille thèse de la grève générale reste évidemment juste : une grève générale ne suffit pas pour renverser le système capitaliste.

Mais une grève générale peut être le début d’une révolution socialiste. Sur ce côté de la thèse syndicaliste-révolutionnaire, l’histoire du XXe siècle dans les pays impérialistes a donné un verdict qui est aujourd’hui absolument concluant : la grève générale dans un pays industrialisé peut être et sera vraisemblablement le début d’une révolution socialiste. Et ce que, à ce sujet, les marxistes, surtout les futurs réformistes, ont dit à la fin du XIXe siècle et qui était résumé dans la fameuse formule des syndicats sociaux-démocrates allemands "La grève générale, c’est l’idiotie générale", c’est-à-dire que la thèse selon laquelle une grève générale est impossible en régime capitaliste, tout cela s’est avéré totalement faux. Toute cette partie du raisonnement classique des sociaux-démocrates s’est avérée absolument fausse au cours de l’histoire du mouvement ouvrier du XXe siècle.

Quel était le raisonnement, pour autant qu’il y ait un raisonnement et pas seulement la mauvaise foi de gens déjà intégrés dans le régime capitaliste ? Quel était le raisonnement qui était derrière cette argumentation social-démocrate ?

C’était une vue absolument mécaniste sur la simultanéité prétendue de toute une série de processus : ils disaient que pour qu’une grève générale réussisse, il fallait que tous les ouvriers soient organisés, il fallait qu’ils fussent déjà socialistes ; si tous les ouvriers sont socialistes et organisés, ils n’ont pas besoin d’une grève générale, ils auront la majorité au parlement et le pouvoir dans l’État. Tel était le raisonnement. Évidemment cette simultanéité prétendue dans les trois processus de capacité de lutte, d’organisation et de conscience est totalement fausse : une classe ouvrière qui est encore organisée en minorité et qui est encore socialiste dans une minorité relativement réduite s’est montrée historiquement capable de faire une grève générale. Entre ces trois phénomènes, il n’y a pas de coïncidence nécessaire.

L’erreur méthodologique qui est sous-jacente à cette conception mécaniste, c’est la sous-estimation extrêmement décisive de l’action en tant que source de conscience. C’est l’idée qu’il faut d’abord convaincre individuellement les ouvriers sur la base de la propagande individuelle pour les rendre capables d’atteindre un certain niveau de conscience, alors que l’expérience a montré que c’est exactement à travers de grandes grèves politiques de masses, à travers des grèves générales que toute une fraction de la classe ouvrière, qui ne peut accéder à la conscience de classe par la voie individuelle de l’ éducation et de la propagande, s’éveille ou se réveille à cette conscience de classe, y accède et devient extrêmement combative.

Et ce qui a été l’aboutissement de cette erreur, c’est une constante dans le débat entre la gauche et la droite du mouvement ouvrier en Europe dès le début du siècle. Débat où Rosa Luxembourg a joué un rôle décisif, plus tôt même que Lénine ou Trotsky : elle a compris que la division de la classe ouvrière entre une avant-garde organisée et une arrière-garde inorganisée représente une vue fort simpliste et étriquée de la réalité. Il est vrai qu’il existe une avant -garde organisée et qu’il y a les ouvriers non-organisés, mais il faut au moins introduire un troisième élément dans cette analyse pour comprendre la réalité : il y a cette partie de ouvriers non-organisés qui, dans une lutte de masse, peuvent dépasser toute une fraction de la classe ouvrière organisée qui, en fonction de la bureaucratisation des organisations ouvrières, aura tendance à suivre dans la lutte les mots d’ordre de la bureaucratie et cessera ainsi d’être à l’avant-garde dans la lutte.

On a mal interprété cette thèse de Rosa Luxemburg comme une thèse spontanéiste ce n’est pas tout à fait vrai ; il y a un élément de spontanéisme mais seulement un élément, c’est-à-dire la compréhension du fait qu"’organisé" n’est pas nécessairement identique à "avancé", ce qui est l’évidence même aujourd ’hui, personne ne le contestera. Rosa Luxembourg n’était pas du tout hostile à l’organisation. Elle était très favorable à l’organisation, à l’organisation révolutionnaire. Elle comprenait simplement qu’il n’y a pas d’identité entre organisation et avant-garde nécessairement à tous les moments et surtout au moment d’une grève générale.

Lénine a pris quelques années pour le comprendre, mais il a compris à partir de 1914. Et il est significatif que des sociaux-démocrates l’ ont attaqué après cette date en lui disant : "Mais tu détruis l’organisation c’est la révision de tout ce que tu as défendu pendant 20 ans" et il a répondu dans un de ses articles de polémique contre la social-démocratie internationale : "à partir d’un certain stade de dégénérescence, certaines formes d ’ organisations bureaucratisées peuvent effectivement être des obstacles, et des ouvriers non-organisés peuvent connaître un niveau de conscience plus élevé que des gens qui restent prisonniers des organisations bureaucratisées. Il faut alors construire une nouvelle organisation. La IIe Internationale est morte, il faut construire la IIIe Internationale". Et Trotsky, après avoir décidé que les partis de la IIIe Internationale étaient devenus non-réformables, après la victoire d’Hitler, a trouvé des accents pratiquement identiques à ceux que Lénine a utilisé après 1914 et ceux que Rosa Luxembourg avait déjà utilisé dans les années 1905-1914 en Allemagne pour défendre la même thèse.

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