Roland Gori « L’idéologie du marché met en péril le vivre ensemble »

dimanche 8 avril 2012.
 

Pour le psychanalyste Roland Gori, initiateur de l’Appel des appels, « le capitalisme met en crise la fabrique de nos subjectivités et la manière de gouverner ».

Est-il abusif ou déplacé 
de relier les crimes 
de Toulouse aux discours 
de stigmatisation de certaines catégories de population 
et du choc des civilisations  ?

Roland Gori. Un événement, aussi horrible que celui de Toulouse, ne peut se rapporter mécaniquement à des causes sociales ou politiques. Ces tragédies apparaissent 
surtout reliées à la résurgence 
de mouvement religieux 
aux procédés sectaires  : lavage 
de cerveaux, anéantissement de soi, et reconstitution à partir d’idéaux religieux et idéologiques. Dans un état de désocialisation relatif à notre manière de «  vivre ensemble  » dans une société prise dans la religion du marché, ceux qui en sont exclus ou vivent aux marges, voire dans la délinquance, sont des proies faciles pour 
ces mouvements sectaires. Nous sommes dans une civilisation 
qui vit sous l’ombre portée 
de l’idéologie de la compétition. Quand cette manière de vivre, basée sur une morale extrêmement utilitaire, ne suffit plus, 
les individus ont soif d’autre chose. Si ce ne sont pas les idéaux républicains ou l’émancipation sociale et politique, cela peut devenir le cauchemar des 
religions et des intégrismes. Si 
un lien peut être fait, il est de cette nature  : c’est-à-dire que l’érosion des conditions matérielles 
et sociales de notre civilisation, l’homogénéisation de notre culture sous l’emprise du marché, met en péril le «  vivre ensemble  ».

On assiste à la réapparition de ce concept du vivre ensemble, ces jours derniers. Celui-ci est-il menacé  ?

Roland Gori. Vivre ensemble 
n’a jamais été facile. La déclaration de Philadelphie se proposait d’établir la paix entre les hommes par la justice sociale et l’accès 
de tous à la santé et à l’éducation. Le néolibéralisme a détricoté ces idéaux d’émancipation sociale 
et politique pour leur substituer les «  valeurs  » de compétition et de concurrence. Mais en même temps qu’elle prône la prise de risque 
et l’individualisme, le cynisme et la jouissance immédiate sans souci pour autrui, cette société est très répressive. Cela inclut de plus en plus de populations dites à risque à surveiller, tandis que les mailles du filet laissent parfois échapper les «  poissons  » les plus dangereux. Cela produit un sentiment d’insécurité qui fait les affaires, au final, des industries de la sécurité.

Au-delà du fait divers, chacun s’accorde à dresser le constat d’une société de plus en plus dure avec 
les démunis. Cela peut-il favoriser les replis communautaires  ?

Roland Gori. Ce que vous appelez le repli communautaire est le produit de l’effondrement de valeurs 
et d’idéaux partagés, autres que ceux de la religion du marché et de 
la société de consommation. Dans une société de l’extrême solitude, la multiplication des dispositifs sécuritaires et normatifs se révèle contre-productive, dans la mesure où ces dispositifs ne rétablissent pas la confiance nécessaire à la légitimité de l’autorité. On assiste alors à une recherche un peu désespérée du lieu où on pourrait partager avec d’autres des valeurs. On peut les chercher dans la communauté, ou au travers d’une langue régionale ou bien du récit d’une histoire partagée. Finalement, la culture du capitalisme financier met en crise à la fois la fabrique de nos subjectivités, et la manière de gouverner, qui privilégie le court terme et les effets d’annonce et ne prend plus en compte le besoin de sens et d’histoire que les individus éprouvent. Je regrette à ce propos qu’on ait abandonné, jusque dans la gauche, les termes de classes sociales au profit de ceux de pauvres et de riches.

Quels repères collectifs construire, au-delà des différences sociales, culturelles ou religieuses  ?

Roland Gori. Il faut réhabiliter 
les valeurs humanistes portées 
par l’éducation, le soin, la culture et les humanités dans la déclaration de Philadelphie de l’Organisation internationale du travail, 
de mai 1944. Il faut se soucier de la formation civique du citoyen et de son esprit critique, éviter de perdre un citoyen pour gagner un électeur. Nous vivons dans une forme dégénérée de démocratie qui opère par deux moyens  : la démocratie d’opinion et la démocratie d’expertise. La démocratie d’opinion, où le politique est évalué par les sondages, et qui consacre 
le règne de la communication 
sur la responsabilité. Il faut saluer au passage la campagne 
du Front de gauche qui résiste 
à cette tentation d’hypnose culturelle et de séduction médiatique. La démocratie d’expertise  : celle où les discours d’expertise confisquent l’engagement du citoyen et sa capacité de penser. Dans l’affaire de Toulouse, on peut être certain qu’elle va être prétexte à valider le discours sécuritaire de Nicolas Sarkozy, qui développe une vision fataliste selon laquelle tout jeune 
en déshérence serait un délinquant en puissance.

Entretien réalisé par S. C.


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