Libéralisme, fascisme et autres catégories floues (Denis Collin)

mardi 14 janvier 2020.
 

On tient couramment comme évidente l’opposition entre le libéralisme et le fascisme (sous ses différentes formes). Dans « libéralisme », il y a liberté et le fascisme est d’abord caractérisé par la suppression de la liberté dans toutes ses acceptions. Si l’on spécifie ce que l’on entend par libéralisme, les choses deviennent plus compliquées. Le libéralisme peut être le libéralisme politique classique, celui de Locke, Montesquieu, Tocqueville, Stuart Mill ou John Rawls. C’est une doctrine qui concilie la liberté du commerce et de l’entreprise avec l’existence de libertés égales pour tous et des dispositions qui enrayent la tendance « naturelle » du pouvoir à abuser du pouvoir. Ce libéralisme modéré est compatible avec le républicanisme et même avec certaines formes modérées de socialisme. Mais il existe un autre sens du terme « libéralisme » : le libéralisme qui considère qu’aucune entrave ou du moins les entraves les plus réduites à la libre entreprise et aux possibilités que chacun a d’exploiter tous ses atouts. Ce libéralisme est antiféodal. Il s’oppose à aussi bien aux vieilles corporations qu’aux syndicats ou aux mutuelles. C’est le libéralisme de la loi Le Chapelier (1791) ou celui de Sieyès deuxième version, celui du Directoire. Ce libéralisme qui croit aux vertus du marché tout-puissant pourrait encore s’appeler « libérisme » à la mode italienne ; on l’appelle aussi « néolibéralisme », terme douteux parce que ce néolibéralisme n’est pas très nouveau et même aussi vieux que le libéralisme lui-même. En tout cas, c’est ce libéralisme-là dont je parle par la suite, laissant de côté le sympathique « libéralisme politique » qui, hélas n’existe plus guère.

Les libéraux (libéristes) sont rarement égalitaristes. Ils sont plutôt favorables à la domination de la « race des seigneurs ». La Controstoria del liberalismo de Domenico Losurdo donnait à ce sujet des indications importantes[1]. Losurdo rappelle comment les plus libéraux des politiciens américains du XIXe siècle ont souvent été des défenseurs intransigeants de l’esclavage. Les libéraux sont des partisans du « darwinisme social », c’est-à-dire de l’idée que la meilleure société est celle qui n’entrave pas la loi naturelle de la « sélection des plus aptes » et considèrent que tous les obstacles doivent être levés qui empêcheraient que la force des forts puisse se déployer pleinement.

Il y a, ici, un fond commun avec les bases idéologiques du fascisme et du nazisme. Évidemment fascistes et libéraux ne peuvent être confondus et parfois ils ont été des ennemis acharnés. Quand Mussolini proclamait la prééminence absolue de l’État dans tous les domaines, il ne pouvait obtenir l’assentiment des libéraux. Mais les libéraux peuvent parfaitement être racistes : Ford et Lindbergh étaient de bons nazis et Steve Bannon est un suprématiste blanc. Bolsonaro donne un exemple de ce mixte d’idéologie fascisante et d’ultra-libéralisme économique. Macron en est un autre exemple : le verticalisme, la supériorité affirmée des experts sur le suffrage populaire et les corps représentatifs de la société civile sont des traits communs aux libéraux (du genre Macron) et aux fascistes. La racine commune est facile à deviner : la compétition (« que le meilleur gagne »), tel est le seul moyen d’organiser la sélection naturelle des élites. Quand le directeur du CNRS (qui s’appelle maintenant « président-directeur-général ») présente comme inégalitaire et darwinienne la réforme qu’il propose pour son organisme, on est en plein dans cette idéologie libérale autoritaire qui perfuse un peu partout à partir des sommets du capital financier. L’idée que la lutte de chacun contre chacun est un moyen naturel pour améliorer l’homme et lui permettre de s’affirmer, est une vieille idée… éternellement remise au goût du jour selon des modalités différentes mais qui renvoient toute à un substrat biologique ou biologisant.

En effet, ce qui permet de rapprocher libéralisme et fascisme, c’est l’importance donnée à la biologie et à la technoscience comme moyen de façonner l’homme autant que l’organisation sociale. Cette confiance dans la science et la technique (dans la technoscience) entre en résonnance avec la dynamique propre au mode de production capitaliste. La technoscience est un facteur majeur dans l’augmentation de la productivité du travail et l’adoration des machines est une des figures obligées de la propagande fasciste, libérale ou stalinienne. Loin de libérer l’homme, la machine doit contribuer à la rationalisation de l’organisation de la production en faisant des humains des prolongements de la machines. Cette vision de la technoscience correspond complètement au « verticalisme » propre aux idéologies modernes. Elle accompagne toutes les recherches visant à l’augmentation de la productivité du corps humain – généralement testées sur le terrain du sport.

De ce point de vue, les spécialistes du posthumanisme, de l’homme augmenté, les maniaques de la PMA, de la GPA s’inscrivent eux aussi dans cette mouvance qui vise à défaire la société (« il n’y a pas de société », disait Mrs Thatcher) et à instaurer la « lutte pour la vie » entre les hommes. La « conception bouchère » de l’humanité, dénoncée par Pierre Legendre, triomphe.[2]

Retenons que, si on ne peut ni ne doit confondre libéralisme et fascisme et encore moins utiliser le qualificatif de « fasciste » à toutes les sauces, les glissements de l’un à l’autre sont assez nombreux et peuvent permettre de comprendre un certain nombre d’évolutions du dernier siècle. Nous manquons certainement d’une analyse complète des formes nouvelles de domination et d’oppression. Le nazisme et le fascisme à l’ancienne étaient, pour le grand capital, des moyens coûteux face au danger à court du communisme. Aujourd’hui, le communisme ne semble plus très menaçant. Mais l’évolution même du mode de production capitaliste exige cependant un renforcement de la domination, des moyens de contrôle et de procédures visant à l’obéissance totale. La société industrielle technicienne, analysée par Marcuse dans L’homme unidimensionnel, est potentiellement une société totalitaire, bien que sous des formes plus « douces » que les sociétés totalitaires du XXe siècle. Il est possible que les catégories politiques héritées du XXe siècle soient par là-même devenues totalement inapplicables à notre présent. Voilà un champ de réflexion philosophique et politique qui est ouvert et qui attend qu’on y veuille bien travailler.

Denis Collin – le 15 décembre 2019


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