Think tanks, des experts en idéologie du capitalisme "libéral"

vendredi 9 août 2013.
 

1) Les Think tanks Une véritable sous-traitance de la pensée politique  ?

En grande partie financées par les patrons du CAC 40, ces « boîtes à idées » importées des États-Unis sont devenues des laboratoires de la pensée unique qui aseptisent le débat politique et occultent la pensée critique.

« Ah, la France a besoin de ce type de débats de grande qualité  ! », lâche un universitaire qui a convié ses élèves à boire les paroles des intervenants du Troisième Forum des think tanks, grand-messe annuelle censée permettre de croiser les recherches de chacune des vingt structures présentes et alimenter le débat politique. Au menu du matin  : « Comment atteindre le bon équilibre budgétaire  ? » Devant un amphithéâtre de la Sorbonne bondé, Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), Pierre-Mathieu Duhamel, ancien directeur du budget au ministère de l’Économie pour 
l’Institut Montaigne, et Michel Rousseau de la Fondation Concorde, se relayent pour dire tout le mal qu’ils pensent de « l’excès de dépenses publiques ». Pas un contradicteur à la tribune pour leur rappeler que l’effondrement du système financier a été évité par une intervention publique d’une ampleur inédite, dont les peuples paient la facture aujourd’hui. Qu’importe, puisqu’ils assument le job  : créer du consensus politique qui corresponde aux besoins des multinationales qui les financent. Et rien ne leur échappe  : emploi, retraites, santé, université…

La règle d’or  ? Elle est née à la Fondapol. La primaire socialiste  ? Une idée sortie du bureau de Terra nova, proche du PS. Le « coût du travail »  ? Un marronnier de l’Institut Montaigne. Ces think tanks (soit des « réservoirs d’idées »), se donnent pour objectif « d’éclairer la décision publique », de livrer clé en main des propositions aux partis politiques. Contrairement aux fondations « classiques », qui assument une vocation scientifique, ces « boîtes à idées » directement importées des États-Unis, se sont imposées dans le débat public grâce à l’omniprésence médiatique de leurs « experts » interchangeables, au point d’influencer directement 
les programmes des partis politiques, voire même rédiger à leur place 
le contenu des lois.

En 2010, une cinquantaine des propositions avancées par la Fondation Montaigne a fait l’objet d’un débat au Parlement, vingt-cinq d’un projet de loi. Un constat qui fait froid dans le dos quand on connaît les desseins de cette structure dirigée par l’ancien patron d’Axa, Claude Bébéar. «  Le débat public étant souvent le monopole des partis politiques et de l’administration, nous voulons donner la parole à des acteurs de la société civile venus de divers horizons et qui cherchent à s’affranchir des schémas de pensée préexistants  », explique celui dont l’objectif serait «  d’influencer utilement le débat public en apportant des idées pragmatiques et originales  ». Alors, qui sont ces acteurs de la société civile aux idées originales de cet Institut qui bénéficie du plus gros budget, près de 3 millions d’euros, financés par des dizaines de grandes entreprises comme Areva, SFR, Vinci ou Total  ? On a beau chercher, nul syndicaliste ou militant associatif n’apparaît sur l’organigramme de l’Institut Montaigne, où fourmillent banquiers, chefs d’entreprise, avocats et autres consultants. Car les grands patrons ont bien compris l’utilité de ces think tanks, nouveaux nerfs de la lutte idéologique, qu’ils financent allègrement comme un investissement pour l’avenir, Quitte à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, GDF Suez ou EDF finançant des fondations de droite et de gauche.

Pour asseoir leur caution scientifique, ces think tanks brassent une armée d’«  experts  » consacrés, avec leurs animateurs vedettes, dont la parole doit faire autorité dans le débat public, dégainant à chacun de leurs passages télé une marée de rapports et de sondages. «  Ces pseudos experts ont horreur de tout ce qui ressemble à de la réflexion critique  », explique Louis Pinto, qui leur a consacré un essai, le Café du commerce des penseurs. À propos de la doxa intellectuelle. Citant l’exemple des rapports Minc ou Attali, le sociologue démontre comment toutes ces études prennent appui sur «  le même logiciel idéologique  », usent du même champ conceptuel pour imposer la vulgate néolibérale et sa valorisation des «  réformes  ». En tête de liste  : la transformation des systèmes de protection sociale et des services publics sur le modèle de gestion du privé. «  Le refus des extrêmes  » est un autre marronnier prisé par ces think tanks, qui consiste à renvoyer dos à dos positions réactionnaires et révolutionnaires pour mieux valoriser «  une troisième voie  ». Pour Louis Pinto, la révolution conservatrice qui s’est opérée dans cette région du champ intellectuel s’est traduite par 
«  la conversion de la gauche aux 
présupposés de la pensée néolibérale  » et a renforcé le bipartisme.

«  Les partis politiques ont le nez dans le guidon et ont du mal à produire des idées nouvelles  », répète-
t-on dans les think tanks. Ces derniers seraient même devenus «  les amphétamines intellectuelles de nos décideurs politiques  », selon Stephen Boucher et Martine Royo, qui leur ont consacré un livre (1). Pour les auteurs, les think tanks serviraient à pallier l’impuissance et l’incapacité des politiques à imaginer des nouvelles solutions face à la crise économique et financière. Autrement dit, leur toute-puissance aurait accompagné «  la délocalisation du cerveau politique  ». Et offert aux patrons du CAC 40 un nouveau moyen de court-circuiter les démocraties et de «  gouverner les gouvernements  ».

(1) Les Think tanks. Cerveaux de la guerre 
des idées, par Stephen Boucher 
et Martine Royo, éditions Le félin, 2012, 
176 pages, 16,90 euros.

Maud Vergnol

4) Médias et experts : Quand l’information fait 
la courte échelle au libéralisme

L’essor des think tanks correspond 
à la multiplication 
des chaînes d’info 
en continu. 
Elles ont besoin de meubler leurs plateaux ? Les think tanks ont justement besoin de visibilité pour assurer 
la promotion gratuite de leurs idées.

Ce sont les enfants de la TNT. L’essor des chaînes d’information en continu correspond au début de l’âge d’or, à l’orée des années 2000, des think tanks, de plus en plus prisés à l’ère de l’information 24 heures sur 24. BFMTV, i-Télé, LCI et consorts ont besoin de remplir leurs plages horaires à bon compte. Ce fut donc l’ère du talk-show, bien moins cher que toute autre production. Un plateau, des invités qui viennent gratuitement, et c’est parti pour une heure de débat où chacun y trouve son compte  : pas d’expert sans visibilité médiatique, pas de débat sans son expert… Plus les sujets abordés sont complexes, plus l’expert, en schématisant, se rend utile en remâchant une synthèse guère révolutionnaire. Un exemple  ? La réduction des dépenses publiques  : une évidence indiscutable. Tandis que de faux clivages sont suscités – sinon, pas de débat –, rares sont les journalistes à pouvoir porter la contradiction, voire la simple vérification. Splendeur de la pensée technocratique et misère du journalisme.

Puisque la plupart s’inscrivent dans une doxa libérale, employons leur vocabulaire  : quatre poids lourds se partagent le gros du marché. Sur le versant libéral assumé, euphémisme pour ne pas dire « à droite », bien qu’ils se défendent de toute attache partisane, l’Institut Montaigne et la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol). Plus discrète, quoiqu’assez bien dotée financièrement, la Fondation Concorde, orientée vers les questions économiques. Sur l’autre versant, Terra Nova (voir l’Humanité de mercredi 2 janvier) et, dans une moindre mesure, la Fondation Jean-Jaurès, adossée au PS. Roger Lenglet et Olivier Vilain, auteurs d’Un pouvoir sous influence, ont mesuré le nombre de fois où les think tanks sont cités publiquement par les parlementaires et dans les médias. À ce jeu, les plus influents en France seraient Terra Nova, l’Institut Montaigne et l’Association française des entreprises privées (Afep).

Michel Rousseau, président de la Fondation Concorde (parrainée par Jérôme Monod, conseiller politique de Jacques Chirac, lui-même à l’origine de Fondapol), l’admet volontiers  : le but est de «  ramener les décideurs autour de nos idées  ». Il se targue, avec les économistes libéraux de la fondation, d’avoir poussé le thème de la réindustrialisation dans la campagne présidentielle, en rassemblant, dès mars 2011, pour une journée d’étude à l’Assemblée nationale, «  aussi bien Jean-François Copé que François Hollande  », Louis Gallois ou Anne Lauvergeon. Si Michel Rousseau prend acte du nouveau pouvoir en place et du renouvellement des générations qui va s’opérer, il n’entend pas en être écarté, et compte pêcher dans les cabinets ministériels de futurs experts. Non pour intégrer une nouvelle pensée socialiste, mais… pour faire perdurer les idées de Concorde. L’objectif n’est ni plus ni moins que de «  remplacer les idéologies d’ici dix ou quinze ans  ».

Et quoi de mieux que les médias dominants comme vecteur de diffusion  ? Le documentaire de Gilles Balbastre, les Nouveaux Chiens de garde, a listé scrupuleusement ces économistes qui disposent d’un rond de serviette attitré. «  Nous avons, dit-il, décompté que des économistes hétérodoxes comme Frédéric Lordon ou Jean Gadrey sont invités vingt à trente fois moins sur les plateaux en une année que des personnalités libérales comme Alain Minc, Michel Godet, Jean-Hervé Lorenzi, Élie Cohen ou encore Daniel Cohen… Ces experts-là sont directement employés par les puissances financières, conseillers ou administrateurs. Savoir cela balaie la légitimité de leurs expertises.  »

Et ils ne squattent pas seulement les plateaux télé  : entre septembre 2010 et juin 2011, Jean-Hervé Lorenzi, l’une des têtes de Turc du documentaire, a eu à peu près une invitation tous les trois mois dans le Carrefour de l’économie sur France Inter. «  Entre 1998 et 2011, la fréquence des articles du Monde renvoyant à des think tanks a été multipliée par 15  », relèvent encore Lenglet et Vilain dans leur livre. Ajoutons une distorsion supplémentaire, «  80 % des experts utilisés par les médias français sont des hommes  », selon le rapport 2011 de la commission sur l’image des femmes dans les médias.

Le libéral Institut Montaigne de Claude Bébéar a même coproduit la diffusion sur la chaîne publique LCP de «  débats de campagne  » où, des clubs libéraux aux multinationales, l’entre-soi domine (excepté la présence de Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO, opposé au PDG d’Atos, l’ancien ministre Thierry Breton).

40 % environ du financement des think tanks libéraux est issu de banques ou compagnies d’assurances, le reste provenant d’entreprises ayant largement profité de la mondialisation. On n’en discutera donc guère ses ravages. Entre les grands médias et les réservoirs d’experts, c’est donc audience contre influence. Le schéma voulant qu’experts issus des think tanks et médias se fassent la courte échelle a toutefois une faille  : la crédibilité des seconds, en perte de vitesse. La résistance du public a ainsi pu se mesurer en 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, que le non des Français a rejeté à 54,5 % quand la plupart des grands médias vantaient, à grand renfort de voix «  autorisées  », le oui.

Lionel Venturini, L’Humanité


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