Programme socialiste La Société future 4 : L’importance économique de l’État

vendredi 22 février 2008.
 

Les communautés isolées ont déjà eu à accomplir des tâches économiques. Cela va de soi dans les communautés communistes primitives que nous rencontrons au seuil de l’histoire des nations. Quand se développeront l’exploitation individuelle de la petite industrie, la propriété des moyens de production et la production marchande, il n’en subsistera pas moins toute une série de fonctions sociales : les remplir dépassait les forces de la petite industrie, ou bien encore elles étaient trop importantes pour qu’on les abandonnât à l’arbitraire des individus. A côté des soins à donner à la jeunesse, aux pauvres, aux vieillards et aux malades, (institutions d’éducation, de secours aux pauvres et aux malades), la réglementation, le développement du com­merce (construction de routes, frappe de monnaies, police des marchés), la réglemen­tation et la sécurité de bases générales et importantes de la production (police des eaux et forêts), incombaient à la communauté. Dans la société médiévale, c’étaient en effet les « marks » et les différentes communautés rurales ou urbaines qui en dépendent auxquelles ces obligations revenaient. L’État au moyen âge ne se préoccupait nullement de ces questions.

Il n’en fut plus de même quand cet État devint un État moderne, un État militaire et bureaucratique, l’instrument de la classe capitaliste qui vint se placer à côté de la noblesse foncière au nombre des classes dominantes, disputant le pouvoir à cette dernière le partageant avec elle ou l’évinçant complètement de sa situation prédo­minante. Comme tout État, l’État moderne est lui aussi un instrument de la domination de classe. Mais il ne pouvait remplir son rôle et satisfaire aux exigences de la classe capitaliste sans dissoudre ou assujettir les organisations économiques qu’il trouvait et qui formaient les soutiens du régime pré-capitaliste. Mais pour cette raison même, il lui fallait se charger de quantité de fonctions qu’elles remplissaient.

Là même où l’État laissa subsister les organisations médiévales, elles ne tardèrent pas à se montrer en décadence et à se montrer de plus en plus incapables de remplir toutes les fonctions. A mesure que le mode de production capitaliste se développait, celles-ci prenaient une extension de plus en plus grande. Au sein de l’État, elles ont dépassé et dépassent encore les organisations isolées, si bien que celui-ci est finalement contraint de se charger même des fonctions qui lui tiennent peu au cœur. Ainsi la prise à sa charge des institutions d’enseignement et de bienfaisance est devenue une nécessité absolue à laquelle il s’est déjà soumis en partie. La frappe de la monnaie lui est échue tout d’abord, la protection des forêts, les règlements concernant les eaux, la construction des routes relèvent de plus en plus de lui.

Il y eut une époque où, dans sa confiance, la classe capitaliste crut pouvoir se passer de l’action économique de l’État. Il devait se borner à assurer la sécurité à l’intérieur et à l’extérieur, maintenir en respect les prolétaires et les concurrents étrangers, mais confier toute la vie économique aux mains des capitalistes. Ceux-ci avaient de bonnes raisons de le souhaiter. Quelle que fût leur puissance, le pouvoir ne s’était pas toujours montré aussi serviable qu’ils le demandaient. Il avait été de même momentanément accaparé par d’autres fractions des classes dominantes, par la noblesse foncière par exemple. Et dans les pays mêmes où l’autorité publique s’était montrée bienveillante à l’égard de la classe capitaliste, les fonctionnaires publics, qui n’entendaient absolument rien aux affaires, s’étaient révélés sous l’aspect d’amis parfaitement incommodes, aussi lourds, aussi maladroits que l’ours qui, voulant chasser une mouche du front de l’ermite, son ami, lui fendit le crâne.

C’est précisément au moment où le mouvement socialiste commençait à se déve­lopper que cette tendance hostile à l’intervention de l’État dans la vie économique prévalait, d’abord en Angleterre où elle prit le nom d’école de Manchester qu’on lui donna également en Allemagne. Les doctrines manchestériennes étaient les premières armes spirituelles que la classe capitaliste dirigeait contre le mouvement socialiste, en Angleterre et en Allemagne.

Il n’est donc pas étonnant que parmi les ouvriers socialistes l’opinion s’implanta souvent que les concepts de manchestérien et de capitaliste ou ami des capitalistes d’un côté, et d’intervention de l’Etat dans les conditions économiques et de socialisme de l’autre, étaient équivalents. ; il n’est pas étonnant non plus qu’ils aient cru que vaincre le manchestérianisme c’était triompher du capitalisme. Il n’en est rien. Le manchestérianisme n’a jamais été qu’une simple doctrine, une théorie, que la classe capitaliste dirige contre les ouvriers et à l’occasion contre les gouvernements ; mais elle s’est toujours soigneusement gardée de l’appliquer logiquement. Actuellement la doctrine de l’école de Manchester a déjà perdu presque toute son influence sur la classe capitaliste.

Celle-ci n’a pas seulement perdu cette confiance en elle-même qui était la condition préalable du manchestérianisme, elle s’est de plus convaincue que l’évo­lution politique et économique rendait inévitable la mise à la charge de l’État de certains devoirs sociaux.

Ces devoirs deviennent chaque jour plus considérables. Non seulement les fonctions dont l’État s’est chargé après les avoir retirées aux organisations dont nous avons parlé prennent une importance de plus en plus grande, qu’on se rappelle seulement la construction des canaux modernes et la réglementation fluviale, mais encore le mode de production capitaliste donne naissance à des fonctions que ne soupçonnaient pas les institutions sociales du moyen âge et qui le forcent à intervenir profondément dans la vie économique.

Si au cours des siècles passés, les hommes d’État devaient être surtout des diplomates et des juristes, aujourd’hui ils doivent, ou du moins ils devraient être surtout des économistes. Dans les débats actuels, ce ne sont plus les traités et les privilèges, les documents authentiques et les précédents, mais les propositions de l’économie politique qui servent d’arguments décisifs. Souvenons nous de tout ce qui rentre aujourd’hui dans le domaine de la politique : politique financière, coloniale, douanière, politique des chemins de fer, politique sociale (protection ouvrière, assurance ouvrière, assistance, etc.)

Mais il y a plus. L’évolution économique entraîne l’État à réunir entre ses mains les exploitations de plus en plus nombreuses, soit dans l’intérêt de sa propre conservation, soit pour mieux remplir ses fonctions, soit enfin pour augmenter ses revenus.

Au moyen âge, le détenteur du pouvoir tirait la plus grande partie de sa puissance de son domaine ou du domaine public. Aux XVIe XVIIe XVIIIe siècles, on étendit souvent ce dernier en lui adjoignant des biens ecclésiastiques ou des biens de paysans. D’un autre côté, le manque d’argent auquel les princes étaient en proie les amenait à vendre à des capitalistes des biens de la couronne. Mais, dans la plupart des pays, des restes considérables ont subsisté sous la forme des domaines publics et des mines domaniales. Le développement du militarisme y fit joindre des arsenaux et des chantiers pour les constructions navales, le développement des communications, – les postes, les chemins de fer, les télégraphes.

À l’origine du mode de production capitaliste, quand les besoins d’argent des princes étaient considérable – et leurs ressources peu importantes, ils s’appliquèrent à se ménager la production de certaines marchandises et à se procurer des profits par la constitution de monopoles d’État. Mais les fonctionnaires se montrèrent peu propres à diriger avec profit les entreprises de production marchande. Le développement pris par les impôts fît connaître des sources plus abondantes de revenus. Puis les doctrines manchestériennes, que les hommes d’État bourgeois s’assimilèrent, vinrent à prévaloir. On considéra comme un péché de frustrer les capitalistes d’une occasion de profit. Aussi, au cours de ce siècle, le régime des monopoles d’État n’a t il pas fait de progrès jusque dans ces derniers temps ; il a, au contraire, perdu du terrain.

Ce n’est que dans ces deux dernières dizaines d’années qu’il a repris quelque faveur. Les besoins financiers des États croissent rapidement, tandis que les masses populaires s’appauvrissent de plus en plus. L’augmentation des impôts devient de moins en moins fructueuse. D’autre part, le développement du mode de production capitaliste rend la personne du capitaliste de moins en moins indispensable. Il a donné naissance à une armée d’employés qui ont pris à leur charge les fonctions de capitaliste et les remplissent Dans la plupart des grandes entreprises capitalistes il a créé une organisation telle qu’elles pourraient devenir purement et simplement une propriété impersonnelle.

Les conditions préalables d’un monopole sont donc maintenant plus favorables qu’au siècle passé, et dans ce siècle même, qu’il y a quelques dizaines d’années. Étant donnés cette circonstance et les besoins financiers croissants de l’État, il n’est pas étonnant que le monopole d’État reprenne de la faveur ; il l’a emporté dans bien des circonstances. Nous jouissons déjà des monopoles du tabac, du sel, de des allumettes et les projets de mise en régie d’autres industries ne manquent pas.

Alors que les fonctions économiques et la puissance économique de l’État prennent une extension de plus en plus grande, le mécanisme économique devient de plus en plus compliqué, de plus en plus délicat, et les entreprises capitalistes individuelles voient croître de plus en plus leur dépendance réciproque. Mais, en même temps, leur sensibilité et leur dépendance à l’égard des influences exercées par la grande entreprise de la classe capitaliste, l’État, grandissent également. Dans le mécanisme économique les perturbations, les désordres s’accroissent aussi, et la classe capitaliste s’en remet du soin d’y remédier au pouvoir économique actuellement le plus puissant, à l’État. Ainsi, même dans la société actuelle, l’État a de plus en plus la tâche d’intervenir dans l’organisation économique pour la réglementer et la régler. Les moyens dont il dispose dans ce but sont de plus en plus puissants. L’omnipotence économique de l’État qui pour les manchestériens est une utopie socialiste, se développe sous leurs yeux comme une des conséquences nécessaires du mode de production capitaliste.


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