Propriété privée et propriété coopérative (Kautsky, Programme socialiste, La société future 2)

mardi 5 février 2008.
 

En réalité, la question qui se pose n’est plus de savoir si la propriété privée des moyens de production doit être maintenue et comment elle doit l’être. Ce qui importe c’est ce qui devrait la remplacer, ou plutôt ce qui doit nécessairement la remplacer. Il ne s’agit pas ici, en effet, de fantaisies arbitraires, mais de quelque chose d’imposé en vertu d’une nécessité naturelle. La forme de propriété par laquelle nous remplacerons la propriété privée n’est pas laissée à notre libre appréciation. Nous ne sommes pas davantage libres de vouloir maintenir cette dernière ou la jeter par-dessus bord.

L’évolution économique qui pose cette question : par quoi sera remplacée la propriété privée des moyens de production ? nous fournit également les moyens de la résoudre. La nouvelle propriété sommeille déjà au sein de l’ancienne. Pour connaître cette nouvelle propriété, nous n’avons pas à nous tenir à nos inclinations et à nos désirs personnels, mais aux faits que nous avons sous les yeux et qui sont les mêmes pour tous.

Celui qui connaît les conditions de la production actuelle sait également quelle forme de propriété elles exigent dès que le mode de propriété existant est devenu impossible. Aussi prions nous nos lecteurs d’avoir toujours présent à l’esprit ce que nous leur avons dit du présent et du passé maintenant que nous allons nous occuper de l’avenir.

La propriété privée des moyens de production a, comme nous le savons, sa racine dans la petite industrie. La production industrielle rend nécessaire la propriété individuelle. La grande exploitation au contraire signifie la production coopérative , la production sociale . Dans la grande industrie, chaque ouvrier ne travaille pas pour lui, une grande masse de travailleurs, toute une société coopère pour créer un tout. Les moyens de production de la grande industrie moderne sont étendus et puissants. Il est impossible que chaque travailleur individuel possède lui-même ses moyens de production. La grande industrie dans l’état actuel de la technique ne permet que deux formes de propriété : la propriété privée exercée par un individu sur les moyens de production nécessaires à un groupement coopératif de travailleurs. C’est alors le mode de production capitaliste qui domine aujourd’hui, traînant à sa suite la misère et l’exploitation pour l’ouvrier, et une surabondance énorme pour le capitaliste. Il ne reste plus dès lors qu’une seule forme possible : la propriété commune exercée par tous les travailleurs sur la totalité des moyens de production Mais c’est alors le mode coopératif de production, c’est la suppression de l’exploitation des ouvriers qui deviennent les maîtres de leurs propres produits et auxquels revient dès lors la plus-value que le capitaliste s’appropriait jusque là.

L’évolution économique exige de plus en plus impérieusement la substitution de la propriété coopérative à la propriété privée des moyens de production .

Les démocrates socialistes ne sont pas seuls à être convaincus de la nécessité de la propriété coopérative. Cette conviction est également partagée par les anarchistes et les libéraux. Il est vrai que ceux-ci prétendent n’employer pour atteindre ce but que les moyens qui ne pourront jamais y conduire. Prôner aux ouvriers la fondation de grandes exploitations avec les gros sous qu’ils ont économisés, c’est les mystifier, ce n’est ni les conseiller ni les aider.

Cependant, pour le moment, nous n’avons pas à nous préoccuper des voies et moyens à employer. Nous traiterons ce sujet dans le chapitre suivant. Il s’agit actuel­le­ment de déterminer d’une façon plus complète la propriété coopérative.

Le plus simple est de déclarer que chaque exploitation capitaliste doit être transformée en coopérative. Les ouvriers qui y travaillent en seraient en même temps les propriétaires. Pour le reste, rien de changé. La production marchande continuerait à subsister. Chaque entreprise isolée serait complètement indépendante des autres et produirait pour le marché, pour la vente.

Se représenter un tel mode de production ne témoigne pas d’une trop grande fantaisie. Il est aussi semblable que possible au mode de production actuel. Il cons­titue l’idéal des anarchistes et des libéraux, Les uns et les autres ne se distinguent que par le moyen d’y atteindre. Les premiers veulent que dans une révolution générale les ouvriers s’emparent des diverses entreprises. Les derniers conseillent, comme nous l’avons vu, d’employer l’épargne pour arriver au but,

Voyons les conséquences que comporte cette solution.

Elle aboutit à transformer les ouvriers en entrepreneurs, non en capitalistes ; il n’y a plus de capitalistes en effet quand tous les ouvriers sont en possession de leurs moyens de production. Les travailleurs échappent ainsi aux inconvénients que l’exploitation capitaliste leur ménage. Mais les dangers qui menacent aujourd’hui l’entrepreneur individuel subsistent : la concurrence, la surproduction, les crises, la banqueroute n’ont nullement disparu. Les exploitations les mieux établies évinceront les autres du marché et finiront par les ruiner. Les entreprises isolées d’une même branche d’industrie peuvent se constituer en trust : l’évolution ne s’en trouvera pas modifiée. Nous n’avons pour le montrer qu’à renvoyer à nos développements du chapitre précédent.

De même qu’aujourd’hui des entreprises capitalistes se ruinent, de même des entreprises coopératives feront faillite. Les ouvriers perdront ainsi leurs moyens de production et reviendront des prolétaires obligés de vendre leur force de travail pour pouvoir continuer à vivre. Les travailleurs appartenant aux coopératives plus heureuses trouveront avantageux d’introduire des salariés au lieu de travailler eux-mêmes. Ils se changeront en exploiteurs, en capitalistes, et, au bout du compte, dans un certain temps l’ancien état de choses, l’ancien mode de production capitaliste se trouvera rétabli.

La production marchande et la propriété privée des moyens de production sont étroitement liées ensemble. La production marchande suppose la propriété privée, cette production rend vaine toutes les tentatives d’abolir cette dernière.

Sous le régime de la production marchande, la grande exploitation prend néces­sairement la forme capitaliste . La forme coopérative ne peut se produire que d’une façon imparfaite et isolée ; elle ne peut jamais devenir dominante.

Si l’on veut sérieusement substituer à la propriété capitaliste la propriété coopé­rative des moyens de production, il faut faire un pas de plus que les anarchistes et les libéraux, il faut aller jusqu’à la suppression de la production marchande .


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