8mars Journée internationale des femmes Texte d’August Bebel : La femme et le socialisme 4 Écoutons ce que disent de la femme et du mariage la Bible et le christianisme.

jeudi 8 mars 2007.
 

Déjà, dans l’histoire de la création, il est ordonné à la femme de se soumettre à l’homme. Les dix commandements de l’Ancien Testament ne s’adressent à proprement parler qu’à l’homme, car la femme est nommée dans le neuvième commandement en même temps que les valets et les animaux domestiques. La femme était bien une pièce de propriété que l’homme acquérait contre espèces ou en échange de services rendus. Appartenant à une secte qui s’imposait la continence la plus absolue, notamment dans les relations sexuelles, Jésus méprisait le mariage et s’écriait : « Il y a des hommes qui sont eunuques dès le sein de leurs mères ; il y en a d’autres qui sont faits eunuques par la main des hommes ; il y en a enfin qui se sont faits eunuques eux-mêmes en vue du royaume du ciel. » Au repas des noces de Cana, il répondait à sa mère qui implorait humblement son secours : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi » ?

Et Paul, que l’on peut, au plus haut degré, appeler le fondateur du christianisme autant que Jésus lui-même, Paul qui le premier donna à cette doctrine le caractère international et l’arracha aux limites étroites de l’esprit de secte des Juifs, disait : « le mariage est un état inférieur ; se marier est bien, ne pas se marier est mieux ». « Vivez de votre esprit et résistez aux désirs de la chair. La chair conspire contre l’esprit, et l’esprit conspire contre la chair ». « Ceux que le Christ a gagnés à lui ont mortifié leur chair avec ses passions et ses désirs ». Paul suivit lui-même ses préceptes et ne se maria pas. Cette haine de la chair, c’est la haine de la femme qui est présentée comme la corruptrice de l’homme. Voyez plutôt la scène du paradis terrestre qui a là sa signification profonde. C’est dans cet esprit que les Apôtres et les Pères de l’Église ont prêché, c’est dans cet esprit que l’Église a opéré pendant tout le moyen âge, en créant les couvents, c’est dans cet esprit qu’elle agit encore.

La femme, selon le christianisme, est l’impure, la corruptrice, qui a apporté le péché sur la terre et perdu l’homme. Aussi les Apôtres et les Pères de l’Église n’ont-ils jamais considéré le mariage que comme un mal nécessaire, de même qu’on le dit aujourd’hui de la prostitution. Tertullien s’écrie : « Femme, tu devrais t’en aller toujours dans le deuil et en guenilles, offrant aux regards tes yeux pleins de larmes de repentir, pour faire oublier que tu as perdu le genre humain. Femme, tu es la porte de l’enfer ! » Hieronyme dit : « Le mariage est toujours une faute ; tout ce que l’on peut faire, c’est de se le faire pardonner en le sanctifiant. » Voilà pourquoi on a fait du mariage un sacrement de l’Église. Origène trouvait que « le mariage est une chose impie et impure, l’instrument de la sensualité », et pour résister à la tentation, il s’émascula. « Il faut faire choix du célibat, dût le genre humain en périr », dit Tertullien. Et Augustin : « Ceux qui ne seront pas mariés brilleront au ciel comme des étoiles resplendissantes, tandis que leurs parents (ceux qui les auront engendrés) ressembleront aux astres obscurs. » Eusèbe et Hieronyme sont d’accord pour dire que la parole le la Bible : « Soyez féconds et multipliez » ne devait plus s’appliquer au temps ou ils vivaient et que les chrétiens n’avaient pas à s’en préoccuper. Il serait facile de produire encore des centaines de citations empruntées aux plus considéra­bles des hommes que l’on appelle des lumières de l’Église. Tous ont enseigné dans le même sens ; tous, par leurs prédications constantes, ont contribué à répandre ces idées monstrueuses sur les choses sexuelles et les relations de l’homme et de la femme, relations qui sont pourtant une loi de la nature dont l’application est un des devoirs les plus essentiels des fins humaines. La société actuelle souffre encore cruellement de ces doctrines et elle ne s’en guérit qu’avec lenteur.

Pierre dit aux femmes avec insistance : « femmes, soyez dociles à vos maris. » Paul écrit aux Éphésiens : « l’homme est le maître de la femme comme le Christ est le chef de l’Église » ; aux Corinthiens : « l’homme est l’image et la gloire de Dieu, et la femme est la gloire de l’homme. » D’après tout cela, le premier niais venu peut se croire au-dessus de la femme la plus distinguée, et, dans la pratique, il en est ainsi, même à présent.

Paul élève aussi contre l’éducation et l’instruction supérieure de la femme sa voix influente, car il dit : « il ne faut pas permettre à la femme d’acquérir de l’éducation ou de s’instruire ; qu’elle obéisse, qu’elle serve et se taise ».

Sans doute, ces doctrines n’étaient pas propres au seul christianisme. De même que celui-ci est un mélange de judaïsme et de philosophie grecque, qui de leur côté avaient leurs racines dans les anciennes civilisations de l’Égypte, de Babylone et de l’Inde, de même la position inférieure que le christianisme assignait à la femme était commune à tout l’ancien monde civilisé. Et cette infériorité s’est maintenue jusqu’aujourd’hui dans la civilisation arriérée de l’Orient plus forte encore que dans le christianisme. Ce qui a progressivement amélioré le sort de la femme dans ce qu’on est convenu d’appeler le monde chrétien, ce n’est pas le christianisme, mais bien les progrès que la civilisation a faits en Occident malgré lui.

Ce n’est donc pas la faute du christianisme si la situation de la femme est aujourd’hui supérieure à ce qu’elle était lorsqu’il naquit. Ce n’est qu’à contre-cœur et la main forcée qu’il a renoncé à sa véritable façon d’agir à l’endroit de la femme. Les fanatiques de la « mission libératrice du christianisme » sont d’un avis opposé sur ce point comme sur beaucoup d’autres. Ils affirment audacieusement que le christianisme a délivré la femme de sa basse condition primitive ; ils s’appuient surtout pour cela sur le culte de Marie, mère de Dieu, qui surgit postérieurement dans la religion nouvelle et qui devait être considéré par le sexe féminin comme un hommage à lui rendu. L’Église catholique, qui observe aujourd’hui encore ce culte, devrait hautement protester contre cette assertion. Les Saints et les Pères de l’Église - et nous pourrions facilement en citer bien d’autres, parmi lesquels les premiers et les plus illustres - se prononcent tous, sans exception, contre la femme. Le concile de Mâcon, que nous avons déjà cité, et qui, au VIème siècle, discuta sur la question de savoir si la femme avait une âme ou non, fournit un argument probant contre cette version de la bienveillance des doctrines du catholicisme pour la femme. L’introduction du célibat des prêtres par Grégoire VII [1], la furie des réformateurs, de Calvin en particulier, contre les « plaisirs de la chair », et avant tout la Bible elle-même dans ses mons­trueuses sentences l’hostilité contre la femme et le genre humain, nous démontrent le contraire.

En établissant le culte de Marie, l’Église catholique substituait, par un calcul adroit, le culte de sa propre déesse à celui des déesses païennes qui était en honneur chez tous les peuples sur lesquels le christianisme se répandit. Marie remplaça la Cybèle, la Mylitta, l’Aphrodite, la Vénus, etc.., des peuples du Sud, l’Edda, la Freya, etc., des peuples Germains ; seulement on en fit un idéal de spiritualisme chrétien.

Les peuplades primitives, physiquement saines, barbares il est vrai, mais non encore dépravées, qui, dans les premiers siècles de notre ère, se précipitèrent de l’Est et du Nord comme les flots immenses de l’Océan, et envahirent dans son sommeil l’empire universel des Romains où le christianisme s’était peu à peu imposé en maître, résistèrent de toutes leurs forces aux doctrines ascétiques des prédicateurs chrétiens ; ceux-ci durent, bon gré mal gré, compter avec ces saintes natures. Les Romains virent avec étonnement que les mœurs de ces peuplades étaient absolument différentes des leurs. Tacite rendit hommage à ce fait en s’exprimant ainsi sur le compte des Germains : « Les mariages sont chastes et nulle partie des mœurs germaines ne mérite plus d’éloges. Presque les seuls d’entre les barbares, ils se contentent d’une seule femme Les adultères sont très rares dans une nation si nombreuse. La peine est immédiate et c’est au mari qu’il appartient de l’infliger. Les cheveux coupés, nue, en présence des proches, la coupable est chassée de la maison par son mari qui la conduit à coups de fouet à travers la bourgade. Il n’y a point de pardon pour la pudeur qui s’est prostituée. Ni la beauté, ni l’âge, ni les richesses, ne font trouver un autre époux à la femme adultère. Nul, ici, ne rit des vices, et corrompre et être corrompu ne s’appelle pas vivre selon le siècle. Les jeunes gens aiment tard ; de là une puberté inépuisable. Les filles ne sont pas mariées hâtivement ; égaux en jeunesse, en taille, en vigueur, la famille qui naît de tels époux hérite de leurs forces. »

Il ne faut pas perdre de vue que Tacite, pour offrir un modèle aux Romains, a peint un peu en rose les mœurs conjugales des anciens Germains, ou bien qu’il ne les connaissait pas suffisamment. S’il est vrai que la femme adultère était sévèrement punie, il n’en était pas de même pour l’homme qui avait commis le même crime. La femme germaine était soumise au pouvoir absolu de l’homme ; celui-ci était son maître ; elle pourvoyait aux travaux les plus pénibles et prenait soin du ménage tandis que lui se livrait à la guerre et à la chasse, ou, étendu sur sa peau d’ours, s’adonnait au jeu et à la boisson, ou bien encore passait ses journées en rêveries.

Chez les anciens Germains comme chez tous les autres peuples, la famille patriar­cale fut la première forme de la société. Elle donna naissance à la commune, à l’association par marche et par clan. Le chef suprême de la famille était aussi le chef-né de cette communauté, dont les membres masculins venaient après lui. Les femmes, les filles, les brus étaient exclues du conseil et du commandement.

Il arriva, il est vrai, qu’à la faveur de circonstances particulières, le commande­ment d’une tribu tomba entre les mains d’une femme - ce que Tacite relate avec grande horreur et force commentaires méprisants -, mais ce furent là des exceptions.

À l’origine, les femmes ne jouissaient pas du droit d’hérédité ; ce ne fut que plus tard qu’on le leur accorda en partie.

Tout Germain né libre avait droit à une portion de la propriété foncière collective, laquelle était divisée par lots entre les membres de la commune et de la marche, à l’exception des forêts, des pâturages et des eaux qui servaient à l’usage général. Dès que le jeune Germain se mariait, on lui assignait son lot foncier. Lui venait-il des enfants ? il avait encore droit à une autre pièce de terre. Il était aussi généralement établi que les jeunes mariés recevaient des allocations spéciales pour l’installation de leur ménage, par exemple une charretée de bois de hêtre et les madriers nécessaires à la construction de leur maison. Les voisins leur venaient de grand cœur en aide pour rentrer le bois, faire la charpente et fabriquer le mobilier du ménage et les instruments aratoires. Leur venait-il une fille, ils avaient droit à une charretée de bois ; l’enfant nouveau-né était-il au contraire un fils, ils en recevaient deux. On voit que le sexe féminin n’était estimé que la moitié de la valeur de l’autre.

Il n’existait qu’une façon de conclure le mariage. Il n’était question d’aucune pra­tique religieuse ; la déclaration du consentement mutuel suffisait, et le couple une fois entré dans le lit nuptial, le mariage était consommé. La coutume d’après laquelle, pour être valable, l’union nuptiale avait besoin d’un acte religieux, ne prit guère naissance qu’au IXème siècle et ne fut déclarée sacrement de l’église qu’au XVIème par le Concile de Trente. Aucun historien n’indique que cette forme primitive, si élémentaire du mariage, lequel n’était qu’un simple contrat privé entre deux personnes de sexe différent, ait eu un inconvénient quelconque pour la chose publique ou pour la « moralité. » Ce n’est pas dans la forme de l’union conjugale que se trouvait le danger pour la moralité, mais dans ce fait que l’homme libre, maître absolu de ses esclaves et de ses serfs, pouvait aussi abuser de son pouvoir sur la partie féminine de ceux-ci dans les rapports sexuels, et qu’il en restait impuni.

Sous forme d’esclavage et de servage, le seigneur foncier avait une autorité absolue sur ses esclaves, presque illimitée sur ses serfs. Il avait le droit de contraindre au mariage tout jeune homme dès sa dix-huitième année, et toute jeune fille dés sa quatorzième. Il pouvait imposer la femme à l’homme, l’homme à la femme. Le même droit lui appartenait en ce qui concernait les veufs et les veuves. Il détenait aussi ce qu’on appelait le « jus primae noctis », auquel il pouvait toutefois renoncer contre le payement d’une certaine taxe dont le nom seul révèle suffisamment la nature [2].

La multiplicité des mariages était donc de l’intérêt du seigneur, étant donné que les enfants qui en naissaient restaient vis-à-vis de lui dans le même état de sujétion que leurs parents, que par suite il disposait de plus de bras, et que sa richesse s’en augmentait. C’est pourquoi les seigneurs, tant spirituels que temporels, poussaient au mariage de leurs sujets. L’Église agissait d’autre manière lorsqu’elle avait en vue, en empêchant certains mariages, d’amener terres et gens en sa possession, par suite de legs. Mais cela ne visait que les hommes libres, et encore les plus humbles, ceux dont la situation devenait toujours plus intolérable, par suite de circonstances qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici, et qui, obéissant en foule aux suggestions et aux préjugés de la religion, abandonnaient leurs biens à l’Église et cherchaient un asile et la paix dernière les murailles du cloître. D’autres propriétaires fonciers encore, se trouvant trop faibles pour résister à la puissance des grands seigneurs féodaux, se mettaient sous la protection de l’Église moyennant le payement de certaines redevances ou l’obligation de rendre certains services. Mais nombre de leurs descendants eurent de la sorte le sort auquel leurs pères avaient voulu se soustraire ; ils tombèrent dans la dépendance et sous le servage de l’Église, ou bien on fit d’eux des prosélytes pour les couvents, afin de pouvoir empocher leur fortune.

Les cités, devenues florissantes au moyen âge, eurent, dans les premiers siècles de notre ère, un intérêt vital à encourager l’augmentation de leur population, en facilitant autant que possible l’établissement des étrangers et le mariage. Mais, avec le temps, cet état de choses se modifia. Dès que les villes eurent acquis quelque puissance, qu’elles eurent entre les mains un corps d’artisans connaissant à fond leur métier et organisés entre eux, l’esprit d’hostilité grandit contre les nouveaux arrivants, dans lesquels on ne voyait que des concurrents importuns. La puissance de la cité crois­sant, on multiplia les barrières élevées contre l’immigration. Les taxes élevées frappées sur l’établissement de domicile, les coûteuses épreuves de maîtrise, la limitation de chaque corps de métier à un certain nombre de maîtres et de compa­gnons, obligèrent des milliers d’hommes à vivre dans la dépendance, le célibat forcé et le vagabondage.

Mais lorsque la prospérité des villes décrût et que vint la décadence, on renforça encore, conformément aux idées étroites du temps, les obstacles apportés à l’immigration et à l’établissement du domicile. D’autres causes encore exerçaient une action également démoralisatrice.

La tyrannie des seigneurs fonciers prit graduellement une extension telle que beaucoup de leurs sujets préférèrent échanger la vie de chien qu’ils menaient contre celle des mendiants, des vagabonds et des brigands que l’étendue des forêts et le mauvais état des chemins favorisaient au plus haut degré. Ou bien ils se faisaient lansquenets, et allaient se vendre là où la solde était la plus forte et où le butin paraissait devoir être le plus riche. Il se constitua ainsi un innombrable prolétariat de gueux, hommes et femmes, qui devint un véritable fléau pour les campagnes. L’Église contribua honnêtement à la corruption générale. Déjà le célibat des prêtres était la principale cause qui provoquait les débauches sexuelles que les relations constantes avec Rome et l’Italie ne firent que favoriser.

Rome n’était pas seulement la capitale de la chrétienté et la résidence du Pape ; elle était aussi la nouvelle Babel, la grande école européenne de l’immoralité, dont le palais papal était le principal siège. L’empire romain avait, en tombant, légué a l’Europe chrétienne ses vices bien plus que ses vertus ; l’Italie cultiva surtout les premiers, que les allées et venues du clergé contribuaient principalement à répandre en Allemagne. L’innombrable foule des prêtres était en majeure partie composée d’hommes vigoureux dont une vie de paresse et de luxe portait à l’extrême les besoins sexuels que le célibat obligatoire les forçait à satisfaire dans le plaisir solitaire ou dans des pratiques contre nature ; cela porta le dérèglement dans toutes les classes de la société et devint un danger contagieux pour le moral du sexe féminin, dans les villes comme dans les campagnes. Les couvents de moines et de nonnes ne se diffé­renciaient guère des maisons publiques qu’en ce que la vie y était plus effrénée encore et plus licencieuse, et que les nombreux crimes, notamment les infanticides, qui s’y commettaient, pouvaient se dissimuler d’autant mieux que ceux-là même qui seuls avaient à y exercer la justice étaient les meneurs de cette corruption. Les habitants des campagnes cherchaient à garantir leurs femmes et leurs filles de la subornation du clergé en refusant d’admettre commue « pasteur des âmes » tout prêtre qui ne s’engageait pas à prendre une concubine. Cet usage fournit à un évêque de Constance l’occasion de frapper les curés de son diocèse d’un impôt sur le concubinage. Ainsi s’explique ce fait que, par exemple, dans ce moyen âge représenté comme si pieux et si moral par des romantiques à courte vue, il n’y eut pas moins de 1.500 filles de joie qui parurent, en 1414, au concile de Constance.

La situation des femmes, à cette époque, devint d’autant plus déplorable qu’à tous les obstacles qui rendaient déjà si difficiles leur mariage et leur établissement vint s’ajouter encore que leur nombre dépassa sensiblement celui des hommes. Ce phénomène eut pour principales causes le grand nombre des guerres et des combats, le danger des voyages commerciaux, l’augmentation de la mortalité des hommes par suite de leurs dérèglements et de leur intempérance. Le genre de vie qu’ils menaient ne fit qu’accroître la proportion de cette mortalité au milieu des nombreuses maladies pestilentielles qui sévirent pendant tout le moyen âge. C’est ainsi que, de 1326 à 1400, on compta 32 années d’épidémie, de 1400 à 1500, 41, de 1500 à 1600, trente [3].

Des bandes de femmes, saltimbanques, chanteuses, musiciennes, couraient les grands chemins, en compagnie d’étudiants et de clercs vagabonds, envahissant les foires, les marchés et tous autres lieux où il y avait fêtes et grand concours de peuple. Dans les armées de mercenaires, elles formaient des escouades spéciales, ayant leur propre prévôt. Selon leur beauté et leur âge, conformément aux idées corporatives du temps, on les attribuait à l’un des différents services de l’armée, en dehors duquel elles ne pouvaient, sous peine de châtiments sévères, se livrer à personne. Dans les camps, elles avaient, de concert avec les soldats du train, à faire le fourrage, la paille et les provisions de bois, à combler les fossés, les mares et les trous, à veiller à la propreté du campement. Dans les sièges, elles avaient pour mission de combler les fossés de la place avec des fagots, des fascines et des pièces de bois pour faciliter l’assaut ; elles devaient aider à mettre en position les pièces d’artillerie ou à dégager celles-ci quand elles restaient embourbées dans les chemins défoncés.

Pour venir en aide à la misère des nombreuses femmes laissées sans ressources, on créa dans beaucoup de villes des hôtels-Dieu placés sous l’administration muni­cipale. Les femmes y étaient défrayées, et tenues de mener une vie régulière. Mais ni le grand nombre de ces institutions, ni celui des couvents de femmes, ne permettaient de recueillir toutes celles qui demandaient du secours.

Comme, d’après les idées du moyen âge, aucune profession, si méprisable fût-elle, ne pouvait s’exercer sans réglementation spéciale, la prostitution reçut, elle aussi, une organisation corporative. Il y eut, dans toutes les villes, des maisons de femmes qui relevaient fiscalement soit de la cité, soit du seigneur, soit même de l’Église dans les caisses respectives desquels tombait leur revenu net. Les femmes qui peuplaient ces maisons élisaient elles-même une matrone qui avait le soin de la discipline et du bon ordre, et veillait avec zèle à ce que les concurrentes n’appartenant pas à la corporation ne vinssent gâter le métier. Prises en flagrant délit de raccrochage, celles-ci étaient punies et pourchassées avec fureur. Les maisons de femmes jouissaient d’une protec­tion particulière ; troubler la paix publique dans leur voisinage entraînait un châtiment d’une sévérité double. Les courtisanes réunies en corporation avaient aussi le droit de figurer dans les processions et dans les fêtes auxquelles les autres corporations prenaient surtout régulièrement part, et il arrivait fréquemment qu’elles étaient invitées à s’asseoir à la table des seigneurs et des magistrats.

Cela ne veut pas dire que, surtout dans les premiers temps, on ne poursuivit avec une extrême rigueur les filles de joie, sans toucher naturellement aux hommes qui les entretenaient de leur commerce et de leur argent. Que dire de Charlemagne qui édictait que la prostituée devait être traînée nue, à coups de fouet, sur le marché, alors que lui-même, l’empereur et roi « très chrétien », n’avait pas moins de six femmes à la fois !

Ces mêmes communes qui organisaient officiellement le service des bordels, les prenaient sous leur protection, et investissaient de privilèges de toutes sortes les prêtresses de Vénus, réservaient les châtiments les plus sévères et les plus barbares à la pauvre fille tombée et abandonnée. L’infanticide qui, de désespoir, tuait le fruit de ses entrailles, était, en règle générale, livrée à la mort la plus cruelle, tandis que pas un cri ne s’élevait contre le séducteur sans conscience. Il siégeait peut-être même parmi les juges qui prononçaient la peine de mort contre la pauvre victime. Et pareils cas se produisent aujourd’hui encore [4].

À Wurzbourg, au moyen âge, le tenancier d’une maison publique prêtait devant le Magistrat le serment d’être « fidèle et dévoué à la ville et de lui procurer des fem­mes. » Il en était de même à Nuremberg, à Ulm, à Leipzig, à Cologne, à Francfort et ailleurs. À Ulm, où les maisons publiques avaient été supprimées en l537, les corporations réclamèrent en I55l leur réouverture pour « éviter de plus grands désordres ». On mettait des filles de joie à la disposition des étrangers de distinction, aux frais de la ville. Lorsque le roi Ladislas entra à Vienne en 1452, le Magistrat envoya à sa rencontre une députation de filles publiques, qui, vêtues seulement de gaze légère, montraient les formes corporelles les plus harmonieuses. Lors de son entrée à Bruges, l’empereur Charles-Quint fut salué par une députation de filles entièrement nues. Des cas semblables se présentaient assez fréquemment à cette époque, sans soulever grand scandale.

Des romantiques fantaisistes et des gens de calcul adroit ont entrepris de nous présenter le moyen âge comme particulièrement « moral » et animé d’une réelle vénération pour la femme. C’est surtout le temps des trouvères en Allemagne, de la fin du XIIème jusqu’au XIVème siècle, qu’ils invoquent à l’appui de leur assertion. Le fameux « service d’amour » que les chevaleries française, italienne et allemande venaient d’apprendre à connaître chez les Maures en Espagne et en Sicile doit, parait-il, témoigner de la haute estime dans laquelle la femme était tenue à cette époque. Rappelons de suite, à ce propos, un fait. D’abord, la chevalerie ne constituait qu’une partie infime de la population, et par suite les « dames » étaient avant tout une minorité parmi les femmes ; ensuite une faible partie seulement de la chevalerie a pratiqué véritablement le service d’amour ; enfin la véritable nature de ce service d’amour a été fortement exagérée, est restée incomprise ou a été intentionnellement altérée. Le temps où fleurissait ce service d’amour fut aussi celui où la loi du plus fort sévit de la pire façon en Allemagne, où, tout au moins dans les campagnes, les liens de l’ordre étaient relâchés et où la chevalerie se livrait au brigandage, à la rapine et au rançonnement. Il saute aux yeux qu’une pareille époque, toute à la violence la plus brutale, n’était pas le celles où pouvaient prédominer dune façon particulière des sentiments de douceur et de poésie. Bien au contraire, elle contribua à détruire dans la mesure du possible le peu de respect dont jouissait encore le sexe féminin. La cheva­lerie, dans les campagnes aussi bien que dans les villes, se composait en majeure partie de rudes et frustes compagnons dont la principale passion, après se battre et boire outre mesure, était la satisfaction effrénée de leurs appétits sexuels. Toutes les chroniques du temps n’en finissent pas de raconter les viols et les attentats dont la noblesse se rendit coupable, dans les campagnes comme plus particulièrement encore dans les villes où, jusqu’au XIIIème et au XIVème siècle, elle avait exclusivement entre les mains l’administration municipale, sans que les malheureux si odieusement traités eussent le moyen de se faire rendre justice. Car, à la ville, les hobereaux occu­paient le banc des échevins et dans les campagnes on avait à compter avec le seigneur foncier, chevalier ou évêque, entre les mains de qui était la juridiction criminelle. Il est donc absolument impossible qu’avec de pareilles mœurs et de semblables habitudes, la chevalerie ait eu un respect particulier de ses propres femmes et filles et les ait choyées comme une sorte d’êtres supérieurs.

À quelque degré que fût pratiqué le service d’amour - et il ne devait l’être que par une petite minorité d’hommes, sincèrement enthousiastes de la beauté féminine - il arrivait fréquemment aussi qu’il comptait parmi ses adeptes des hommes qui, comme Ulrich de Lichtenstein, n’étaient pas maîtres de leurs sens et chez lesquels le mysticisme et l’ascétisme chrétiens, unis à la sensualité native ou inculquée, aboutis­saient à un genre tout particulier de célibat. D’autres, plus prosaïques, poursuivaient un but plus réel. Mais, en somme, le service d’amour fut la déification de l’amante aux dépens de la femme légitime, l’hétairisme tel qu’il est dépeint en Grèce au temps de Périclès transporté dans le monde chrétien. En réalité, la séduction mutuelle des femmes fut, dans la chevalerie du moyen age, un service d’amour largement pratiqué, et les mêmes façons de faire se renouvellent aujourd’hui dans certains cercles de notre bourgeoisie.


Notes

[1] Ce fut une décision contre laquelle le clergé séculier du diocèse de Mayence protesta notamment d’une façon catégorique : « Vous, évêques, ainsi que les abbés, vous avez de grandes richesses, des banquets de rois, de somptueux équipages de chasse ; nous, pauvres et simples clercs, nous n’avons que la consolation d’avoir une femme. La continence peut être une belle vertu, mais, en vérité, trop difficile et trop rude ! » (Yves Guyot « Études sur les doctrines sociales du christia­nisme », 2ème édition, Paris, 1881).

[2] L’existence de ce « droit » a été récemment contestée ; il n’aurait jamais été en vigueur. Elle me semble pourtant surabondamment prouvée. Que pareil droit n’ait jamais été écrit, et qu’il n’existât pas, dûment paragraphé, cela est certain ; il découla de la nature même de la servitude, sans avoir été couché sur parchemin. L’esclave plaisait-elle au maître ? Il s’en servait. Ne lui plaisait-elle pas ? Il ne s’en servait pas. En Hongrie, en Transylvanie, dans les principautés du Danube, il n’existe pas davantage de jus primae noctis écrit. Ecoutez pourtant ceux qui en connaissent le pays et les gens vous dire de quelle façon en usent les seigneurs fonciers avec la partie féminine du peuple. Il n’est pas possible de nier qu’une taxe était prélevée sous les noms que nous avons dits, et ces noms sont par eux-mêmes assez significatifs.

[3] Dr Karl Bücher : « La question des femmes au moyen age ». Tubingue.

[4] Léon Richer, dans « La Femme libre », cite ce cas d’une servante condamnée à Paris pour infan­ticide par le propre père de son enfant, un avocat pieux et considéré, qui faisait partie du jury. Bien plus, cet avocat était lui-même le meurtrier, et l’accusée absolument innocente, comme l’héroïque fille le déclara à la justice, mais après sa condamnation seulement.


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