La femme et le socialisme (2)

mardi 6 mars 2007.
 

Première partie : La femme dans le passé (introduction)

La femme et le travailleur ont tous deux de commun ceci que, de temps immé­morial, ils sont des opprimés. Malgré toutes les modifications que l’oppression a subies dans sa forme, elle ne s’en est pas moins maintenue en elle-même. La femme, ainsi que le travailleur, dans le long cours de l’histoire, ne sont que rarement arrivés à la conscience nette de leur servitude - et l’une, à la vérité, plus rarement même que l’autre parce quelle était placée plus bas encore que lui, parce qu’elle a été, parce qu’elle est encore considérée et traitée par le travailleur lui-même comme une inférieure. Un esclavage qui dure des centaines de générations finit par devenir une habitude. L’hérédité, l’éducation, le font apparaître aux deux parties intéressées com­me « naturel. » C’est ainsi que la femme en est arrivée à envisager son état d’infériorité comme chose allant si bien de soi, qu’il n’en coûte pas peu de peine de lui démontrer combien sa situation est indigne d’elle, et qu’elle doit viser à devenir dans la société un membre ayant les mêmes droits que l’homme, et son égal sous tous les rapports.

Si j’ai dit que la femme et le travailleur ont pour lot commun d’être, de temps immémorial, des opprimés, il me faut encore, en ce qui concerne la femme, accentuer cette déclaration. La femme est le premier être humain qui ait eu à éprouver la servitude. Elle a été esclave avant même que l’ « esclave » fût.

Toute oppression a pour point de départ la dépendance économique dans laquelle l’opprimé se trouve vis-à-vis de l’oppresseur. Jusqu’à ce jour la femme se trouve dans ce cas.

Aussi loin qu’il nous soit donné de remonter dans le passé de l’homme [1], nous trouvons la horde comme la première communauté humaine. La horde qui, semblable à un troupeau d’animaux, satisfaisait ses instincts sexuels sans aucun ordre, et sans se détacher par couple. Il est difficile d’admettre que, dans cet état primitif, les hommes aient été supérieurs aux femmes en force physique ou en capacités intellectuelles. Non seulement la vraisemblance, mais encore les observations que nous faisons sur les peuplades sauvages actuellement existantes, s’élèvent contre cette hypothèse. Non-seulement, chez tous les peuples sauvages, le poids et le volume du cerveau de l’homme et de la femme diffèrent bien moins que chez nos peuples civilisés moder­nes, mais encore les femmes ne le cèdent aux hommes que de très peu, sinon en rien, comme force corporelle. Il existe même, encore aujourd’hui, dans l’Afrique Centrale, quelques tribus où les femmes sont plus fortes que les hommes et où, en raison de ce fait, elles exercent le commandement [2]. C’est ainsi qu’il y a, actuellement, chez les Afghans, une peuplade où les femmes font la guerre, vont à la chasse, et où les hommes vaquent aux travaux domestiques. Le roi des Achantis, dans l’Afrique occi­dentale, et le roi de Dahomey dans l’Afrique centrale, ont des gardes du corps féminins, régiments exclusivement recrutés parmi les femmes, commandés par elles, qui se signalent, en avant des guerriers mâles, par leur bravoure et leur soif de carnage (« alors les femmes se changent en hyènes »).

Un autre phénomène qui ne peut s’expliquer que comme basé sur la pure supério­rité physique, c’est qu’il a dû y avoir dans l’antiquité, sur la mer Noire et en Asie, des États d’amazones, comme on les appelait, qui se composaient uniquement de femmes. Ils devaient encore exister on partie au temps d’Alexandre-le-Grand, puisque, d’après Diodore de Sicile, une reine d’amazones, Thalestris, vint trouver le conquérant dans son camp pour qu’il la rendit mère.

S’il y a effectivement eu de pareils États d’amazones, cela n’a pu être qu’à une condition, sans laquelle leur existence eût été compromise : l’éloignement rigoureux des hommes. Et c’est pour cela qu’elles cherchaient à atteindre le double but de la satisfaction de leurs instincts sexuels et de leur reproduction en s’unissant, à certains jours de l’année, aux hommes des États voisins.

Mais de pareilles situations reposent sur des conditions exceptionnelles, et le seul fait de leur disparition démontre leur manque de solidité.

Ce qui a créé la servitude de la femme dans les temps primitifs, ce qui l’a mainte­nue dans le cours des siècles, ce qui a conduit à une disproportion bien marquée des forces physiques et intellectuelles des deux sexes et aggravé l’état de sujétion de la femme, ce sont ses particularités en tant qu’être sexuel. La femme primitive, tout en suivant, au point vue de ses forces morales et physiques, un développement analogue à celui de l’homme, ne s’en trouvait pas moins en état d’infériorité vis-à-vis de celui-ci, lorsque les périodes de la grossesse, de l’accouchement, de l’éducation des enfants la soumettaient à l’appui, au secours, à la protection de l’homme. Dans les temps primitifs, où la force physique était seule estimée et où la lutte pour l’existence revêtit ses formes les plus cruelles et les plus sauvages, cette nécessité de protéger la femme à certaines époques conduisit à une foule de violences contre le sexe féminin, notamment au meurtre des filles nouveau-nées et au rapt des femmes adultes.

À l’époque où les hordes isolées, plus tard les clans, se trouvaient en pleine lutte pour l’existence ; à l’époque où l’élevage des bestiaux et l’agriculture étaient encore choses inconnues et où, par suite, les disettes n’étaient pas rares, la horde, le clan, devaient veiller à se débarrasser de tout rejeton qui nécessitait de grands soins, cons­tituait une gène dans la bataille ou dans la fuite, ou ne promettait pas grand avantage dans l’avenir. Les filles nouveau-nées, en première ligne, avaient ce caractère d’impedimentum ; on cherchait donc à s’en débarrasser autant que possible dès leur naissance. On n’en laissait vivre qu’un petit nombre, celles qui se distinguaient par leur vigueur particulière, et dont on avait absolument besoin pour la reproduction de l’espèce. Voilà l’explication très simple de l’usage qui persiste aujourd’hui encore, chez nombre de peuplades sauvages de l’Extrême-Asie et de l’Afrique, de tuer dès leur naissance la majeure partie des filles. C’est à tort que l’on a attribué une coutume analogue aux Chinois de nos jours.

Un sort semblable à celui des enfants du sexe féminin était réservé aux garçons qui dès leur naissance, paraissaient estropiés, contrefaits, et menaçaient par suite de ne devenir qu’une charge. On les tuait, eux aussi. Cet usage était en vigueur, on le sait, dans plusieurs États de la Grèce, par exemple à Sparte.

Un autre motif qui déterminait la mise à mort des filles nouveau-nées, c’est qu’en raison de leurs batailles incessantes, le chiffre des hommes composant la horde, le clan, se réduisait sans cesse considérablement, et que l’on voulait éviter la dispropor­tion numérique des sexes. De là vint aussi que l’on trouva bien plus commode de ravir les femmes que de les élever.

À l’origine, et pendant longtemps, on ne connut pas l’union durable entre tel homme et telle femme. Le croisement brutal (promiscuité) était la règle. Les femmes étaient la propriété de la horde, du clan ; elles n’avaient, vis-à-vis des hommes, ni le droit de choisir, ni celui de vouloir. On se servait d’elles comme de n’importe quel autre bien commun. Ce système d’unions toutes de caprice prouve clairement l’exis­tence du droit maternel (gynécocratie), qui se conserva assez longtemps chez nombre de peuplades. Il était en vigueur, d’après Strabon, chez les Lydiens et les Lokriens ; il s’est maintenu jusqu’à nos jours dans l’île de Java, chez les Hurons, les Iroquois et beaucoup de peuplades de l’Afrique Centrale. Par suite, les enfants étaient, en première ligne, la propriété de la mère, le changement continuel de mâle laissant le père inconnu. Comme Goethe le fait dire à Frédéric dans ses « Années de voyage », la paternité « n’est surtout qu’une question de confiance ». Le droit maternel s’est conservé dans les coutumes de certains peuples, même alors qu’ils avaient atteint déjà un haut degré de civilisation, que la propriété privée existait, de même qu’un droit d’hérédité bien défini. Il en résulta que seul l’ordre de succession par la femme fit loi. À un autre point de vue, il est incontestable que l’existence du droit maternel fut la raison pour laquelle de bonne heure, chez certains peuples, des femmes arrivèrent au pouvoir. Il faut admettre que, presque dès le début, on fit une différence de rang entre les femmes nées dans la tribu et les femmes volées ; que la dignité de chef devint petit à petit héréditaire dans certaines familles, et qu’à défaut de descendants mâles on laissa le pouvoir à la femme là où il s’en trouvait une qui eût les qualités requises pour l’exercer. Une fois admise, l’exception devint facilement une règle, et en fin de compte, l’hérédité du pouvoir fut aussi bien reconnue à la femme qu’à l’homme.

La femme a dû acquérir aussi une certaine importance là ou son sexe était en minorité et où par conséquent la polygamie faisait place à la polyandrie. Cet état de choses dure même encore à l’heure qu’il est à Ceylan, dans les îles Sandwich, aux îles Marquises, au Congo et dans le territoire de Loango. À une époque ultérieure, le droit de posséder plusieurs hommes à la fois fut accordé en privilège aux filles des rois des Incas (Pérou). Il s’est en outre établi une sorte de loi de nature en vertu de laquelle, dans les sociétés basées sur la polyandrie, le chiffre des naissances masculines est sensiblement supérieur à celui des naissances féminines, ce qui a, dans une certaine mesure, perpétué l’ancien état de choses.

Abstraction faite de ces exceptions qui peuvent compter pour des anomalies, l’homme s’est, partout ailleurs, emparé de la souveraineté. Cela a dû surtout se produire à partir du moment où s’accomplit entre un homme seul et une femme seule une union durable, probablement amenée par le premier des deux. La pénurie de femmes, le fait d’en trouver une particulièrement à son goût, firent naître chez l’hom­me le désir de la possession constante. On vit poindre l’égoïsme masculin. L’homme prit une femme avec ou sans le consentement de ses congénères et ceux-ci suivirent l’exemple donné. Il imposa à la femme le devoir de n’accepter que ses caresses, mais en échange il s’imposa celui de la considérer comme son épouse et de garder et protéger leurs enfants comme siens. La plus grande sécurité de cette situation la fit apparaître à la femme comme plus avantageuse : telle fut l’origine du mariage [3].

La base sur laquelle devaient se fonder la propriété individuelle, la famille, le clan, l’État, était établie.

La possession d’une femme et d’enfants fit désirer à l’homme du premier âge une demeure fixe. Jusque-là il courait les bois, dormant la nuit sur les arbres ou dans les cavernes quand les bêtes sauvages ne l’en chassaient pas. De ce jour il se construisit une hutte à laquelle il retournait après la chasse ou la pêche. La répartition du travail se fit à partir de ce moment. L’homme s’adonna à la chasse, à la pèche et à la guerre ; la femme dut vaquer aux travaux de la maison, si l’on peut appliquer cette expression à cette époque primitive. Les incertitudes de la chasse, l’intempérie des saisons forcèrent l’homme, à mesure que sa famille s’augmentait, à domestiquer les animaux dont il utilisait le lait et la chair. Le chasseur devint pasteur. Les enfants grandirent et s’unirent entre eux - car la conception de l’inceste appartient à une période bien plus tardive. Ainsi se fonda la famille patriarcale, d’où sortit à son tour l’association communiste, le clan [4]. Le clan se subdivisa, en forma plusieurs autres qui, le chiffre de leurs membres augmentant sans cesse, finirent par se disputer les pâturages. Les querelles pour la possession des pâturages, le désir de rester dans une agréable et fertile contrée, et d’y demeurer en force, fit maître l’agriculture.

La femme a joué un rôle particulier dans toutes les phases de cette évolution ; elle fournissait à l’homme la meilleure des mains-d’œuvre. Non seulement elle soignait les enfants, mars encore elle vaquait aux soins du ménage, menait paître les animaux, confectionnait les vêtements, construisait la hutte ou dressait la tente qu’elle abattait et charriait ensuite quand la famille quittait une place pour aller s’établir sur une autre. Quand la culture de la terre commença, quand la première charrue fut inventée, la femme devint la première bête de somme ; c’est à elle qu’incomba aussi principale­ment le soin de rentrer la récolte.

L’homme jouait au maître ; la nature de ses obligations excitait davantage sa faculté de penser et éveillait sa réflexion. C’est ainsi qu’il se développa physiquement et moralement, tandis que la femme, sous le poids de son double joug, le travail et les mauvais traitements, devait nécessairement se surmener au physique et rester arriérée au moral.

Habitué à commander, l’homme contraignit la femme à s’abstenir de toute relation avec les autres hommes ; elle dut se tenir à l’écart de ceux-ci ; on lui assigna une place spéciale dans la hutte et enfin, pour éviter toute entreprise de la part de quelque voisin libidineux, on l’obligea à se cacher et à se voiler. L’isolement de la femme de tout homme étranger a naturellement dû être appliqué avec le plus de rigueur en Orient où, en raison du climat, les appétits sexuels se montrèrent dès cette époque le plus développés et furent le plus licencieux.


Notes

[1] Tacite, par exemple, affirme formellement que, chez les Germains, les femmes ne le cédaient en rien aux hommes, ni en taille ni en force. Et les Germains étaient pourtant arrivés, déjà à cette époque, à un haut degré de civilisation.

[2] L. Büchner : « La Femme. Sa situation naturelle et sa vocation sociale ». « Neue Gesellschaft », années 1879 et 1880.

[3] Cela ne veut naturellement pas dire qu’un seul homme « inventa » le mariage et le créa, à peu près comme « Dieu le père créa le premier homme, Adam ». Des idées nouvelles n’appartiennent jamais en propre à un seul individu ; elles sont le produit abstrait de l’œuvre commune à beaucoup. Entre concevoir et formuler une idée, et la réaliser en un acte pratique, il y a du chemin, mais un chemin sur lequel beaucoup se rencontrent. Voilà pourquoi on prend si souvent pour siennes les idées d’un autre, et réciproquement. Lorsque les idées trouvent un terrain bien préparé, c’est-à-dire lorsqu’elles expriment un besoin généralement ressenti, on en vient bien vite à compter avec elles. C’est ce qu’il faut admettre de l’établissement du mariage. Si donc personne n’a « créé » le mariage, il s’est cependant bien trouvé quelqu’un « qui a commencé » et dont l’exemple n’a pas tardé à être imité par tous.

[4] Max Stirner, dans son ouvrage « l’individu et sa propriété » (Der Einzige und sein Eigenthum), s’étonne de ce changement dans la façon d’envisager l’inceste, qui serait, d’après lui, une question que chacun aurait à débattre avec sa conscience. Les uns se prononcent pour le « bon Dieu » les autres pour le « divin bonheur ». Le silence que garde la Bible sur l’inceste embarrasse aussi fortement ses croyants. Après que Dieu eut créé le premier couple et que Cain, le fils de celui-ci, eut tué Abel, la production ultérieure de l’espèce humaine ne pouvait se réaliser que de deux façons : ou Dieu a recommencé avec Eve l’acte de la création, ou bien Cain s’unit à une sœur ; or cette sœur, il ne l’avait pas, d’après la Bible, qui présente le premier couple humain comme Malthusien (bipuériste). Donc Cain s’en alla et prit une femme. Mais d’ou ? Et ce fratricide devint donc, comme seul descendant d’Adam, le père du genre humain.


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