L’opium du peuple de gauche

dimanche 22 février 2015.
 

Quelques réflexions sur la religion et l’athéisme, la foi et l’engagement, la croyance et l’héritage (par Pierre Tevanian).

La religion, nous dit un texte de Marx souvent évoqué, rarement lu et compris, est, entre autres formules, « la théorie générale de ce monde, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles »... Elle est « la réalisation imaginaire de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de réalité vraie ». Elle est encore « le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, l’esprit des situations privées d’esprit » – et bien entendu « l’opium du peuple »... Au terme d’une relecture de ce texte, et d’un long commentaire qu’on pourra retrouver dans un livre intitulé La haine de la religion, quelques conclusions peuvent être tirées quant au regain d’athéisme agressif et identitaire auquel nous assistons au sein de la gauche française, quant à ses fondements, quant à ses fonctions. Quelques jalons peuvent aussi être posés, en s’inspirant de Marx, pour une autre approche des rapports entre politiques et religions, croyances et engagements, choix et héritages... Une approche plus raisonnable (plus rationnelle aussi, tout simplement), moins belliqueuse, moins mortifère.

Une question, avec insistance, se repose : pourquoi tant de haine contre la religion ? Pourquoi tant de bêtise idéaliste et de méchanceté bourgeoise, jusque chez des marxistes ? Le voile a-t-il joué comme moteur ou comme révélateur ? Est-ce une phobie liée au foulard et à l’islam qui a soudainement rendu idéalistes des matérialistes chevronnés, ou bien est-ce à l’inverse un idéalisme déjà présent à l’état latent chez les matérialistes autoproclamés qui s’est simplement révélé à l’occasion de l’affaire Ilham Moussaïd, et plus largement à la faveur des différentes affaires de voile ? Les deux sont possibles.

Ce qui est certain en tout cas, et que mon livre prend le temps d’argumenter [1], c’est que la crispation antireligieuse dans laquelle s’est enferrée le NPA, et au-delà une bonne partie des appareils et du peuple de gauche, repose, quand elle s’autorise de Marx, sur le plus grossier des révisionnismes historiques. Ce qui est certain en d’autres termes, c’est qu’en même temps qu’une révolution conservatrice dans la laïcité et dans le féminisme, s’est opérée ou en tout cas achevée une véritable révolution conservatrice dans la marxologie, qui est entre autres choses – entre autres sales choses – une révolution idéaliste dans le matérialisme.

Ce qui est certain, enfin, c’est que dans le contexte particulier de la France des années 2010, l’analyse de Marx, une fois relue comme nous y invitaient aimablement les camarades Onfray, Morano et Filipetti, nous est au moins aussi utile pour appréhender le phénomène irréligieux que pour appréhender le phénomène religieux. Car l’irréligion, en tout cas une certaine irréligion, celle qui se porte en bandoulière – ostensiblement – dans de si larges secteurs du peuple de gauche, celle qu’on invoqua par exemple contre une Ilham Moussaïd, peut tout à fait être interprétée comme une illusion, au sens précis où Marx l’entend dans son Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel : une croyance à la fois fausse (en particulier fausse sur la religion comme origine de tous les maux) et rassurante (notamment, j’y reviendrai, sur le plan narcissique).

Allez, je me lance : l’irréligion est bien en passe de devenir la théorie générale de ce monde, sa logique sous forme populaire, son enthousiasme, sa sanction morale, sa consolation et sa justification universelle – pensez à Michel Onfray. Pensez à Charlie. Elle opère bel et bien la réalisation imaginaire de l’« être-de-gauche » à l’heure où cet « être-de-gauche » semble « privé de réalité vraie ». L’irréligion est en quelque sorte le soupir du gauchiste déprimé, le supplément d’âme d’une gauche qui l’a perdue (son âme), la pensée d’une gauche qui ne pense plus, l’horizon d’une gauche sans horizon – elle est, en somme, l’opium du peuple de gauche.

Et après tout, pourquoi pas ? À chacun sa came, si on m’a bien lu. Seulement voilà, j’ai aussi souligné qu’il y a opiomanie et opiomanie, narcissisme et narcissisme. Or le narcissisme irréligieux est assez rarement, dans la France de 2013, le narcissisme de compensation du dominé, exprimant une soif d’égalité : il est presque toujours le narcissisme du dominant – un narcissisme de distinction, exprimant un complexe de supériorité. Comme une image en miroir de l’intolérance et du mépris de l’orthodoxe à l’encontre du mécréant ou de l’égaré, l’irréligion n’est le plus souvent rien d’autre que l’implacable mépris qu’éprouve le « libre-penseur » à l’égard du « pauvre croyant » – persuadé qu’il est de s’être, pour sa part, intégralement et définitivement débarrassé de toute croyance non fondée en raison.

De la croyance

Il ne serait pas inutile, au demeurant, d’interroger cette orgueilleuse certitude. J’ai tellement vu, depuis maintenant dix ans que les clercs du moment nous matraquent de tribunes et d’éditoriaux islamophobes, prospérer la crédulité, l’obscurantisme, l’abdication de la raison et le refus des faits – et cela en premier lieu chez des « libres-penseurs » revendiqués [2] – que la question ne peut pas ne pas être posée.

Et au-delà du consensus servile des libres-penseurs autour du catéchisme antifoulard, les occasions ne manquent pas de constater que l’athéisme n’est pas un vaccin multifonctions immunisant l’esprit contre toute croyance non fondée en raison. Je ne m’aventurerai pas ici dans la question délicate mais passionnante de ce qui distingue ou pas les formes religieuses et non religieuses de la croyance – de la foi qu’investit tout militant ou tout gréviste dans l’utilité de son combat plutôt que dans sa vanité à celle que requiert, tout autant, toute autre forme d’engagement, amical, sexuel ou amoureux par exemple. Je ne parlerai pas de la confiance en soi ni de la confiance en l’autre, et je n’entrerai pas dans les trois gigantesques volumes qu’un philosophe communiste, Ernst Bloch, a consacrés au « Principe Espérance » – qui constitue à ses yeux la matrice de toute lutte d’émancipation [3].

Je ne discuterai pas non plus le rapprochement que propose, dans un livre intitulé Le Dieu caché, un autre philosophe communiste, Lucien Goldmann, entre le pari pascalien sur l’existence de Dieu et le pari marxiste sur la libération de l’humanité. Je me contenterai de dire d’une part que la vie sollicite notre engagement et donc notre foi dans des combats multiples – pour la survie, pour le bonheur, pour la liberté, pour la justice –, selon une temporalité qui ne nous laisse pas toujours, loin s’en faut, le temps de la réflexion et de l’observation scientifique du monde naturel ou social. D’autre part que l’indifférence la plus définitive et apaisée à l’égard des idoles religieuses n’exclut absolument pas la croyance en d’autres idoles, y compris les plus réactionnaires.

Je pourrais, sur ce dernier point, m’attarder sur ce que Marx a appelé le fétichisme de la marchandise [4], ou sur ce nouveau paganisme qu’est, selon Bernard Friot, la religion du marché :

« C’est une religion qui s’est construite. Écoutons ce qui se dit : “les marchés sont inquiets” ; “malgré les décisions courageuses du G20, on n’a pas apaisé les marchés” ; quels sacrifices allons-nous faire pour les apaiser ? Pourquoi à toutes les heures, la radio nous donne-t-elle les cours de bourse, sur le ton du moulin à prière, et jamais depuis le studio mais depuis le Temple ? Pourquoi nous fait-on participer, contre notre gré, à cette liturgie permanente ? Pour le sermon de l’économiste, le curé de notre temps. Un sermon d’avant le concile, qui envoie le message : “Silence et courage, car demain sera pire qu’hier”. Il suffit de changer le mot “marché” par le mot “dieu” pour se rendre compte qu’il y a bien une religion, à laquelle nous sacrifions notre bonheur collectif. » [5]

Je pourrais passer en revue aussi les nombreuses analyses de Nietzsche sur la prolifération et la malfaisance des « nouvelles idoles » qui prennent en Europe le relais du Dieu des chrétiens : l’Histoire, la Raison, le Progrès, l’État, la Nation, la Race [6]… Mais je me contenterai d’un exemple, évoqué avec à-propos par Renaud Cornand – à l’occasion justement de l’affaire Ilham Moussaïd :

« Il faut bien admettre qu’il n’y a aucune argumentation valable qui puisse conduire à écarter la candidature d’une militante portant le foulard, si ce n’est celle qui consiste à refuser qu’un individu affirmant une croyance religieuse puisse appartenir à une organisation révolutionnaire. De nombreuses autres questions se poseraient tout de même alors : que faire de tous les militants qui croient dans les notions de mérite, d’intelligence, de dons, etc. – qui, si elles ne nécessitent pas la mobilisation d’une divinité à proprement parler, relèvent à mon sens de la pensée magique, et sont au fondement de principes justifiant le maintien d’inégalités ? » [7]

Du choix et de l’héritage

Ces adeptes de la religion méritocratique, rappelons-le, sont nombreux parmi les enseignants [8] qui forment un important contingent de militants et de cadres du NPA. Et il n’est pas certain que la croyance en un Dieu, un prophète et un au-delà contamine l’usage libre et méthodique de la raison davantage que peut le faire la croyance en une inégalité naturelle des capacités, qu’on la nomme « don » ou « talent », « intelligence » ou « mérite ». Je pose la question autrement : entre un athée qui ne croit pas au ciel mais croit à l’intelligence ou au don et un juif, un chrétien ou un musulman qui a lu et assimilé Bourdieu, qui est le plus mal barré d’un point de vue révolutionnaire ou progressiste ?

Ou encore : qui est le plus mal barré, entre un athée idéaliste du type Michel Onfray, qui croit en la puissance des maximes d’Épicure pour libérer l’humanité de ses souffrances – dans le cadre d’une économie de marché jamais remise en cause [9] – et qui pense qu’il suffit de renier saint Paul pour se débarrasser de l’oppression patriarcale [10], et des théologiens chrétiens ou musulmans qui mobilisent activement les instruments méthodologiques de Marx ou d’Ibn Khaldoun pour analyser les structures sociales [11] ?

Ce qui enfin, au-delà de la commune propension à croire, et à tirer de la force de sa croyance, rassemble en une même communauté religieux et irréligieux, c’est un destin commun, une même condition d’animal social et socialisé, qui n’a peut-être pas raison de s’enorgueillir à l’excès de ses options spirituelles, qu’elles soient pieuses ou mécréantes. Ce qui devrait en somme lier l’athée au religieux, c’est une commune humilité – à laquelle pourraient d’ailleurs nous convier aussi bien les préceptes de l’islam ou du christianisme que les exigences du rationalisme – tant est en vérité limitée, relative, incertaine notre liberté de « choix », que celui-ci soit religieux, irréligieux ou antireligieux, et tant est forte la corrélation entre option spirituelle et socialisation.

En d’autres termes encore, avant de savoir si je crois en l’existence de Dieu ou en son inexistence, je sais, parce qu’un travail scientifique le soutient, pour le coup, que je crois en la sociologie. P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Pierre Tevanian, La haine de la religion, paru en 2013 aux Éditions La Découverte. Portfolio Notes

[1] Pierre Tevanian, La haine de la religion, La Découverte, 2013

[2] Cf. Laurent Lévy, « Propos désordonnés sur ces athées qui croient au Diable », et Pierre Tevanian, Dévoilements, op. cit.

[3] Ernst Bloch, Le Principe espérance, Gallimard, Paris, 1977.

[4] Cf. Karl Marx, Le Capital, tome 1, PUF, Paris, 1993.

[5] Bernard Friot, « Éloge de la cotisation », Politique. Revue de débats, Hors Série, octobre 2011.

[6] Cf. notamment Friedrich Nietzsche, Seconde considération intempestive. De l’utilité et des inconvénients des études historiques pour la vie, Humain, trop Humain, Aurore, Le Gai Savoir, Ainsi parlait Zarathoustra, Par delà le bien et le mal, Le crépuscule des idoles. Cf. aussi Gilles Deleuze, Nietzsche et la Philosophie, op. cit., et Sarah Kofman, Le Mépris des juifs, Galilée, Paris, 1994.

[7] Renaud Cornand, « Quelques réflexions sur la candidature d’une camarade portant le foulard ».

[8] Cf. Pierre Bourdieu, « Le racisme de l’intelligence », in Questions de sociologie, Éditions de Minuit, Paris, 1984. Cf. aussi Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Éditions de minuit, Paris, 1964, et Pierre Bourdieu, La Reproduction, Éditions de Minuit, Paris, 1970.

[9] « Moi, je ne suis pas anticapitaliste car le capitalisme, c’est la possibilité de créer des richesses avec des gens qui possèdent, qui investissent… Alors je ne vois pas d’alternative à ça » (Michel Onfray, Radio libertaire, 3 février 2004).

[10] Dans son Traité d’athéologie, Michel Onfray déclare avoir trouvé l’origine – strictement psychologique, et en dernière analyse biologique – du patriarcat : la misogynie de saint Paul, elle-même dérivée de son impuissance sexuelle !

[11] Cf. Michaël Löwy, « Le marxisme des théologiens de la libération », Revista Espaço Acadêmico, Ano II ; Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., et Marxisme et monde musulman, op. cit. ; Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle. Al-Muqaddima, Commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre, Beyrouth, 1968.


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