Henri Peña-Ruiz : "De l’ethnocentrisme religieux à la droite identitaire"

mercredi 29 mai 2024.
 

D’abord, il y a évidemment injustice à confondre islam et islamisme. Comme il y en aurait à confondre toute foi chrétienne et le cléricalisme catholique. Ce dernier inspira les guerres de religion, les croisades, les bûchers de l’Inquisition, et inventa l’Index des livres interdits. Il cultiva l’antijudaïsme religieux vite converti en antisémitisme sans qu’un tel glissement soit dénoncé.

On ne peut passer sous silence le fait que l’idée de répandre la foi par le glaive a été soutenue par des théologiens chrétiens autant que par certains islamistes récents. Saint Anselme lui-même affirmait que l’Église doit user de deux glaives : le glaive spirituel de l’excommunication et le glaive temporel du châtiment corporel, allant jusqu’à la mise à mort des hérétiques et des mécréants. « Tuez-les tous ! Dieu reconnaitra les siens » : c’est la réponse effectuée par le légat du pape, Arnaud Amaury, à ceux qui, lors du siège de Béziers, en 1209, souhaitaient distinguer les catholiques des hérétiques. On trouve la fameuse expression sous la plume de saint Paul : « Le Seigneur connait les siens » (IIe Épitre à Timothée). Saint Augustin n’était pas en reste, qui affirmait : « Il y a une persécution juste, celle que font les Églises du Christ aux impies... L’Église persécute par amour et les impies par cruauté. »

Si le christianisme est vraiment religion de paix et de dialogue rationnel, comment comprendre que, pendant les quinze siècles de sa domination temporelle, l’Église qui disait s’en inspirer ait pu couvrir tant de violences faites aux hommes qui ne croyaient pas comme il faut ? Emmanuel Kant, chrétien, s’en indigne dans un bilan raisonné de l’histoire réelle du christianisme confrontée à l’orientation morale qu’il attribue à Jésus Christ. « Cette histoire du christianisme, [...] quand on l’embrasse d’un seul coup d’œil, comme un tableau, pourrait bien justifier l’exclamation "Tantum religio potuit suadere malorum" ("Tant la religion a pu inspirer de maux"), si l’institution du christianisme ne montrait pas toujours d’une façon suffisamment claire qu’il n’eut pas primitivement d’autre fin véritable que d’introduire une pure foi religieuse » (La Religion dans les limites de la simple raison).

Quant à Victor Hugo, croyant, il ne transige pas non plus : « Nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au-delà̀ du missel et qui veut cloitrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. » (discours du 20 janvier 1850).

On voit qu’il est abusif d’affirmer que la religion chrétienne a respecté la raison, alors que ses représentants officiels n’en ont longtemps admis l’exercice que dans les limites du dogme, comme le montre le supplice, en 1600, à Rome, de Giordano Bruno, brûlé vif après avoir eu la langue tranchée et, trente-trois ans plus tard, la condamnation de Galilée par l’Inquisition. Quant aux philosophes grecs, c’est au travail de penseurs arabes, comme Averroès, que l’on doit en large part le sauvetage de leur héritage, à une époque où la chrétienté ne retenait d’eux que ce qui pouvait concorder avec la doctrine religieuse.

Ainsi l’idée que le monde est incréé, chère à bien des philosophes grecs, fut longtemps censurée, et l’on n’admit d’Aristote que ce qui pouvait « servir la théologie ». La raison elle-même restait singulièrement bridée, comme chez saint Augustin : « Credo quia absurdum » (« Je crois ceci parce que c’est absurde »). Le contraste mis naguère en exergue par Benoît XVI ne tient donc que sur la base de deux arguments peu recevables : d’une part, la thèse de la solidarité historique entre christianisme et raison. D’autre part, le silence fait sur l’islam des Lumières, notamment celui d’Averroès, qui reconnaissait à la raison humaine le pouvoir d’interpréter les versets du Coran lorsque leur sens littéral la heurtait (cf son Discours décisif).

Quant à l’attribution par Al-Qaïda de la laïcité à une invention des « croisés », elle révèle également une singulière erreur historique. L’idéal laïque, on le sait, stipule l’égalité de principe des divers croyants, des athées et des agnostiques, en même temps que leur liberté de conscience. Il fut conquis, en France, non contre le christianisme, mais contre le cléricalisme catholique qui prétendait dicter la loi au nom d’une foi. Bref, si l’on veut, contre les modernes « croisés ». Les lois laïques de séparation ont reconduit la manifestation de la foi à la sphère privée, individuelle ou collective, des seuls fidèles. Ce qui est du ressort de la foi de certains ne peut s’imposer à tous. Dans cet esprit, les crucifix, notamment, furent ôtés des monuments publics, afin que tous les citoyens, quelle que soit leur conviction spirituelle, puissent se reconnaitre à égalité dans un espace commun, soustrait à la tutelle particulière d’une confession. L’exigence de neutralité des institutions communes à tous leur permet d’assumer pleinement leur raison d’être : promouvoir ce qui est d’intérêt commun. Il n’est donc pas exact de voir dans une telle conquête une victoire des « croisés ».

Quelle fut l’erreur commune au pape et à Al-Qaeda ? Celle qui consiste à se référer à des traditions closes, territorialisées, et à confondre les civilisations avec les religions. Prétendre que les « bonnes valeurs » sont d’un lieu particulier est irrecevable. On tend ainsi à dresser les uns contre les autres les groupes humains, comme le fait l’ouvrage de l’idéologue américain Samuel Huntington, le Choc des civilisations, en hiérarchisant des « cultures » traitées comme des blocs monolithiques. On renoue ainsi implicitement avec la thèse ethnocentriste naguère dénoncée par Lévi-Strauss dans sa conférence « Race et Histoire ». On se dote d’histoires particulières, valorisées contre les autres histoires, et l’invective sourde ou avouée n’est alors que la conséquence d’un tel « esprit de clocher ».

N’en déplaise à une certaine droite identitaire qui trop souvent réécrit l’histoire, les droits de l’homme, la démocratie, les idéaux de liberté et d’égalité, de paix et de fraternité, l’émancipation laïque, ne sont pas les produits d’une civilisation particulière, encore moins l’héritage d’une religion. Ils sont des conquêtes de l’humanité refusant l’oppression, souvent accomplies dans le sang et les larmes, à rebours de traditions rétrogrades. Leur portée universelle transcende tous les héritages et réside dans l’exigence d’une vie d’homme debout, rétif à toutes les servitudes.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message