A) Favoriser une meilleure compréhension (Esther Benbassa, EELV)
B) Le « fait religieux » est une universalisation artificielle (C. Robert)
C) Une troisième voie : celle d’une laïcité d’intelligence (P. Gaudin)
par Esther Benbassa Directrice d’études à l’Ephe (Sorbonne), sénatrice EELV.
Il a fallu les meurtriers attentats islamistes de janvier pour remettre soudain ce sujet à l’ordre du jour de nos décideurs politiques. Et pourtant, l’affaire n’est pas nouvelle. En 2002, Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale de l’époque, commandait déjà à Régis Debray un rapport intitulé : « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque ». Son auteur y évoquait « l’ignorance où nous sommes du passé et des croyances de l’autre, grosse de clichés et de préjugés ». J’y ajouterais pour ma part l’ignorance, par chacun, de son propre passé et de ses propres (ex-)croyances. Preuve en est l’inculture religieuse de départ des jeunes djihadistes de notre temps. Où ont-ils puisé leur savoir tout neuf ? Sur des sites Internet, ou de la bouche de prédicateurs autoproclamés. Objectivation, distanciation, sûreté de l’information : un enseignement laïc du fait religieux à l’école est assurément un des moyens de dépassionner le sujet et de se garder des dérives. Régis Debray écrivait déjà que « la relégation du fait religieux hors des enceintes de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée favorise la pathologie du terrain au lieu de l’assainir ». Les tragiques événements de janvier lui donnent hélas raison. Et pourtant, chaque fois qu’on évoque la nécessité de systématiser un tel enseignement, les tenants d’une laïcité dogmatique voient rouge, redoutant l’intrusion des Églises dans la sacro-sainte enceinte de l’école. Alors qu’il n’est pas question de cela, et que cet enseignement existe déjà chez nombre de nos voisins sans susciter ni bruit ni fureur. Lorsque Jean-René Lecerf (UMP) et moi-même (EELV) avons présenté, au Sénat, en novembre 2014, notre rapport intitulé « La lutte contre les discriminations : de l’incantation à l’action », les débats les plus houleux se sont focalisés sur notre 11e recommandation : le développement de l’enseignement laïc du fait religieux à l’école. Comme si la laïcité était soudain mise en péril. Comme si je ne sais quel islam prosélyte allait à coup sûr user de ce canal pour séduire nos jeunes. Résultat ? La Commission repoussa son vote d’une semaine. Du jamais-vu, ou presque, dans l’histoire du Sénat. C’est dire… La publication du rapport Debray fut suivie de la création, au sein de l’École pratique des hautes études (Ephe), en Sorbonne, d’un Institut européen en sciences des religions (IESR), dont l’une des missions est de former les enseignants. Et, dès 2005, le fait religieux, évoqué dans le cadre de plusieurs disciplines, était introduit dans le socle commun des connaissances et compétences à développer dans le primaire et au collège. Au lycée, il est également présent dans le programme d’histoire, mais comme un fil ténu. La question est de savoir ce que les élèves retiennent de ce saupoudrage. Sans doute peu de choses. Les enseignants, de leur côté, restent encore largement démunis. L’urgence est d’assurer désormais un enseignement spécifique et systématique du fait religieux, contribuant à la formation de l’esprit critique, initiant à une lecture distanciée des textes, aux modalités des cultes, aux réalisations philosophiques, littéraires, artistiques, des différentes traditions religieuses, ne faisant pas l’impasse sur les violences religieuses d’hier ou d’aujourd’hui, et incluant une formation sérieuse à l’histoire de l’athéisme et des laïcités. Un tel enseignement, outre l’intérêt de combattre l’ignorance, aurait celui de favoriser une meilleure compréhension entre des enfants issus de milieux variés. La République abrite des croyants et des incroyants de toutes sortes. Il est de son devoir d’introduire chacun à la connaissance de cette diversité.
par Catherine Robert Professeur de philosophie au lycée Le-Corbusier d’Aubervilliers
Le marbre de la Constitution ne se confond pas avec les Tables de la Loi : la raison, et non une instance transcendante, a dicté les valeurs républicaines. L’homme qui leur obéit est un citoyen autonome et non un sujet hétéronome. Il paraît indispensable que l’école élucide les mythes de la fondation républicaine et explicite les conditions d’émergence de valeurs trop souvent posées comme absolues et indiscutables. Seule la tyrannie refuse l’explication ; seul le dogmatisme refuse la critique. Chaque peuple et chaque société a sa propre vision du monde. Ces conceptions sont extrêmement différentes et parfois contradictoires. Chacune prétend à l’universalité, aucune ne l’atteint réellement.Au lieu de s’installer dans le dogmatisme scientiste d’une raison occidentale certaine de ses représentations, de ses croyances et de ses valeurs, mieux vaudrait accepter la position – seule intellectuellement conséquente – d’un comparatisme informé. Le comparatisme n’est pas un relativisme. On doit pouvoir admettre toutes les croyances en se réservant le droit de combattre celles qui ne sont pas dignes de respect. On peut continuer d’affirmer que la société française s’organise en fonction des valeurs auxquelles elle croit, sans pour autant traiter par un silence méprisant les autres systèmes de représentation, c’est-à-dire les autres cultures. Faire le répertoire des mythes (c’est-à-dire des manières dont l’humanité représente et explique le monde et la condition humaine) est la seule manière de rendre effectif un enseignement laïc des cultures. Choisir, comme les réformes en cours le proposent, d’enseigner le « fait religieux » reviendrait à réduire la diversité mythologique aux seuls trois monothéismes, en ignorant, du fait d’un ethnocentrisme dommageable, que toute explication mythique n’est pas nécessairement religieuse. Le concept de « fait religieux » est donc une universalisation artificielle et factice. Nous avons la chance, au lycée Le-Corbusier, de pouvoir constater l’extrême diversité des cultures et des croyances. Contrairement à ce que l’on croit à force de myopie, les élèves de Seine-Saint-Denis ne sont pas tous musulmans. Les cultes chinois sont polythéistes, panthéistes ou non théistes. Le taoïsme, le bouddhisme, le culte des ancêtres, le confucianisme sont autant de formes de croyance possibles pour nos élèves d’origine chinoise. Ajoutons à cela des athées, des agnostiques, des représentants de l’hindouisme, des coptes orthodoxes, des Éthiopiens orthodoxes, des protestants évangélistes, des pratiquants du vaudou, des adeptes du kémitisme panafricain, etc. Cette liste qui ne saurait être exhaustive (étant donné l’interdiction de relever ces données par la loi française) croise celle, aussi longue et aussi difficile à établir, de toutes les cultures d’origine de nos élèves. Comment décemment admettre que l’enseignement du « fait religieux » puisse rendre compte de la diversité culturelle, notamment pour celles de ces cultures dans lesquelles la religion n’est pas un fait ? Croire que les hommes ne croient pas au prétexte qu’ils n’ont pas de religion relève de l’erreur intellectuelle et de la faute morale. L’exploration de la terra incognita culturelle suppose des explorateurs sans œillères… Enseigner les mythes en adoptant la position comparatiste, ni subjectiviste, ni communautariste, est la condition sine qua non d’une laïcité en actes. Sa conséquence est une tolérance identitaire. Nos élèves, qui croisent, en leurs représentations et leurs actions, des cultures et des identités différentes le savent ; tous gagneraient à l’apprendre : c’est depuis l’autre qu’on se connaît mieux soi-même. La morale laïque est une contradiction dans les termes ; la République doit lui préférer un enseignement des cultures.
par Philippe Gaudin Agrégé de philosophie, directeur adjoint de l’IESR
295448 Image 0On pourrait s’étonner d’une telle question aujourd’hui, si l’on entend par là « il faut créer un enseignement laïque du fait religieux ». Tout simplement parce que cela se fait depuis toujours ! Personne n’a poussé de hauts cris à l’idée que nos petits sixièmes se passionnent depuis tant d’années pour la religion de l’Égypte ancienne ou les dieux grecs et romains ! Et que dire du temps des cathédrales, de la Réforme ou de l’édit de Nantes, etc. Comme si étudier la vie de la Pythie ou celle de moines allait vous transformer en prêtresse ou en moine ! Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes simpliste quand l’Occident dormait sur ses deux oreilles sécularistes : la religion était du passé, dépassée. Restaient encore quelques attardés chez nous comme dans le vaste monde avant que ne triomphent la science, la technique et le progrès social. Rude déconvenue : non seulement quelques espérances séculières se sont évanouies, mais encore les faits religieux semblent être tout aussi têtus que les autres, dans le monde contemporain également et pas seulement celui « d’avant ». C’est dès les années 1980 que l’on s’alarme pour deux raisons qui, au fond, n’en font qu’une : comment l’école pourrait-elle donner une culture commune à tous les futurs citoyens s’ils cessent de comprendre le passé comme l’actualité et si leurs origines culturelles et religieuses ne sont pas l’objet d’une connaissance partagée ? Il ne s’agit pas de ramener stupidement les élèves à leurs origines, quelles qu’elles soient. Il s’agit d’admettre que nous sommes sortis de notre petit entre-soi de jadis. Entre les chrétiens catholiques ou protestants, les juifs et les athées issus – de fait – d’une culture judéo-chrétienne, tout n’allait pas si mal et ce petit monde vivait sous le dais apaisé de notre fameuse laïcité. Mais voilà que les « athées pratiquants » se font rares et qu’une majorité de Français se retrouvent dans la catégorie un peu molle mais sympathique des « sans religion », agnostiques peu informés et plus ou moins « en recherche » ; mais voilà que l’islam, religion entretenue jadis par les soins de l’État mais dans nos colonies seulement, devient la deuxième religion de France métropolitaine. Deux tendances opposées se dessinent alors à l’extrême : nous voilà partis pour les uns pour une « laïcité ouverte ou plurielle » où les cultures et les religions prendraient toute leur place de libre concurrence dans un espace public laissé vacant, et nous voilà partis pour les autres dans la défense héroïque de la citadelle assiégée de la laïcité qui entend bien confiner le religieux à des « croyances » qui n’auraient droit de cité que dans la vie privée et à condition qu’elles ne pèsent en rien sur les choix de notre destin commun. Développer un enseignement laïque des faits religieux à l’école – c’est-à-dire conforter leur présence dans les programmes des disciplines du primaire au lycée – participe d’une troisième voie, celle d’une laïcité d’intelligence, qui n’a rien à voir avec une moyenne médiocre mais esquisse au contraire une dynamique. Celle du savoir tout simplement, celle de l’école dans son idéal d’universalité qui ne se refuse aucun champ, surtout s’il s’agit du religieux puisqu’il sature littéralement notre monde et nos médias aujourd’hui. Ce chantier intellectuel et pédagogique n’abandonne pas l’idéal progressiste de l’école républicaine, il contribue, à la place qui est la sienne, à repenser les conditions théoriques et pratiques pour le mener à bien aujourd’hui en regardant derrière soi certes, mais aussi autour et devant soi. L’Institut européen en sciences des religions s’y attelle avec d’autres depuis 2002. Tout est affaire de discernement et de volonté politique en dernière instance.
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