« L’Allemagne est devenue l’avant-garde de la finance et du productivisme »

dimanche 17 mai 2015.
 

Interview parue dans Le point du 30 avril 2015

Le Point : En politique, il faut toujours un ennemi. Dans ce pamphlet, « Le hareng de Bismarck », vous en désignez un : les Allemands. Pourquoi eux et non plus les Etats-Unis ?

Jean-Luc Mélenchon : Vous y allez fort ! Non, ce n’est pas mon état d’esprit. Je ne m’en prends pas à un « génome » allemand qui les pousserait à vouloir toujours dominer. Je ne suis pas en manque d’ennemi. Le mien reste la finance et le productivisme. Mais l’Allemagne est devenue leur avant-garde. Dès lors, non seulement l’Europe n’est plus le grand projet social dont nous rêvions, mais elle ne garantit plus la paix. Car, dans ce concert de nations, l’une d’entre elles, l’Allemagne, prend le pas sur les autres et impose un modèle économique, l’ordo-libéralisme. Il sert ses intérêts mais conduit inéluctablement à la catastrophe. Mon livre lance l’alerte. L’Europe va sombrer dans la violence au sein des nations comme entre elles. Le supplice de la Grèce le prouve.

Qu’est-ce que l’ordo-libéralisme ?

Les Allemands ont inventé cette vieille théorie. Elle professe que la politique est frivole et l’économie sacrée. On sanctuarise donc des règles économiques considérées comme des lois de la nature. Donc, on les met hors du champ des décisions politiques. En réalité, c’est l’emballage d’un égoïsme de classe bien précis. Mme Merkel gouverne un pays en panne démographique. Les retraités forment le gros de ses électeurs ! La retraite par capitalisation des vieillards allemands exige toujours plus de dividendes. Donc, moins de salaires et d’investissements. La finance règne. Elle domine le capitalisme allemand grâce à la dérégulation organisée par le PS allemand : un comble !

Dont la règle d’or des déficits ?

Les niveaux des déficits, en effet. Mais aussi la monnaie fétichisée, l’inflation et la dette diabolisées. C’est une vision dogmatique très bornée. Les leaders allemands l’assument sans s’en rendre compte. Ainsi, quand l’odieux ministre de l’Economie allemande, M. Schäuble, déclare : la France « serait contente que quelqu’un force le Parlement… », il ajoute : « mais c’est difficile, c’est la démocratie. » Cette précision est comme un manifeste de l’ordo-libéralisme : la démocratie est un problème, dans la mesure où elle permet au politique de nier le dogme économique. La France, son Histoire, sa culture, c’est l’inverse : toutes nos Constitutions républicaines se sont mêlées d’économie. Pourquoi devrions-nous renoncer à notre modèle ? A mes yeux, il est supérieur au modèle allemand quand il s’agit d’organiser la vie humaine en société. L’ordo-libéralisme est antirépublicain. Il détruit les liens sociaux et la vie civique.

Pierre Moscovici dit que vous faites un contresens et affirme que Schäuble plaisantait…

La servilité de Pierre Moscovici fait honte !

Pardon, mais les Allemands ne nous imposent pas grand-chose. Cela fait neuf ans que nous ne respectons pas la règle des 3 % de déficit… Donc, l’ordo-libéralisme, on lui tourne le dos allègrement !

Ce que vous dites est incroyable : des traités inapplicables doivent-ils être sacralisés ? Les traités sont choses humaines. Il faut discuter de leur contenu par rapport à leur résultat. Nage-t-on dans le bonheur en Europe ? Le chômage et la pauvreté martyrisent des masses humaines considérables. Partout, l’extrême droite monte. L’Allemagne, elle, accumule les excédents commerciaux. Et qu’en fait-elle ? Elle les place sur les marchés financiers, car elle a étouffé, en Europe, l’activité économique. Ce faisant, l’Allemagne alimente elle-même la bulle financière qui va bientôt exploser. Bonjour, le modèle !

Pensez-vous réellement que François Hollande puisse vendre aux Allemands le modèle français ?

Non. François Hollande a changé de camp. Il roule pour l’ordo-libéralisme. Les Français ne savaient pas qu’en votant Hollande ils élisaient Merkel. Il a avoué d’ailleurs : « La France veut être le meilleur élève de la classe européenne. » Pour moi, la France n’est l’élève de personne et elle peut apprendre beaucoup aux autres ! Tant qu’à faire, sur bien des sujets, mieux vaut qu’elle soit le maître !

A vous lire, les Allemands usurpent une réputation de sérieux. C’est gonflé…

En France, nous adorons par modes successives des « modèles ». On a eu droit aux « dragons asiatiques », puis aux « tigres européens », telles l’Irlande ou l’Espagne. Des tigres de papier, en vérité, qui se sont effondrés avec l’explosion de la bulle financière en 2008. Et revoilà donc le « modèle allemand », efficace, discipliné. Une illusion ! L’économie allemande est délabrée. Avec des équipements en ruine, 12 millions de pauvres, de moins en moins d’enfants, des jeunes qui quittent le pays, des vieux qu’ils relèguent et une espérance de vie en recul, qui veut être allemand ? Mon livre reprend le débat européen. On affichait qu’on ferait l’Europe sans défaire la France. Pour l’instant, on défait la France sans faire l’Europe des êtres humains. L’Allemagne nous domine, nous corrige, nous coupe de nos bases méditerranéennes ! Que reste-t-il ? Juste un grand marché qui nie notre modèle colbertiste, lequel est notre atout. En France, l’entrepreneur se met à la file du peloton ouvert par l’Etat. Quand on décide de faire des fusées, c’est l’Etat qui prend les choses en main. Et aujourd’hui nous avons 50 % du marché mondial… Il n’y a pas une seule réussite européenne qui ne soit, à l’origine, française. Pas une seule ! L’Allemagne nous plombe !

Vous donnez le sentiment que la France n’a plus rien à faire avec l’Allemagne…

Non, je ne dirai pas les choses comme ça. L’Allemagne est là de toute façon. Mais on ne peut accepter sa domination. Mon livre montre ses abus de pouvoir. Et sa manie d’imposer aux autres ce qu’elle croit bon pour elle. La sortie raisonnable, ce n’est pas de s’affronter avec eux mais de les remettre à leur place. Et de porter sans complexe notre propre message universaliste. Le retraité allemand n’est pas seul au monde ; il faut aussi prendre en compte le sort des jeunes Français et celui de la planète. L’Europe est la première puissance économique du monde. Cela nous impose des responsabilités. Or, l’ordo-libéralisme allemand ne permet pas de les endosser. Aucune !

Propos recueillis par Emmanuel Berretta


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