L’Allemagne dans l’impasse politique, après la percée régionale inédite de l’extrême droite

samedi 14 septembre 2024.
 

L’AfD, le parti d’extrême droite, est arrivée en tête en Thuringe et deuxième de peu en Saxe. La coalition fédérale sortante a été durement sanctionnée, tandis que l’irruption du parti de Sahra Wagenknecht complique le jeu politique allemand.

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Pour la première fois dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne, un parti d’extrême droite, dirigé par un nostalgique du nazisme, est arrivé en tête d’une élection régionale. En Thuringe – un ex-land de République démocratique allemande (RDA), aujourd’hui le plus pauvre du pays et comptant 2,1 millions d’habitants –, Alternative für Deutschland (AfD) a obtenu la plus grosse part du vote lors des élections pour renouveler le parlement régional, le Landtag, ce 1er septembre.

Dirigé lui aussi au niveau régional par un admirateur notoire du IIIe Reich, Björn Höcke, l’AfD a gagné 32,9 % des voix, selon les résultats définitifs, soit 9,5 points de plus que lors de la dernière élection de 2019. L’extrême droite thuringienne réalise un score proche des 33,5 % obtenus lors des élections européennes de juin. Björn Höcke, dimanche soir, a revendiqué la direction de la future coalition régionale.

Les majorités sortantes sanctionnées

L’AfD devance les conservateurs de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU), qui gagnent 1,9 point et remportent 23,6 % des voix. Malgré ce gain, c’est le deuxième plus mauvais score de ce parti à une élection régionale en Thuringe après celui de 2019. En troisième position, c’est la formation « conservatrice de gauche » de Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht, BSW), comme elle se revendique elle-même, qui arrive en troisième position avec 15,8 % des voix pour sa première participation. En juin, son parti avait obtenu 15 % en Thuringe aux européennes.

Le parti de Sahra Wagenknecht devance son ancien parti de gauche, Die Linke, le descendant de l’ancien parti dominant de la RDA, le Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), qui obtenait encore 31 % des voix en 2019 et n’obtient cette fois que 13,1 %.

Le parti du chancelier social-démocrate fédéral Olaf Scholz, le SPD, termine avec un peu plus de 6 %, juste assez pour conserver des députés régionaux, mais en chute de 2,1 points par rapport à son niveau de faiblesse record de 2019. Les deux autres partis de la coalition fédérale, les Verts et les libéraux du FDP, sont exclus du nouveau Landtag. Les écologistes perdent 2 points à 3,2 %, les libéraux 3,9 points à 1,1 %.

En Saxe, un land plus au sud, aussi issu de l’ex-RDA et comptant 4,1 millions d’habitants, l’AfD arrive deuxième, mais talonne la CDU. L’ancien parti d’Angela Merkel obtient, selon les résultats définitifs, 31,9 % des voix, quasi stable (– 0,2 point) par rapport aux élections de 2019, où il avait réalisé son plus mauvais score dans une région qui est son bastion depuis 1991. L’AfD arrive juste derrière avec 30,6 % des voix, soit 3 points de plus qu’en 2019. En dépassant les 30 %, le parti s’impose comme la principale force d’opposition à la CDU.

Outre la confirmation de l’installation de l’AfD à un haut niveau et la percée de la BSW, le troisième fait important de cette journée électorale est la lourde défaite de la coalition berlinoise dite « feu tricolore ».

Troisième en Saxe aussi, la BSW de Wagenknecht perce avec 11,9 % des voix, prenant l’essentiel des voix à Die Linke, en chute de 5,9 points à 4,5 %. Le SPD est stable à 7,3 % et les Verts sauvent de peu leur place au Landtag avec 5,1 %, mais encaisse un recul de 3,5 points. Le FDP obtient moins de 1 %.

Dans les deux länder, les majorités sortantes sont battues. En Thuringe, l’alliance dirigée par Die Linke avec le SPD et les Verts (et tolérée par la CDU) ne peut plus atteindre la majorité des sièges. En Saxe, la coalition CDU-Verts-SPD perd sa majorité d’une voix. L’émergence de la BSW a brisé les alliances des partis traditionnels et confirme la réduction du champ des possibles dans la politique allemande.

Cette journée électorale est marquée par la lourde défaite de la coalition au pouvoir nationalement, dite « feu tricolore » et constituée autour du chancelier fédéral Olaf Scholz et de son parti le SPD, des Verts et des libéraux du FDP. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung annonçait ce dimanche soir « un tsunami de colère sur le “feu tricolore” ».

Certes, la Thuringe et la Saxe ne sont pas des bastions de ces trois partis, mais le rejet est malgré tout évident. En Thuringe, la CDU en profite et gagne des voix. Le SPD perd des voix dans les deux länder, le FDP et les Verts perdent leurs sièges, ces derniers subissent une vraie déroute électorale, même s’ils sauvent leurs sièges. Le FDP enregistre des scores anecdotiques. De façon plus globale, la double progression de l’AfD et de la BSW traduit un rejet des politiques fédérales en cours.

Et les résultats s’annoncent également désastreux dans la région du Brandebourg, où l’on renouvellera le Landtag le 22 septembre prochain. Le SPD redoute d’être distancé par l’AfD, alors que les Verts pourraient perdre leurs sièges.

La déroute de la coalition fédérale

La coalition fédérale défend, il est vrai, un peu tout et son contraire. Elle entend mener une politique climatique et sociale ambitieuse, mais coupe dans le budget de la transition et les aides sociales pour satisfaire aux obsessions d’équilibre budgétaire du ministre des finances Christian Lindner (FDP). Récemment, même l’aide à l’Ukraine, pourtant un des rares points d’accord entre les trois partis, a fait les frais de la volonté du ministre de rentrer dans les clous du fameux « frein à l’endettement », un dispositif constitutionnel qui limite les déficits, mais qui peut aussi être suspendu.

Le gouvernement Scholz est en outre incapable de faire sortir l’Allemagne de l’ornière sur le plan économique. Depuis 2019, le pays connaît une véritable stagnation économique. Au deuxième trimestre 2024, le PIB a affiché un recul de 0,1 % sur trois mois. Sur un an, sa progression est de 0,3 % et de 0,6 % par rapport au même trimestre de 2019.

Un véritable surplace qui, logiquement, pose un problème de redistribution. Les salaires réels ont beaucoup reculé pendant la période inflationniste et n’ont pas rattrapé leur retard en niveau, tandis que les profits, eux, sont sous la pression de la concurrence internationale. Car le problème de l’Allemagne est un problème structurel : l’industrie du pays, longtemps dorlotée par les prix de l’énergie faible et la croissance chinoise, s’est endormie sur ses lauriers. Elle est désormais plombée par la guerre en Ukraine et la montée en gamme chinoise. L’indice PMI de S&P, qui mesure l’activité dans l’industrie manufacturière allemande, est sous la barre des 50, ce qui signale une contraction, depuis plus de deux ans.

Un « jeu à somme nulle »

Dans ces conditions, l’emploi s’est maintenu, mais nécessairement au prix d’un développement de l’emploi à temps partiel et à salaires faibles. Les salaires réels sont, malgré leur hausse récente, encore sous leur niveau de 2019. Un quart des salariés et salariées allemands touchent moins de 66 % du salaire médian, malgré l’introduction d’un salaire minimum fédéral en 2018, et les retraités sont frappés par la pauvreté. En 2022, 17,5 % des plus de 65 % étaient en risque de pauvreté et la situation n’a pas pu s’améliorer depuis, compte tenu de l’inflation.

Tout cela pose les bases d’un « jeu à somme nulle », où la distribution de richesses aux uns se fait au détriment des autres. Dans ce schéma, si la population refuse, comme c’est le cas outre-Rhin, de contester la redistribution entre le travail et le capital, le combat politique se fait autour de luttes de redistribution internes au travail. C’est alors une opportunité pour l’extrême droite, qui peut fustiger les « privilèges » des migrants et jouer sur les peurs culturelles.

Cette stratégie s’est révélée gagnante, alors que le pays a connu depuis 2015 deux grandes vagues migratoires, issues d’abord du Moyen-Orient puis d’Ukraine. Certes, l’Allemagne a besoin de l’immigration pour faire face à sa démographie déclinante, notamment dans les länder de l’est, qui se dépeuplent. Mais l’AfD a su utiliser les peurs liées à l’immigration ainsi que les différents attentats dont l’Allemagne a été victime pour focaliser le débat sur cette question.

Au point de non seulement marginaliser à l’est Die Linke, le parti de gauche issu de l’ex-SED, parti dominant de la RDA, mais aussi de provoquer sa scission et l’émergence du mouvement « conservateur de gauche » de Sahra Wagenknecht (BSW), qui assume entièrement ce « jeu à somme nulle » et défend les intérêts des « natifs » contre le « coût » des nouveaux venus.

Ce discours prend particulièrement dans les deux länder qui votaient ce 1er septembre. La Saxe et la Thuringe sont des länder vieillissants. L’âge moyen en Saxe est de 46,8 ans et celui en Thuringe de 47,5 ans, contre une moyenne de 44,6 ans en Allemagne. Ce sont des länder pauvres. La Thuringe a le plus faible PIB par habitant d’Allemagne, avec 35 715 euros.

La Saxe est le plus riche des États de l’ex-RDA, mais est encore en dessous du plus pauvre des États de l’ouest avec 38 143 euros par habitant. À titre de comparaison, la moyenne allemande est de 48 750 euros par habitant, celle de la Bavière de plus de 57 000 euros et celle de Hambourg de plus de 70 000 euros.

Ces länder ont été désindustrialisés après la réunification, les emplois se trouvent surtout dans les services, là où les salaires sont les plus faibles et les moins dynamiques. Malgré la faible proportion d’étrangers dans ces régions (la part des étrangers extracommunautaires dans la population active est de 3,3 % en Saxe et 2,7 % en Thuringe), une partie de la population active se considère en concurrence avec les migrants qui viendraient pour occuper ce type d’emplois.

Le discours de l’AfD et de la BSW vise à faire espérer une protection vis-à-vis de cette concurrence et, plus généralement, une protection « culturelle » et « sécuritaire ». En face, tous les partis ont gouverné, y compris Die Linke, dont était issu le ministre-président sortant de Thuringe, et subissent le contrecoup de leur bilan.

Quelles majorités désormais ?

À présent, la question est celle de la gouvernabilité de l’Allemagne. La progression de l’AfD à l’est de l’Allemagne, mais aussi à un moindre niveau à l’ouest de l’Allemagne, et l’émergence de la BSW, réduit le champ des coalitions possibles dans les länder comme au niveau fédéral. Et cela est d’autant plus vrai que l’échec des trois dernières coalitions fédérales (CDU/CSU et FDP de 2009 à 2013, CDU/CSU et SPD de 2013 à 2021 et « feu tricolore » depuis) réduit les envies de monter des coalitions qui se paient très cher au niveau électoral et qui induisent des compromis qui mettent en danger la crédibilité des programmes.

De ce point de vue, le désastre de l’actuelle coalition fédérale, la première à trois membres depuis 1953, est une leçon pour l’ensemble du monde politique allemand. La difficulté à trouver un barycentre cohérent conduit à alimenter encore la contestation. Lors des élections européennes de juin dernier, les trois partis « exclus » de toute coalition fédérale (AfD, BSW et Die Linke) avaient cumulé 24 % des voix contre 15 % lors des élections fédérales de septembre 2021.

Certes, il existe en Allemagne un fort rejet majoritaire de l’extrême droite, que l’on a pu constater après les révélations sur le plan de « remigration » de l’AfD, mais ce réflexe ne règle pas les problèmes économiques et politiques du pays.

En cela, les événements à venir pour la constitution d’une coalition en Thuringe et en Saxe seront très intéressants. En février 2020 en Thuringe, une coalition constituée de l’AfD, du FDP et de la CDU avait élu ensemble un ministre-président libéral, Thomas Kemmerich. L’affaire avait fait scandale et la CDU avait finalement revu sa position. En mars, Bodo Ramelow, de Die Linke, avait été finalement réélu avec l’appui de la CDU. Mais à l’époque, Die Linke était arrivé en tête avec 31 % des voix aux élections de 2019.

Que se passera-t-il cette fois ? Le nouveau patron fédéral de la CDU, Friedrich Merz, un admirateur de Margaret Thatcher, est très ambigu sur la question de l’alliance avec l’AfD. L’an dernier, il avait accepté l’idée d’alliances locales, avant de se rétracter. Or, la CDU va devoir faire des choix. En Thuringe, une majorité sans la BSW ou l’AfD est impossible, les deux partis étant majoritaires ensemble. En Saxe, la seule option possible est celle d’une alliance de la coalition sortante CDU, Verts et SPD avec ce qu’il reste de Die Linke. Le parti de gauche a indiqué qu’il « tolérerait » une coalition dirigée par la CDU, ce qui devrait permettre au ministre-président sortant Michael Kretschmer de garder son poste.

Mais en Thuringe, l’affaire est plus ardue. Faudra-t-il alors discuter avec la BSW pour obtenir son abstention et son soutien tacite à un ministre-président CDU ? Sahra Wagenknecht n’avait pas exclu une participation à une coalition. Elle avait fixé des conditions pendant la campagne, certaines relevant de la politique fédérale, comme l’abandon du soutien à l’Ukraine et le refus des bases états-uniennes, d’autres, comme les services publics améliorés, étant davantage cohérents avec les compétences des länder. Mais on voit mal comment CDU et BSW pourraient gouverner ensemble, sachant que pour Sahra Wagenknecht, ce serait un retour aux arrangements locaux de Die Linke.

L’AfD proposera-t-elle alors une alliance à la BSW alors que les deux partis sont majoritaires au Landtag thuringien ? Pour Sahra Wagenknecht, ce serait une forme de trahison, alors même qu’elle a créé son parti pour, selon elle, freiner la montée de l’extrême droite, et qu’elle continue de se revendiquer de la gauche. Il est, de plus, peu probable que l’AfD s’allie avec l’ancienne tête de file de Die Linke. Reste alors une dernière option, une alliance entre la CDU et l’AfD, majoritaire dans les deux länder.

Mais une telle alliance est-elle acceptable ? Dimanche soir, elle était exclue par la CDU. Mais ce parti est, en fait, dans une impasse. Lors des prochaines élections fédérales de l’an prochain, elle devrait l’emporter, si la situation ne change pas. Mais avec qui gouvernera-t-elle ? Les partis de la triple coalition actuelle sont déjà très affaiblis et Friedrich Merz n’a pas de mots assez durs pour eux. Le duel avec le FDP sur la question de la bonne gestion financière du pays pourrait même coûter ses sièges au Bundestag aux libéraux. Dans ce cas, Friedrich Merz manquera peut-être d’alliés avec qui discuter.

Le blocage en Thuringe pourrait alors être l’occasion de tester une alliance locale avec l’extrême droite. S’il est commun en Allemagne de réaliser des alliances locales en les refusant au niveau fédéral (cela a longtemps été le cas de l’alliance des gauches SPD-Verts-Die Linke), le cas est ici plus délicat compte tenu de la nature de l’AfD, particulièrement en Thuringe où le leader du parti, Björn Höcke, ne cache pas sa nostalgie pour le national-socialisme.

Et cela est d’autant plus vrai que, dans certains cas, les alliances régionales sont aussi des tests pour des alliances fédérales. Notamment lorsqu’il y a un blocage politique. Bref, l’avenir politique de l’Allemagne va se jouer dans les mois prochains à Erfurt.

Romaric Godin


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