En hommage à Pierre Broué, par René Revol

samedi 6 août 2005.
 

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » René CHAR

Pierre BROUE était mon maître. Son départ ce 26 juillet m’a plongé dans une profonde tristesse, comme si une partie de moi même m’était à jamais arrachée. Nous sommes toute une génération à ressentir aujourd’hui la même douleur. Je l’ai rencontré pour la première fois, comme étudiant de 1ère année à sciences po Grenoble en octobre 1965, il m’a beaucoup appris puis nous avons partagé de nombreux combats communs, sans jamais nous quitter malgré les parcours différents. Chez Pierre, on ne peut pas séparer l’enseignant captivant pendant des heures un amphi bondé, l’historien scrupuleux du mouvement ouvrier et communiste attaché par dessus tout à la vérité, l’écrivain capable de nous faire comprendre et partager l’expérience historique de combattants ouvriers et socialistes et notamment dans sa biographie de Trotsky , le militant politique et syndical à la fois intransigeant sur les principes et pédagogue considérant que tout être humain est perfectible et peut donc être convaincu, l’internationaliste résolu passionné par les combats du monde entier et toujours prêt à répondre aux sollicitations des quatre coins de la planète.

Il ne s’agit pas ici de faire sa biographie ou une note nécrologique. Nous ferons bientôt à plusieurs voix ce travail nécessaire. Juste un témoignage en cet instant de deuil.

Engagé dans la résistance à 17 ans ou refusant à la Libération l’hégémonie dictatoriale du stalinisme sur le mouvement ouvrier, Pierre BROUE nous a appris à ne pas céder aux puissants du moment et à résister quoiqu’il en coûte. Et cela allait de pair avec une exigence de vérité : dire la vérité est la première exigence de celui qui veut transformer le monde. Or le stalinisme et tous ceux qui voulaient par réalisme politique s’en accommoder nous demandaient d’accepter le mensonge et la tromperie, les anathèmes et les exclusions contre ceux qui ne pensent pas comme vous. L’une des questions clefs que se posait ma génération était de comprendre comment un des plus formidables élans émancipateurs - celui qui s’est manifesté de Marx à la Révolution Russe - avait pu se transformer en URSS en une barbarie ; naturellement, nous refusions de suivre les défenseurs du capitalisme - y compris dans la social-démocratie- pour qui il était fatal que la révolution engendre son contraire et nous n’avions qu’à accepter le capitalisme. Reprendre le flambeau de l’émancipation humaine nécessitait de régler la question de la perversion stalinienne et cela supposait de lier indissolublement la connaissance rigoureuse et la compréhension de l’histoire à l’action militante. Ce flambeau de la vérité historique, Pierre l’a tenu y compris dans les années du libéralisme triomphant : c’est un capital précieux aujourd’hui où l’action en France comme dans le monde contre la mondialisation capitaliste redonne vigueur et actualité au combat socialiste.

Le premier grand combat que nous ayons partagé avec Pierre est la grève générale de mai 1968 à Grenoble ; au cours de cette expérience exceptionnelle il nous a appris que l’action socialiste ne pouvait être qu’une action de masse et que la transformation sociale ne serait pas l’œuvre d’une minorité agissante mais l’action consciente de millions d’hommes et de femmes mobilisés. Cette attention au plus grand nombre, cette volonté de préserver l’unité politique et syndicale ont constitué des constantes de son action militante, à des années lumière des réactions sectaires. Je me souviens d’une conversation fin mai où devant notre enthousiasme juvénile croyant que le mouvement social règlerait tout par lui-même, Pierre nous a patiemment expliqué à la lumière de son expérience passée que tout mouvement social ne peut pas réussir sans une perspective de transformation politique - qui pour l’heure faisait défaut. Pour notre génération, cette leçon fut essentielle.

Pendant de longues années nous sommes nombreux à avoir formé à l’action politique et sociale des générations de militants et si dans ce travail d’éducation et d’organisation il reste une leçon que nous n’oublierons jamais c’est bien qu’une organisation politique ne peut pratiquer en son sein des méthodes contraires aux valeurs et aux objectifs qu’elle prône pour la société. Cela l’a amené à s’élever contre tous les comportements bureaucratiques et antidémocratiques, y compris dans les organisations trotskystes. Nous sommes nombreux à nous souvenir de ses colères mémorables contre les « béni oui oui ». Son souci permanent d’éduquer l’amenait à exiger de chacun travail, lecture, réflexion critique, expression libre....Nous ne pouvons que recommander aux lecteurs de ce message qui ne le connaissait pas de se procurer sans tarder ses ouvrages majeurs sur le Parti Bolchevique, sur la révolution allemande, sur la révolution espagnole, sur les procès de Moscou, sur l’histoire de l’internationale communiste et sa biographie de Trotsky.

Enfin, militant il le fut jusqu’à son dernier souffle - y compris dans des périodes de grand isolement - il ne renonçait jamais et espérait toujours dans la capacité des exploités et des opprimés de s’émanciper, ce qui tranchait avec la fatigue et le scepticisme qui gagnait des plus jeunes. L’attention qu’il portait aux mouvements dans le monde entier en témoigne. Ces derniers mois, il avait manifesté dés janvier 2005 son appui à notre initiative de mener la campagne du Non avec J.L. Mélenchon et PRS. Et après le tremblement de terre du 29 mai il croyait dans une modification profonde de la situation et nous appelait à ne pas nous laisser impressionner par le bruit des médias dominants mais à nous préparer aux ruptures profondes inévitables qu’allait engendrer ce tournant politique. Dans son dernier appel, début juillet, d’une part il nous invitait à faire un gros effort de formation théorique, historique, pratique...d’une nouvelle génération pour qu’elle soit capable d’élaborer le programme émancipateur de cette nouvelle période ; d’autre part, il insistait pour que la dimension internationale de notre action soit plus centrale et plus présente, tant Pierre était avant tout un internationaliste.

Mais Pierre ne sera plus là pour nous accompagner. La citation de René Char en exergue, écrite en 1943 dans le maquis du Lubéron, c’est lui qui avait attiré mon attention sur cet aphorisme. Nous avons un héritage à transmettre mais il n’y a pas de mode d’emploi, pas de modèle à copier ; cet héritage c’est à nous de l’investir dans les temps qui viennent. Ce sera notre fidélité.

Grabels, le 27 Juillet 2005

René REVOL


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message