Retour sur le marxisme révolutionnaire

lundi 9 juin 2008.
 

Politiquement, Jean-Marie Vincent se situait dans la lignée d’un marxisme révolutionnaire qui passe par le Marx de la Commune de Paris, la révolution russe d’Octobre 17, Rosa Luxemburg, l’opposition de gauche au stalinisme, en particulier Trotski, etc. Avec, bien sûr, un retour critique nécessaire sur cette tradition. J’y suis moi-même engagé, sans forcément mettre l’accent sur les mêmes questions. Dans ce rapport à la tradition marxiste révolutionnaire, il faut distinguer deux périodes. Durant les années 1960/1980, on a assisté à une réactivation de cette tradition, que le stalinisme n’avait pas réussi à détruire complètement, à travers le développement d’organisations révolutionnaires, liées plus ou moins à l’histoire des différentes composantes de la VIe Internationale ; mais pas seulement. À la fin des années 1980 s’amorce une autre période, celle d’un retour sur le marxisme révolutionnaire sur la base d’une nouvelle phase marquée par la fin du cycle historique ouvert par Octobre 17 ; l’écroulement des pays du « socialisme réellement existant » en est la manifestation explicite.

Une périodisation nécessaire

Durant la période 1960/1980, la plupart des courants marxistes révolutionnaires entendent réactiver la tradition révolutionnaire issue d’Octobre 17. Toutefois, il serait faux de laisser croire que cela se réduit à la simple répétition de certaines formules ; au contraire, en tout cas pour la Ligue (et d’autres courants au demeurant). Il existe un véritable travail de « relecture » de Trotski, Lénine, Rosa Luxemburg etc. et un retour sur les différentes expériences révolutionnaires des années 1920/1930 comme sur les débats stratégiques liées à elles. Dans « Le trotskisme dans l’histoire », son dernier article publié dans Critique Communiste (n° 172), Jean-Marie Vincent écrit que les trotskistes ont fait de la révolution d’Octobre 17 « un modèle qu’auraient à suivre les révolutions à venir ». Les formules sont trop rapides. Il faudrait distinguer entre modèles et perspectives stratégiques. Ainsi, très vite, la Ligue ne s’est pas contentée de répéter Octobre 1917 comme un modèle de crise révolutionnaire ; notamment en revisitant l’expérience de la révolution allemande des années 1920 et les débats menés dans l’Internationale communiste sur les spécificités de la révolution à l’Ouest. En revanche, durant toute cette période, elle a effectivement maintenu un cadre stratégique se situant dans l’horizon ouvert par Octobre 17. Ce n’est pas tout à fait la même chose [1].

À vrai dire, la façon dont Jean-Marie Vincent dans cet article entend tirer le bilan d’un trotskisme, compris comme une sorte de substance politico-théorique hypostasiée hors de l’histoire, ne me semble pas une très bonne méthode. Je ne m’y reconnais guère, et je ne dois pas être le seul. La question n’est pas celle des développements critiques du texte. Dans « Ernest Mandel et le marxisme révolutionnaire », un article de Critique Communiste (n° 144, hiver 1995) repris dans Un autre Marx (Page deux, 2001), Jean-Marie Vincent porte une série de critiques fortes, avec lesquelles je suis souvent d’accord. Reste qu’il ne s’agit pas du « trotskisme » en général, mais d’un de ses représentants (éminent, certes). Et le débat est plus fécond. Ces remarques ne visent pas à contourner des problèmes importants, effectivement liés à la tradition trotskiste ; ainsi l’analyse de l’URSS et la catégorie d’ « État ouvrier dégénéré ». Ici, je renvoie au texte de Jean-Marie Vincent « Trotski et l’analyse de l’URSS », publié dans Un autre Marx, mais d’autant plus significatif qu’il date de 1982. Mon appréciation, au delà de tel ou tel débat possible [2], est simple : Jean-Marie Vincent a globalement raison. Et je conseille fortement de lire ce texte. Il a en effet quelque chose de « trotskiste » dans la façon dont il est capable de restituer l’approche de Trotski et sa pertinence par rapport à d’autres analyses (capitalisme d’État, collectivisme bureaucratique, etc.), tout en soulignant certaines limites qui font que, dans les années 1970/1980, il est impossible de se contenter de répéter ses analyses.

Quoiqu’il en soit, je voudrais ici me concentrer sur deux sujets, liés au dialogue polico-théorique que j’avais repris avec Jean-Marie Vincent depuis le début des années 1990. Ils ne portent pas sur tel ou tel aspect particulier d’analyses produites dans le passé, mais sur un bilan plus général de la tradition marxiste révolutionnaire dans son approche de la politique. Le premier sujet, avec lequel je suis en accord, concerne sa critique radicale d’une conception de la politique révolutionnaire comprise comme dialectique de la prise de conscience. Le second, à propos duquel nous avions des désaccords, porte sur l’appréciation de la place d’Octobre 17 et de l’apport de Lénine dans l’histoire de la tradition marxiste. Ce sont deux thèmes qu’il avait abordés très tôt ; on les trouve déjà dans le dernier chapitre de Critique du travail (PUF, 1987) dans lequel il esquisse ce que doivent être les nouveaux fondements d’une politique révolutionnaire.

Politique et « prise de conscience »

Dans son article « Ernest Mandel et le marxisme révolutionnaire », Jean-Marie Vincent reproche à celui-ci sa vision d’une politique révolutionnaire comprise comme relevant de la prise de conscience, la dialectique de la transformation sociale étant alors pensée comme une dialectique de la prise de conscience. La critique peut sembler étonnante, tant le terme de « conscience » est monnaie courante dans le langage politique, marxiste d’ailleurs et pas seulement « trotskiste ». On parle de conscience politique d’un individu, d’articulation nécessaire des niveaux de conscience des masses etc. D’où l’importance du « Programme de transition », acte fondateur de la IVe Internationale consistant à avancer des revendications transitoires qui, justement, auraient pour fonction de faire progresser le niveau de conscience.

Au demeurant le marxisme, le programme du parti révolutionnaire ne sont-ils pas « l’expression consciente d’un processus inconscient » ? Ici la chose devient moins évidente à assumer, vu la prétention exorbitante que s’arrogeraient alors le marxisme et le parti. Pourtant la formule a été très souvent répétée ; on ne la trouve pas chez Marx. La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise devrait nous apprendre à nous méfier de l’évidence de certaines catégories qui semblent relever du bon sens. En outre, comme le fait remarquer souvent Jean-Marie Vincent, l’illusion de la toute puissance de la conscience de soi, de sa prétention à la maîtrise absolue du monde n’est que l’autre face du fétichisme de la marchandise.

L’effet miroir de la chosification des rapports sociaux, c’est la figure de l’individualisme possessif, « le fantasme du démiurge, de la toute puissance qui travaille la subjectivité de l’ère bourgeoise » (Un Autre Marx, p. 50).

Ainsi qu’il l’écrit dans Critique du travail ( p. 158), la politique révolutionnaire ne peut « être assimilée à l’accession plus ou moins subite des masses à une conscience historique de leurs tâches présupposées. Elle n’est ni révélation, ni illumination, mais elle est déplacement, à la fois discontinu et irrecevable, des axes de gravité des échanges sociaux entraînant l’établissement de nouveaux réseaux de communications et de nouvelles possibilités d’agir ». Dans le premier cas de figure, la politique présuppose l’existence d’un sujet révolutionnaire préconstitué, mais inconscient de ses tâches historiques. Le développement des luttes de classes, en particulier le moment de la crise révolutionnaire, lui permet alors de se déployer pleinement comme sujet collectif, devenant conscient de sa mission historique et fusionnant alors avec le parti porteur du programme qui incarne cette mission. Lukacs a systématisé cette problématique pour en donner une version « léniniste ».

Mais quand on lit et relit les textes de Rosa Luxemburg ou du jeune Trotski on voit que cette dialectique est bien à l’œuvre, sous une autre forme, disons « spontanéiste », pour employer une vieille terminologie D’où d’ailleurs un intérêt de ces deux auteurs : mettre l’accent sur l’auto-activité des masses. Quant à l’existence du prolétariat comme sujet révolutionnaire préconstitué, il peut se cacher derrière des discours « scientifiques » ou de simples considérations sociologiques sur la classe ouvrière. Ainsi, commentant celles d’Ernest Mandel, Daniel Bensaïd, dans Marx L’intempestif (Fayard, 1995, p. 214), parle d’ « ontologie postulée du prolétariat ».

Dans le second cas, la politique révolutionnaire n’est pas de l’ordre de la révélation, mais d’une pratique collective visant à transformer les rapports et les échanges sociaux afin de libérer l’agir et les possibilités de communication des individus. On peut parler bien sûr de conscience politique, de volonté d’avoir une maîtrise collective et consciente des rapports sociaux. Toutefois cette conscience n’est pas la révélation d’une mission historique, mais la construction collective d’un projet qui s’opère dans le clair obscur du débat et de la lutte politique et non dans la constitution d’un sujet collectif porteur d’une imaginaire transparence de soi à soi. Et les revendications transitoires n’ont pas une fonction pédagogique permettant au prolétariat d’accéder à la « conscience de soi », via une série d’étapes déjà connues par le parti « expression consciente d’un processus inconscient ». Elles visent à fixer des objectifs permettant des avancées collectives dans l’émancipation à travers une transformation des conditions « objectives » et « subjectives ». Et pas seulement une prise de conscience.

Conditions « objectives » et conditions « subjectives »

Toujours dans le même article, Jean-Marie Vincent critique « la séparation fétichiste entre objectif et subjectif » à laquelle procède Ernest Mandel. On pourrait discuter certaines formulations [3]. Toutefois la critique est globalement pertinente et découle directement de celle portant sur la politique révolutionnaire comme prise de conscience. La thématique est celle, lancinante, du retard de la conscience politique et/ou de classe sur les conditions objectives qui, elles, sont mûres. Ici encore, il faut se méfier des évidences. On peut certes parler de progression de la conscience politique individuelle et collective à travers des mobilisations. Élever la notion de « retard » au rang de concept politico-analytique est un autre problème. Retard par rapport à quoi ? Au processus historique à venir dont l’avant-garde connaît le secret, via son programme de transition ?

La distinction entre conditions « subjectives » et conditions « objectives », classique dans un certain marxisme (et pas seulement trotskiste), est fortement discutable. Elle consiste à distinguer ce qui relèverait de l’analyse « économique » dite « objective », des conditions « subjectives », dans lesquelles on range, par exemple, le niveau de conscience de classe du prolétariat qui s’exprime, entre autres, par ses formes d’organisation. Reste que la conscience de classe ainsi définie ne relève pas du seul domaine des idées (de la conscience, au sens idéaliste), elle a une objectivité sociale bien réelle qui se cristallise dans des organisations, des institutions, tout aussi « objectives » que l’économie.

La question n’est pas seulement théorique. Ainsi, à la fin des années 1970, une discussion à plusieurs voix s’est développée dans Critique Communiste : comment expliquer l’emprise persistante des réformistes dans la classe ouvrière par rapport à la vision que nous avions dans les années post-1968 ? Ernest Mandel et Jean-Marie Vincent y participaient [4]. Le premier mettait essentiellement l’accent sur le retard de la conscience de classe, le décalage entre la combativité et son expression politique et, en dernière analyse, l’absence d’une organisation révolutionnaire assez forte pour cristalliser une alternative ; bref les rythmes étaient seulement un peu plus lents que prévus.

Pour Jean-Marie Vincent, cette explication n’en était pas une, car, précisément, c’est ce retard, ce décalage qu’il fallait expliquer : pourquoi les explosions sociales qui avaient secoué l’Europe dans l’après 68 n’avaient-elle pas permis de bouleverser radicalement le rapport de forces en faveur des révolutionnaires ? Il l’expliquait, pour le dire vite, par les transformations des structures et de la réalité du mouvement ouvrier qui s’étaient opérées à l’occasion des années de prospérité, connues par le capitalisme occidental après la Seconde Guerre mondiale. La question n’était pas seulement de retrouver la tradition révolutionnaire d’avant cette guerre, de rétablir une continuité historique, mais de préparer les conditions d’une mutation profonde du mouvement ouvrier.

Un an après, l’histoire, comme l’on dit, se chargea de trancher ce débat. C’était la victoire de Mitterrand à l’élection présidentielle. On pouvait sans nul doute la comprendre comme un effet différé de Mai 68, mais elle ne déboucha pas sur un nouveau Juin 36. Au contraire, elle marqua symboliquement la fin de la période ouverte par Mai 68.

À propos de Lénine

Dès les années 1968, pour des raisons théoriques exposées dans le premier article, que l’on va retrouver, j’étais méfiant par rapport aux discours pensant la lutte politique du prolétariat selon le paradigme de la prise de conscience ; de là ma lecture de Lénine, pas très à la mode de nos jours. Bien entendu, je ne porte pas aujourd’hui sur Lénine le même regard qu’en 1970, pour autant il me semble toujours qu’un de ses apports réside dans la rupture qu’il établit avec la problématique de la politique comme prise de conscience portée, par exemple, par Rosa Luxemburg ou le jeune Trotski. Lénine déplace la question : la lutte politique n’est pas le moment où le prolétariat accède à « la conscience de soi », mais un niveau spécifique – et décisif – de la lutte des classes. Et c’est un niveau qui est pensé de façon « relationnelle » ; celui constitué, justement, par les luttes des classes sous leur aspect politique. Les formules sont lapidaires et je n’oublie pas, par exemple, les textes de Rosa Luxemburg sur la grève politique de masse. Elles visent simplement à expliciter mon propre chemin dans la lecture de Lénine, qui n’est pas celle de Jean-Marie Vincent. C’est un sujet que j’avais commencé à discuter avec lui depuis de nombreuses années [5]. Il porte sur le moment que représente dans l’histoire du marxisme la tradition ouverte par Octobre 17 que, pour ma part, je caractérise comme moment où le marxisme se déploie dans sa dimension stratégique.

Dans son article « Le trotskisme dans l’histoire », Jean-Marie Vincent réduit l’apport de Lénine à la reprise « du vieux schéma kautskyste d’un parti intellectuel collectif qui apporte la perspective juste au prolétariat ». Il est vrai que dans Que Faire ?, Lénine donne la citation de Kautsky selon laquelle la « science » est apportée aux prolétaires de l’extérieur des luttes de classes, par « les intellectuels bourgeois ». Toutefois, comme le souligne Daniel Bensaïd dans Un mode à changer (Textuel 2003, p. 157), par un extraordinaire glissement de plume, Lénine explicite cette formule en expliquant que, non pas la « science », mais la « conscience politique », vient « de l’extérieur », non de la « lutte des classes », mais de « la lutte économique » (c’est-à-dire de la seule lutte des ouvriers contre le patronat). Et cette lutte est portée « non par les intellectuels, comme catégorie sociologique, mais par le parti en tant qu’acteur spécifique du champ politique. La différence est de taille ».

Je ne pense pas que la lutte politique relève de la seule compétence du parti. Cela d’ailleurs n’a jamais été la position de Lénine qui, parfois contre la direction du parti, a toujours pensé qu’il était décisif que se développent des luttes politiques de masse. Je ne vais pas m’engager ici sur un bilan du « léninisme ». J’insiste simplement sur ce qui me semble toujours un apport de Lénine à la tradition marxiste sur le statut de la lutte politique et sa dimension stratégique. La question n’est pas seulement celle de l’autonomie relative de la politique par rapport à « l’économique », mais celle de la spécificité du niveau politique.

À ce propos, je renvoie au texte de Daniel Bensaïd déjà cité. La politique est régie par une structuration propre (sa langue, sa grammaire, sa syntaxe). Le niveau politique dispose non seulement de sa propre temporalité, mais de sa propre scansion et de ses propres discontinuités. D’où la place accordée à l’analyse de la conjoncture ou encore la distinction entre tactique et stratégie, inexistante chez Marx. Lénine introduit notamment l’idée de crise révolutionnaire qui a peu à voir avec la thématique économiste de la « crise finale » du capitalisme, mais renvoie à une crise politique du système qui ouvre des possibilités de rupture avec lui. Mais aussi de recul en arrière. La politique comme stratégie

Dans Un autre Marx (p. 159), Jean-Marie Vincent souligne que, loin de toute vision linéaire du développement historique, dans les années 1920 Trotski envisage que des échecs du mouvement révolutionnaire puissent se traduire par une reviviscence de la dynamique capitaliste. Il traite notamment de cette question dans l’Internationale communiste après Lénine, écrite en 1928. Ce livre, qui critique le gauchisme de l’Internationale communiste stalinisée, reposant sur une vision linéaire de la radicalisation des masses et une vision catastrophiste de la marche à la crise finale, est sans doute un de ses textes qui expose avec le plus de clarté cette prise en compte de la temporalité propre du niveau politique. Dans Convoiter l’impossible (Albin Michel, 1995), Henri Maler montre que, souvent chez Marx, on assiste à un effacement du moment stratégique au profit de l’affirmation de la simple nécessité historique. Le traitement de la politique comme stratégie mise en œuvre par Lénine est une façon de répondre à cet effacement.

J’ai cité Daniel Bensaïd à propos de cette lecture de Lénine car, sur ce point, nous avons une histoire commune qui fait apparaître, encore une fois, les limites d’un bilan du trotskisme considéré comme une entité en soi. En effet, dans les années 1970, nous étions quelques-uns à la Ligue à penser que la tradition « trotskiste » qui s’était construite après la Seconde Guerre mondiale avait eu tendance à dissoudre les questions stratégiques dans les références programmatiques. Le programme était alors compris comme l’expression rationnelle du processus historique (l’expression consciente d’un processus inconscient) et non comme un outil stratégique traitant des conditions de lutte pour le pouvoir. C’était manifeste à propos de la « révolution coloniale » où la référence à la révolution permanente était rarement explicitée stratégiquement. Dès lors la « théorie de la révolution permanente » servait trop souvent à commenter les luttes de classe pour, en quelque sorte, éclairer des directions révolutionnaires dites « empiriques » qui elles, pourtant, mettaient en œuvre des stratégies de lutte pour le pouvoir. Nous voulions, en quelque sorte, renouer le fil avec une version « léniniste » du « trotskisme » ; celle, par exemple, de L’Internationale Communiste après Lénine. Et nous pensions qu’Ernest Mandel avait tendance à en donner une version « luxemburgiste », qui n’était pas exclusive d’un avant-gardisme propagandiste. En partie à cause de la situation marginale des trotskistes dans le mouvement ouvrier (d’où la figure récurrente des masses opposées aux appareils), mais également pour des raisons plus profondes d’approche de la lutte politique que l’on retrouvait également chez le jeune Trotski [6]. Retour sur Octobre 17

Naturellement, nous ne sommes plus dans les années 1970, j’essaie simplement de situer une certaine lecture de la place occupée par la tradition ouverte par Octobre 17 dans l’histoire du marxisme, que j’ai caractérisée comme affirmation de sa dimension stratégique. Reste à tirer le bilan de ce moment historique. Dans ma conclusion de Marx, l’État et la politique (p. 357), je souligne que, concernant le statut de la politique en général, le danger principal issu de cette tradition est de glisser vers une conception instrumentale, techniciste de la lutte politique.

C’est une façon de dire autrement la même chose que le bilan tiré par Jean-Marie Vincent lorsqu’il souligne que cette tradition est marquée par une sous-estimation de la nécessaire transformation des rapports sociaux au profit d’une polarisation autour de la seule question du pouvoir politique central. La question n’est pas mince, elle met en jeu tout un rapport de la politique révolutionnaire à l’histoire et aux masses. Une vision instrumentale, c’est une tendance à considérer les mobilisations de masse comme simple point d’appui de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Et de faire du parti le garant ultime de la dynamique révolutionnaire, allant dans le sens de l’histoire. L’indispensable auto-transformation des individus prend alors souvent la forme de l’affirmation normative de la construction d’un « homme nouveau » aux dépens d’une transformation collective des conditions de leur socialisation (transformation des rapports sociaux).

Il faut toutefois préciser que, tout au long des années 1920, l’URSS a connu des débats (et des expériences) sur la transformation révolutionnaire du « mode de vie », totalement occultés par la suite par le stalinisme. Cela ne change rien au fond du problème, mais permet de comprendre comment dans les années 1970, il était possible de se réclamer d’Octobre 17 tout en essayant de mettre l’accent sur la transformation nécessaire du « mode de vie ». D’autant que certaines études réactivaient cette dimension occultée de l’URSS des années 1920 ; ainsi Anatole Kopp dans Changer la vie, changer la ville (UGE, 10/18, 1975).

Jean-Marie Vincent ajoute que, grand admirateur de Clausewitz, Lénine avait tendance à rabattre les questions stratégiques sur les conceptions de stratégie militaire. Dans quelques textes d’avant Octobre 17 peut être, toutefois durant cette période les aspects militaires de la prise du pouvoir sont strictement subordonnés à sa dimension politique. Et il est nécessaire à ce propos de clairement différencier cette approche, qui est également celle de Trotski, des tendances à surestimer l’insurrection armée effectivement présente dans l’Internationale communiste comme le montre la défaite du Parti communiste allemand en 1923. Jean-Marie Vincent ne le fait pas assez dans « Le trotskisme dans l’histoire ».

Je ne vais pas continuer à égrener les questions posées par Octobre 17 [7]. Jean-Marie Vincent, qui n’a jamais réduit la Révolution russe à un coup d’État blanquiste et n’ignore pas la place occupée par les soviets, parle de « révolution par le haut » pour caractériser l’ensemble du processus révolutionnaire. La formule me semble pertinente. Bien évidemment, cela n’est pas lié à un projet initial des bolcheviks, mais à l’effet d’un ensemble de facteurs « objectifs » et « subjectifs » : situation du pays, en particulier après la guerre civile, développement rapide de pratiques autoritaires de pouvoir, mais également limites politiques et programmatiques...

Jean-Marie Vincent ajoute que cette « révolution par le haut » est symptomatique d’un problème plus général rencontré par la tradition marxiste tout au long du « court 20e siècle » : la tendance à réduire les perspectives de transformation à la question de la prise du pouvoir d’État et la sous-estimation des formes de pouvoir existant au-delà de l’État, dans les rapports sociaux. Ici, pour poursuivre la discussion, il faut faire un détour par l’analyse de l’État capitaliste.

L’État capitaliste

Jean-Marie Vincent s’est toujours opposé aux approches faisant de l’Etat capitaliste une simple expression de la « volonté » de la classe dominante ou argumentant le caractère bourgeois de cet État par une analyse sociologique de son personnel dirigeant. Pour lui, l’État fonctionne comme « un capitaliste collectif en idée », selon la formule d’Engels, en reproduisant dans son fonctionnement et son existence les caractéristiques des rapports de production capitalistes : à la séparation entre les travailleurs et les moyens de production possédés par le capital correspond la séparation entre le pouvoir d’État et la grande masse des administrés. L’État se donne alors sous un double aspect. À un premier niveau, l’État fonctionne comme garant des rapports de circulation, comme organisateur de la liberté et de l’égalité des possesseurs de marchandises. Mais cela n’est que l’expression dérivée d’une fonction plus profonde : l’État comme instrument de coercition et de discipline de la force de travail pour les besoins du procès de valorisation capitaliste. [8]

L’État capitaliste n’est donc pas un simple « superstructure » politico-répressive surplombant la société, mais participe de façon active à l’organisation des rapports sociaux et à la production/reproduction de la division sociale du travail ; notamment par le biais de la gestion de la force de travail. Jean-Marie Vincent a toujours maintenu ce cadre d’analyse, mais par la suite, il a mis l’accent sur l’articulation de ce pouvoir d’État avec la multiplicité des rapports de pouvoirs au sein même des rapports sociaux ; cela en référence aux analyses de Michel Foucault sur la micro-physique du pouvoir, sur les mécanismes de bio-pouvoir présent dans l’ensemble de l’espace social. Et en soulignant que la tradition marxiste n’a pas suffisamment pris en compte les mécanismes de pouvoir liés à la soumission réelle du travail au capital qui visent à modeler l’agir des individus pour les soumettre aux besoins du procès de valorisation.

Je partage globalement cette approche ; même s’il me semble que Jean-Marie Vincent avait tendance à ne pas suffisamment souligner certains aspects contradictoires de cette structuration de l’État, notamment sous l’angle de l’égalité citoyenne. Cela dit, en ce qui concerne l’analyse des micro-pouvoirs, si le constat est globalement juste pour la configuration du marxisme issu d’Octobre 17, la question a commencé à être traitée dans l’après 1968, en lien effectivement avec les analyses de Michel Foucault ; y compris par ceux qui se réclamaient de la tradition « léniniste ». Ainsi un article, écrit en 1976 par Daniel Bensaïd et moi-même, procédait à un retour critique sur « l’ultra-léninisme » des premières années de la Ligue [9]. Il se terminait sur une longue discussion des analyses de Michel Foucault qui, déjà à l’époque, expliquait que les organisations marxistes du passé avaient privilégié l’appareil d’État comme cible de lutte au détriment des multiples micro-pouvoirs. Nous réaffirmions la nécessité de la lutte pour le pouvoir politique et sa transformation radicale, en ajoutant toutefois qu’il existait un problème réel, non traité par Lénine dans L’État et la révolution : celui d’une série d’institutions, liées à la construction de l’État, et du quadrillage de la société civile qu’elles organisaient (l’asile, les prisons, le sport, la médecine, l’école, la famille...).

À la même époque, dans La Révolution et le pouvoir (Stock, 1976), Daniel Bensaïd écrivait : « La première révolution prolétarienne a donné sa réponse au problème de l’État. Sa dégénérescence nous a légué celui du pouvoir ». D’où la nécessité de remettre en cause les mécanismes souterrains de pouvoir plus larges que ceux l’État et qui passaient notamment par les institutions dont je viens de parler. À propos du dépérissement de l’État

Si je fais ce rappel, c’est qu’il est important pour mon propre cheminement, différent de celui de Jean-Marie Vincent, sur une question centrale léguée par Marx : la perspective de dépérissement de l’État. Mon problème essentiel par rapport à ces analyses de 1976, n’est pas l’oubli des micro-pouvoirs, mais la réponse générale apportée. Il s’agissait d’opposer la socialisation du pouvoir à l’étatisation de la société. La formule générale reste pertinente. Toutefois, à l’époque, elle se situait dans la perspective d’une démocratie des conseils ouvriers, comprise non comme démocratie directe, mais nouvelle forme de démocratie représentative, organisée autour de la figure du producteur et préparant le dépérissement de l’État.


 ?

Un passage de La Révolution et le pouvoir (p. 239) énonce très clairement la problématique : « En devenant l’épicentre du pouvoir, l’association des producteurs sur leur lieu de travail bouleverse l’ensemble de la structure sociale, abolit la scission entre l’État et la société civile. L’entreprise où réside la structure de base du nouveau pouvoir ne peut plus être une entreprise, de même que l’État prolétarien n’est plus, selon l’expression d’Engels, « un État au sens propre ». [...] Car définir la collectivité des producteurs comme cellule de base de la souveraineté prolétarienne ne signifie pas seulement localiser dans les lieux de production la base de ce pouvoir, mais modifier de fond en comble les cloisonnements sociaux établis par le capitalisme ».

La question n’est pas la radicalité dans la remise en cause des rapports sociaux issus du capitalisme, mais la problématique générale de socialisation du pouvoir ainsi définie, au demeurant très cohérente avec la perspective de dépérissement de l’État. Tout au moins à mon avis. C’est l’un des principaux ressorts qui m’a fait engager un travail sur la question de l’État, de la politique et de la démocratie chez Marx [10]. La perspective de dépérissement de l’État me semble un des points aveugles légués par Marx à la tradition marxiste et l’un des symptômes importants de ce que Jean-Marie Vincent souligne souvent : l’absence d’une théorie politique chez le Marx de la maturité.

Jean-Marie Vincent continuait, lui, à mettre en relation la perspective d’émancipation sociale et celle du dépérissement de l’État ; mais avec une dialectique particulière liée à son bilan de la polarisationdu marxisme par le pouvoir d’État. « On ne peut se contenter de conquérir le pouvoir d’État, [...] c’est toute une guerre d’usure qui doit être menée avant même qu’on puisse s’emparer des leviers de commande et désarmer (au sens propre et figuré) les hommes des pouvoirs régaliens. Cela ne supprime pas le moment stratégique de la décision, du rassemblement des forces pour porter des coups efficaces aux appareils répressifs, mais cela place ce moment stratégique au point d’aboutissement de luttes qui inscrivent déjà dans la réalité un autre type d’État, un État en voie de dépérissement grâce à la réinvention de la politique » [11].

J’ai cité un peu longuement car, nous en avions discuté, ces développements sont une réponse aux débats que nous avions ensemble ; y compris cette réaffirmation du moment stratégique de la décision. Je ne peux que répéter ce que je lui ai dit alors. Jean-Marie Vincent n’était en rien un « libéralo-libertaire » s’illusionnant sur la possible prise d’autonomie de la société civile par rapport à l’État. Au contraire, il soulignait la place structurante de l’État – et plus généralement du procès de valorisation – dans les rapports sociaux. En conséquence, je n’arrive pas à comprendre cette étrange dialectique permettant de parler d’une dynamique de dépérissement de l’État sans rupture radicale avec l’État existant et ce procès de valorisation. Une sous-estimation du moment stratégique

Cela tient sans doute à un désaccord plus général sur la façon dont Jean-marie Vincent présente ce que doivent être les fondements actuels d’une politique révolutionnaire. Ainsi dans Critique du travail (p. 156), il écrit : « La politique n’est plus – pour l’essentiel – stratégie et tactique en vue de conquête de position de pouvoir, elle devient plus encore lutte pour des meilleures conditions d’action, pour des relations de communication plus libres permettant une plus grande inventivité sociale ». La formule générale de « conquête de position de pouvoir » occulte, du point de vue du bilan historique, la différence entre les réformistes et les staliniens, dont la politique a été effectivement d’occuper des positions de pouvoirs au sein de l’État capitaliste, et celle des marxistes révolutionnaires qui se sont situés dans une perspective de transformation radicale du pouvoir politique.

Il ne suffit certes pas de répéter cette perspective, il faut la reformuler. Récuser, comme je le fais, la problématique générale de dépérissement de l’État a de ce point de vue une série de conséquences, en particulier sur la question de la démocratie. Toutefois, cela ne remet pas en cause l’objectif d’une transformation démocratique radicale de l’État actuel, tout comme la nécessité de « briser » son caractère bureaucratique. Et cette perspective reste bien, non pas l’essentiel, mais un moment essentiel d’une politique révolutionnaire. Ici je ne peux que, une fois encore, reprendre une remarque déjà faite dans un article ancien (1996) de discussion avec lui : Jean-Marie Vincent sous-estimait le moment stratégique [12].

Qu’on entende bien la critique. Elle n’évacue pas les remarques faites précédemment sur la nécessaire « auto-transformation individuelle et collective » à travers les mobilisations sociales, pour reprendre une formule de Jean-Marie Vincent dans « Le trotskisme dans l’histoire ». Quant à la notion de crise révolutionnaire, je souscris à ce qu’il affirme dans le même article : « La crise révolutionnaire ne doit plus simplement être interprétée comme une crise des méthodes de gouvernements, mais une crise beaucoup plus globale où la société capitaliste est mise à nu dans ses différents mécanismes ». Il ajoute, avec raison, que Mai 68 est allé dans ce sens, ainsi que, partiellement, novembre-décembre 1995.

Tous ces constats sont justes, ils sont d’ailleurs assez partagés. Mais je ne vois pas comment ce type de processus révolutionnaire pourrait faire l’économie d’une transformation radicale du pouvoir politique. En outre se pose également la question de la remise en cause du procès de valorisation en son centre : la production. Savoir comment cela se concrètisera est un autre problème. Pour autant, il est nécessaire d’en traiter. J’avais fait des remarques dans ce sens, à l’occasion d’une note de lecture réalisée pour Critique Communiste (n° 171, hiver 2004)) sur Vers un nouvel anticapitalisme (Le Félin, 2003), le dernier livre que Jean-Marie Vincent avait écrit avec Michel Vakaloulis et Pierre Zarka. Je m’étonnais, entre autres, du fait que le livre fasse totalement silence sur la nécessaire transformation démocratique radicale des institutions politiques. Il devait y répondre.

Notes

[1] Sur ces questions, voir par exemple, Antoine Artous, Daniel Bensaïd, « À l’Ouest, questions de stratégie », Critique Communiste, n° 65, spécial sur Gramsci (1987) et Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, La Brèche, 1987.

[2] Je crois, entre autres, qu’il n’est pas possible de reprendre comme tel, la formule de Lénine d’un « Etat bourgeois sans bourgeoise », qui introduit de la confusion. Pour mon retour critique sur ces questions, voir mes deux articles : « Trotski et l’analyse de l’URSS » et « Ernest Mandel et le problématique des États ouvriers », Critique Communiste, n° 175, hiver 1999.

[3] Voir mon article « En réponse à Jean-Marie Vincent », Critique communiste, n° 144, hiver 1995 qui discute l’article « Ernest Mandel et le marxisme révolutionnaire ».

[4] Ernest Mandel, « Croissance économique et lutte de classes », Jean-Marie Vincent, « Les voies du réformisme », Critique Communiste, n° 29 et 32, 1980.

[5] Voir, par exemple, mon entretien avec lui dans le numéro de Critique Communiste (n° 150, automne 1997) faisant un retour sur Octobre 17 et mon article « En réponse à Jean-Marie Vincent », op. cit.

[6] Sur ces questions voir « En réponse à Jean-Marie Vincent », op. cit.

[7] Les remarques de Jean-Marie Vincent sur les effets ravageurs de la guerre civile sur la culture bolchevique et, plus généralement, sur la sous-estimation des effets de ce que peut aussi libérer l’appel à la violence des masses demanderait une discussion spécifique. Jean-Marie Vincent souligne ici, avec raison, un problème plus général lié aux révolutions du 20e siècle.

[8] Voir par exemple, J-Marie Vincent, J. Hirsh, M.Wirth, E. Alvater, O. Yaffé, L’État contemporain et le marxisme, Maspéro, 1975.

[9] Antoine Artous, Daniel Bensaïd, « Que faire (1903) et la création de la Ligue communiste (1969) », Critique Communiste, mars 1976. L’article est reproduit dans Retours sur Mai (coordination A. Artous), La Brèche, 1988.

[10] Outre mes deux livres, je renvoie à « Démocratie et émancipation sociale », Critique Communiste, été-automne 2000, « Marx, l’État et la politique », La Pensée, avril-mai-juin 2001, « Citoyenneté, démocratie communisme », ContreTemps, février 2002 et ma contribution au Cahier de Critique Communiste « Marxisme et démocratie », Syllepse, 2003.

[11] Jean-Marie Vincent, « Dépérissement de l’État et émancipation sociale », ContreTemps, février 2002, p. 104.

[12] « En réponse à Jean-marie Vincent », op.cit.


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