12 et 13 avril 1234 Le sac de Constantinople par les Croisés catholiques Guerre de religion ou soif de l’or

dimanche 14 avril 2024.
 

Une prostituée, assise en posture triomphante, pousse des cris obscènes sur le trône patriarcal d’Hagia Sophia, Sainte-Sophie, coeur religieux de Byzance. D’autres filles de joie reçoivent l’hommage des croisés francs en train de briser la grande iconostase. A l’intérieur du sanctuaire, pour assouvir leur soif de butin, les profanateurs hissent leurs mules, qu’ils chargent de reliques d’or. Ce 13 avril 1204, les flammes s’élèvent déjà sur une bonne moitié de la ville sainte. Andrea Dandolo, le doge de Venise presque aveugle depuis une rixe lointaine avec des Byzantins, et les princes de la quatrième croisade - Baudouin, comte de Flandre, Boniface, marquis de Montferrat, Louis, comte de Blois - viennent de prendre possession du palais. Hommage aux vainqueurs : ils donnent trois jours aux soldats pour piller Constantinople.

Une ivresse d’or et de sang leur monte alors à la tête. Au son des trompettes, derrière une litanie de prêtres en ornements, les croisés se ruent dans la ville sainte des Grecs, tuent tout sur leur passage, massacrent les nouveau-nés, outragent des femmes, rouent de coups de vieux moines. Aucune église n’est épargnée. Ils brisent les icônes et répandent par terre « le corps et le sang du Sauveur ». Témoin des atrocités, Jean Masaritès, métropolite d’Ephèse, raconte qu’« ils versent du sang sur les saintes tables et, à la place de l’Agneau de Dieu sacrifié, traînent des gens comme des moutons pour leur trancher la tête ». Si fière de sa culture, Byzance voit s’envoler en fumée des tonnes de manuscrits de l’Antiquité. Car les croisés dépouillent aussi les bibliothèques, les palais et hôtels particuliers, les places et édifices publics de trésors que neuf siècles d’histoire ont entassés. Dans sa Conquête de Constantinople, le chroniqueur Robert de Clari assure qu’avant l’assaut les croisés avaient juré sur les Saints Evangiles qu’« ils ne porteraient pas la main sur les moines, les prêtres et clercs grecs et n’endommageraient les églises, ni les monastères ». Mais comment résister à la tentation devant les trônes et les autels, les reliques et les bijoux, les vaisselles d’or et d’argent, les étoffes brodées ? Les clercs de l’expédition ne sont pas les derniers à participer à la curée. Jamais ils n’avaient osé rêver à pareille manne. Les collections de reliques de Byzance sont les plus belles de l’histoire de la chrétienté. Martin de Pairis, abbé cistercien, et Pierre de Capoue, cardinal et légat du pape, puisent à pleines mains dans des chefs-d’oeuvre qui finiront dans les églises de France.

Constantinople la sainte, Constantinople l’opulente, dont la situation commande à la fois à l’Europe et à l’Asie, et la désigne depuis toujours aux conquérants barbares, musulmans, aujourd’hui latins. Les chroniqueurs Villehardouin et de Clari s’enflamment : « Depuis la création du monde, écrit Robert de Clari, on ne vit, ni ne conquit si grande richesse, ni au temps d’Alexandre, ni au temps de Charlemagne, et je ne crois pas que les quarante cités les plus riches du monde aient contenu autant de magnificences qu’on en trouva ici. » Constantinople abrite des palais de cinq cents chambres, toutes couvertes de mosaïque. « Pas une colonne en ville qui ne fût de marbre, de porphyre ou de riches pierres précieuses. » Après les actions de grâces de la semaine sainte d’avril 1204, les vainqueurs se partagent le butin, fondent les pièces d’orfèvrerie pour en faire de la monnaie. Un quart de la ville est donné au nouvel empereur, Baudouin de Flandre. Le reste est divisé entre les chefs de la croisade et les Vénitiens. Tout est ordonné « pour l’honneur de Dieu, du pape, et de l’Empire ».

« Le sac de Constantinople, écrira Steven Runciman, auteur moderne d’une magistrale Histoire des croisades, est l’un des événements les plus révoltants de l’histoire. » Au lieu d’aller traquer les « infidèles » musulmans en Terre sainte, la quatrième croisade a dévié sa route pour attaquer d’autres chrétiens. On aura tout dit sur les raisons de cette diversion, plaidé la fourberie des Vénitiens, invoqué la bonne foi des croisés voulant secourir le jeune prince Alexis, fils d’Isaac l’Ange, empereur dépossédé de sa couronne de Constantinople par son frère et jeté, les yeux crevés, en prison. Ce jeune Alexis est l’auteur de promesses phénoménales faites aux croisés s’ils allaient délivrer son père. Byzance fournirait des tas d’or, 10 000 hommes pour la croisade, entretiendrait 500 chevaliers en Palestine ! Et les chrétiens grecs se soumettraient à l’autorité du pape de Rome, soit la fin du schisme qui minait la chrétienté depuis deux siècles et séparait, comme deux plaques tectoniques, les Latins et les Byzantins, l’Occident et l’Orient. Promesse intenable, comme on allait le voir.

Faible et débauché, l’usurpateur du trône de Byzance s’enfuit quand les Vénitiens percent les murailles de la ville, une première fois, le 17 juillet 1203. Isaac l’Ange est rétabli sur son trône et son fils, le prince Alexis, demande aux croisés et aux Vénitiens de lever leur siège. Ceux-ci acceptent à condition qu’Alexis soit nommé co-empereur et tienne ses promesses. Habile manoeuvre. « On apporte deux trônes en or. On assied Isaac II sur l’un, Alexis IV sur l’autre », décrit complaisamment Robert de Clari. Mais la lune de miel ne dure pas. Le trésor impérial est vide. Isaac est incapable de régler le moindre début de la dette promise par son fils. Alors Andrea Dandolo, le doge de Venise, éclate de rage : « Nous t’avons, sale crapule, tiré de la merde, et dans la merde, nous te remettrons. »

La population aussi se révolte. Ecrasée de taxes, elle ne supporte pas que ses icônes soient vendues ou réduites en monnaie afin de payer les Latins. Le clergé grec refuse tout net de se soumettre à Rome. Furieuse de l’occupation, la foule se précipite sur le palais impérial en janvier 1204, dépose Isaac et Alexis enchaînés de nouveau dans un donjon, réclame à grands cris le départ des étrangers, proclame empereur un dénommé Murzuphle, dont le premier geste est d’obliger Alexis à absorber une boisson empoisonnée, avant de l’étrangler de ses propres mains. Byzance, ton univers impitoyable ! Son père, le vieil empereur Isaac, qui fréquentait beaucoup trop les astrologues, meurt, peu après, de mauvais traitements et de désespoir.

La guerre est inévitable. Le nouvel empereur Alexis Murzuphle ne se sent aucunement engagé par les promesses faites aux Vénitiens et aux croisés et accepte encore moins d’aliéner à Rome la liberté et la foi orthodoxe des Byzantins. Le doge de Venise s’emploie alors à convaincre les croisés d’attaquer la ville. Il leur fait miroiter la destruction de Byzance, son remplacement par un empire latin et le partage des dépouilles de la ville : le nouveau patriarche de Constantinople serait un Vénitien et l’empereur un prince croisé. Les évêques et prêtres latins se concertent à leur tour et décident que l’attaque de la ville et le massacre des schismatiques sont légitimes. Cela relève de la volonté de Dieu, car « ils se sont soustraits à l’obédience de Rome et disent partout que la religion de Rome ne vaut rien et que ceux qui y croient sont des chiens ».

Le 6 avril, après s’être confessés et avoir communié, les soldats vénitiens et croisés livrent l’assaut qui se veut décisif et pénètrent dans la ville, mais ils sont repoussés après trois jours d’une résistance héroïque de Murzuphle. « Les Grecs se mirent à les huer, raconte Robert de Clari. Montés sur les murs, ils baissaient leur culotte et leur montraient leur cul. » La haine monte. Dépités, les croisés répliquent que les Grecs sont pires que les juifs. Une brèche est enfin ouverte le 12 avril par les Vénitiens qui les mène jusqu’à la Corne d’or, l’estuaire qui forme un port naturel à Constantinople. Un incendie se déclare dans le dos des soldats de Murzuphle, qui s’enfuient à toutes jambes, laissant le champ libre aux alliés croisés et vénitiens. Alors, le carnage et le sac de Byzance peuvent commencer. Les chrétiens d’Orient n’oublieront ni ne pardonneront jamais. La première croisade de 1095 avait eu pour cible les infidèles musulmans. La quatrième, celle de 1204, ruisselle de sang chrétien...

La création d’un empire latin fantoche, l’installation d’un patriarche vénitien du nom de Thomas Morosini et le découpage de Byzance en féodalités latines - à Nicée, à Trébizonde, en Epire - sont autant d’événements qui consomment le schisme.

Le pape Innocent III hésite. Il blâme avec énergie le détournement de la croisade, les violences et les profanations, mais il y voit aussi un moyen providentiel de rétablir l’unité des forces chrétiennes à un moment où la menace des Turcs en Europe se fait plus précise. Dieu a voulu que l’Empire byzantin passe, dit-il, « des rebelles aux Fils, des schismatiques aux catholiques, des Grecs aux Latins ». Il confirme la nomination du patriarche latin, appelle les Byzantins à devenir des sujets loyaux de la papauté et, dans une encyclique au clergé de France, lance la folle entreprise de latiniser l’Orient. Il n’y a plus qu’un seul troupeau et un seul pasteur. Alors, que les maîtres de l’université de Paris aillent donner en Orient le bon enseignement, c’est-à-dire le droit canonique et la scolastique ! Que les moines latins aillent suppléer les moines grecs !

Il se ravisera devant la résistance du clergé local, dont le patriarche et la plupart des évêques se réfugient à Nicée, et toutes les tentatives de conciliation échoueront. Car deux aires de langues, de cultures et de légitimité s’affrontent ici. Les Grecs se veulent les héritiers de la grande tradition orthodoxe et n’entendent pas se laisser impressionner par le poids de la papauté. Dépositaire de la foi en Jésus-Christ, l’Orient est la patrie des premiers moines (Antoine, Macaire), les « Pères du désert », des premiers grands théologiens comme Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze ou Jean Chrysostome, des premiers conciles - Constantinople, Nicée, Ephèse, Chalcédoine -, qui ont défini les principaux dogmes de la foi chrétienne. Grâce à Byzance, l’Eglise s’est étendue à l’Asie mineure, aux Balkans, à l’Europe slave. Un patrimoine considérable dont s’enorgueillissent toujours les Eglises d’Orient.

Pour les Grecs, les Latins sont des brutes sans culture. L’Occident n’a-t-il pas été submergé par les barbares dès le Ve siècle, alors que Constantinople résistait et continuait l’Empire romain, que ses écoles et sa culture prolongeaient celles de l’Antiquité. Byzance a toujours été soucieuse de la culture de ses laïcs et de ses fonctionnaires impériaux, tous lettrés. L’Orient ne connut jamais, écrira le théologien français Yves Congar, « les accroissements de la puissance ecclésiastique, ni l’âpre critique laïque et l’anticléricalisme qui naîtront en Occident ».

De leur côté, les Latins se méfient de la subtilité des Grecs qu’ils prennent pour de la perfidie. La prétention théocratique de la papauté est à son zénith avec le pape Grégoire VII, au XIe siècle. Non contents de revendiquer la « primauté » justifiée, selon eux, par la présence à Rome des tombeaux des apôtres Pierre et Paul, les papes réclament la soumission de l’Orient, sans respect des différences culturelles et rituelles léguées par le temps. Leur conception autoritaire et pyramidale du pouvoir se heurte à la collégialité qui prévaut dans la chrétienté grecque.

Après les turbulences du premier millénaire - désaccords sur les icônes ou la « procession » du Saint-Esprit (le « filioque ») -, le divorce éclate le 16 juillet 1054, quand l’impétueux cardinal Humbert de Moyenmoutier, légat du pape, dépose avec éclat, sur l’autel de Sainte-Sophie, la bulle d’excommunication de Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople. En toute hâte, celui-ci convoque un concile et excommunie à son tour les Latins, auteurs de cette « charte impie ». Depuis, les Byzantins passent pour des rebelles schismatiques, mais, jusqu’au sac de Constantinople, la violence verbale et la suspicion chronique ne constituaient pas des motifs de rupture définitive.

La mise à sac de 1204 servira d’exutoire à cette haine accumulée depuis des siècles. Quand la ville sera reprise par les Grecs, soixante ans plus tard, le récit des assauts féroces des Vénitiens, des Génois, des Francs, des Catalans va se répandre dans tout l’Orient balkanique, slave ou arabe et frapper jusqu’à aujourd’hui la mémoire collective. Chez les Grecs, le mot catalan a encore le sens de « croquemitaine ».

Avec des génies comme Thomas d’Aquin, François d’Assise, Dante et Giotto, avec ses universités et ses cathédrales, le XIIIe siècle chrétien fut l’un des plus grands. Mais il fut aussi celui du sac de Byzance et d’une colonisation latine qui, même de courte durée, ressembla à un cataclysme. Contemporain de ce désastre, Nicetias Choniatès comparait ainsi les colonisations latine et islamique : « Eux du moins (les musulmans) ne violaient pas nos femmes, ne réduisaient pas nos habitants à la misère, ne les dépouillaient pas pour les promener nus à travers les rues, ne les faisaient pas périr par la faim et par le feu... Voilà pourtant comment nous ont traités ces peuples latins qui se croisaient au nom du Seigneur. Byzance, cité qui fut la splendeur de toutes les cités et la lumière du monde, mère des Eglises, maîtresse de l’orthodoxie, siège des sciences, tu as bu la coupe de la colère » (in L’Essor du christianisme oriental, d’Olivier Clément).

Faudra-t-il s’étonner d’entendre les chrétiens grecs, bulgares, serbes, libanais ou syriens - qui seront soumis pendant cinq siècles au joug ottoman - dire qu’ils ont toujours préféré le « turban turc » au « chapeau latin » ? Le coup porté en 1204 à l’orthodoxie byzantine a détruit ce lieu même de culture et de science qui avait protégé la civilisation chrétienne de l’islam. Il a créé ce vide de pouvoir qui permit aux nations balkaniques de suivre leur propre voie et les condamna à tomber, une par une, aux mains des conquérants ottomans. La dévastation eut un autre effet, toujours actuel, en Grèce, en Serbie, en Europe de l’Est, en Russie, jusqu’au Proche-Orient : la tentation de s’abriter derrière la tradition contemplative et liturgique de l’orthodoxie, à voir derrière toute initiative romaine un risque de prosélytisme, à se replier dans des Eglises qui servent de refuge aux identités nationales. Pour le meilleur et souvent pour le pire.

Henri Tincq


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