« Pour Jaurès, le socialisme est nécessairement révolutionnaire » Jean-Paul Scot

mercredi 30 décembre 2015.
 

L’historien publie un important essai dans lequel il propose une analyse renouvelée de la pensée jaurésienne. À partir du concept d’«  évolution révolutionnaire  », il distingue une méthode de pratique politique, un projet de société et une philosophie. Fustigeant l’image officielle du grand dirigeant de 
la gauche française en ce centenaire de son assassinat, l’essayiste argumente. Faits et textes à l’appui.

Dans Jaurès et le réformisme révolutionnaire ( ed. Seuil) , le lecteur redécouvre la pensée de Jaurès. En quoi est-elle aux antipodes de celle très consensuelle présentée dans la dernière période  ?

Jean-Paul Scot. Cette étude historique va à contre-courant des hommages officiels. À gauche comme à droite, on honore Jaurès comme un défenseur de la République, de la justice, de la paix et des droits de l’homme et on ignore le plus souvent sa critique radicale du capitalisme. François Hollande ose invoquer un Jaurès prônant «  la patience de la réforme  », acceptant «  les résistances du réel  » et refusant «  le confort de l’utopie  ». Manuel Valls, qui lui préfère Clemenceau, ose déclarer qu’il aurait voté le pacte de responsabilité. De tels mésusages politiciens par les socialistes eux-mêmes favorisent toutes les récupérations. Henri Guaino, qui, en 2007, mobilisa Jaurès pour Sarkozy, pousse aujourd’hui la confusion consensuelle à son comble  : «  Nous sommes tous les enfants de Jaurès, de Clemenceau, de De Gaulle  »  ! Il est donc grand temps de déconstruire le mythe de Jaurès «  icône de la République  » pour rétablir toute la force subversive de son socialisme.

Sur quels éléments nouveaux  ?

Jean-Paul Scot. J’ai longtemps vu en Jaurès un réformiste. Mais, en étudiant les débats au sein de la Deuxième Internationale, j’ai découvert qu’au lendemain de l’affaire Dreyfus, pour unifier les socialistes français afin de mieux défendre la République menacée, Jaurès avait voulu dépasser l’opposition classique réforme-révolution qui divisait tous les partis socialistes  : «  Il ne s’agit pas de choisir entre le réformisme et la Révolution, écrit-il fin 1899, mais entre la conception morte et la conception vivante de l’action révolutionnaire.  » Jaurès refuse donc aussi bien la révision du marxisme par le social-démocrate allemand Eduard Bernstein que le schématisme marxiste du Parti ouvrier français de Jules Guesde. Il élabore peu à peu la «  méthode  » de l’«  évolution révolutionnaire  », selon la formule qu’il emprunte à Marx, et l’expose dans de grands articles publiés dans la Petite République au cours de l’été 1901, republiés sous le titre Études socialistes. Or, curieusement, la plupart des historiens ignorent ou négligent cela et ne peuvent donc comprendre la stratégie que Jaurès fera adopter par le Parti socialiste en 1908 au congrès de Toulouse.

Vous distinguez trois grands moments de l’évolution de Jaurès qui correspondent à des enjeux théoriques. Quels sont-ils  ?

Jean-Paul Scot. Si certains biographes affirment l’unité et la constance de sa pensée, je préfère souligner son évolution et son enrichissement. J’explique d’abord comment le jeune républicain épris de justice sociale, se réclamant du «  socialisme de la Révolution française  », devient en 1892 un «  socialiste collectiviste  » par la double découverte des analyses de Marx et de la lutte des classes aux côtés des mineurs de Carmaux. J’étudie ensuite la réponse de Jaurès à la question «  comment passer de la société bourgeoise à la société communiste  ? Par quels chemins  ? Par quelle évolution  ?  ». Si «  le socialisme est nécessairement révolutionnaire  », la voie française au socialisme sera-t-elle pacifique ou violente  ? Enfin, j’expose comment Jaurès, devenu leader du Parti socialiste enfin unifié en 1905, met en pratique sa stratégie en soutenant les «  revendications immédiates  » des travailleurs tout en avançant des réformes destinées «  à faire peu à peu éclater les cadres du capitalisme  ».

Cette évolution traduit une histoire en cours. Sur quoi s’appuie le «  socialisme jaurésien  »  ?

Jean-Paul Scot. En France, en 1899, le mouvement socialiste est éclaté en au moins cinq partis  : la première tentative d’unification échoue à cause de l’entrée de Millerand, un socialiste «  indépendant  », dans le gouvernement «  bourgeois  » de défense nationale. Pour surmonter ces divergences, Jaurès dénonce la surenchère révolutionnaire et l’étroitesse de la politique «  classe contre classe  » de Jules Guesde. Il cherche à rallier Édouard Vaillant, adepte d’une transformation «  à la foi révolutionnaire et évolutionniste  » de la société, ainsi que les partisans d’un socialisme coopératif. Jaurès estime que l’unité est possible entre tous ceux qui définissent le socialisme comme la transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale des moyens de production, la fin de l’exploitation du travail et l’émancipation de toute l’humanité par la démocratie politique et sociale. Voilà pourquoi Millerand, Viviani et Briand rompront avec lui. Jaurès, qui rédige alors l’Histoire socialiste de la Révolution française, se veut aussi bien l’héritier de tous les mouvements socialistes et communistes français du xixe siècle que l’interprète novateur du «  vrai marxisme  ». C’est au nom de cette double légitimité qu’il définit son socialisme démocratique.

Le concept de «  l’évolution révolutionnaire  » 
ouvre un chemin inattendu. Comment faut-il l’entendre  ?

Jean-Paul Scot. Par la formule de l’«  évolution révolutionnaire  » reliant deux termes à première vue antagoniques, Jaurès rejette aussi bien la stérile «  phrase révolutionnaire  » que toute illusion d’aménagement du capitalisme. Il dialectise les rapports entre l’objectif révolutionnaire, le socialisme, et les moyens réalistes d’y parvenir  ; il synthétise ainsi sa stratégie du passage au socialisme, des réformes révolutionnaires et de la conquête du pouvoir. Le socialisme s’imposera graduellement par l’introduction dans la société capitaliste, sous la pression du mouvement ouvrier, de «  formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien  ». Fort de ses luttes pour les droits des mineurs, pour la Verrerie ouvrière d’Albi et pour les caves viticoles, Jaurès préconise la nationalisation immédiate des banques, l’expropriation progressive des monopoles industriels, le développement de services publics, la multiplication de coopératives de production et de consommation. Ces formes de propriété sociale mettront en cause la logique capitaliste au cours d’une période de transition et de grandes luttes sociales.

La «  question sociale  », souvent minorée, est au cœur de la réflexion et de l’action de Jaurès. 
Quels combats le démontrent  ?

Jean-Paul Scot. Pourquoi attendre la Révolution pour que les travailleurs conquièrent des réformes démocratiques et sociales  ? Si Guesde redoute qu’elles ne leur fassent perdre leurs convictions révolutionnaires, Jaurès pense au contraire qu’elles amplifieront l’aspiration au socialisme qu’elles préfigurent, et Vaillant envisage de «  grandes réformes de transition qui préparent et commencent la Révolution  ». Si toutes les «  revendications immédiates  » des travailleurs (salaires, conditions de travail, droits sociaux) sont à soutenir, le Parti socialiste doit également avancer dès maintenant des réformes «  nettement orientées vers la propriété sociale  » (services publics, assurances sociales, gestion démocratique). Jaurès luttera sans relâche pour la première loi sur les retraites ouvrières de 1910, en dépit de ses limites, et Vaillant déposera en 1911 le premier projet de Sécurité sociale. Si les réformes ne peuvent être des solutions réelles aux contradictions du capitalisme, elles doivent être des «  préparations  », des points d’appui pour des «  conquêtes plus hardies  », «  des germes de communisme semés en terre capitaliste  ».

Comment articule-t-il alors république, 
démocratie et socialisme  ?

Jean-Paul Scot. La Révolution ne s’opérera «  ni par un coup de main, ni même par un coup de majorité  ». L’échec des insurrections de 1848 et de 1871 montre que «  c’est par la volonté claire de l’immense majorité des citoyens que s’accomplira la révolution socialiste  ». Dès 1901, Jaurès renonce à l’idée de dictature du prolétariat et opte pour la voie démocratique ratifiée par le suffrage universel, même s’il n’écarte pas l’éventualité d’une prise du pouvoir à la suite de guerres ou de crises politiques majeures. Si la République a été conquise en France par le suffrage universel, encore faut-il que la souveraineté du peuple soit respectée grâce à la représentation proportionnelle  ; encore faut-il que sa «  souveraineté formelle  » devienne «  substantielle  » car «  la démocratie sociale a pour formule la souveraineté économique du peuple, la souveraineté du travail  ». Ce qui suppose, précise-t-il, la reconnaissance de la citoyenneté des travailleurs dans les entreprises et dans l’État, leur participation dans les conseils d’administration et au Conseil démocratique du travail qui doit remplacer le Sénat. Jaurès prévoit que «  la République bourgeoise doit se développer en une série de formes démocratiques et sociales toujours plus populaires, antécédents nécessaires ou préalables de la République socialiste  ». La République ne conduit pas naturellement au socialisme  : elle doit changer de base sociale et de forme politique.

Par sa philosophie, vous estimez que Jaurès est «  un métaphysicien de l’unité de l’être  » . D’aucuns cherchent ainsi à le mettre en opposition à Marx  ?

Jean-Paul Scot. Jaurès ne s’est jamais dit marxiste car, avant même de découvrir Marx, il s’était affirmé comme un philosophe refusant la séparation de la matière et de l’esprit, de la sensation et de la pensée et voulant dépasser l’opposition du matérialisme et de l’idéalisme. Mais contrairement à ce qui est souvent affirmé, il n’a jamais entrepris une critique systématique du marxisme. Il a toujours fait sienne la théorie marxiste de la valeur et la réalité des luttes de classes  ; il a enrichi le matérialisme historique. Tout au plus a-t-il affirmé que «  la méthode de révolution  » du Manifeste du Parti communiste était désormais «  surannée  »  ; en cela il n’a fait que prolonger les révisions que Marx et Engels avaient déjà effectuées, car «  le marxisme lui-même contient les moyens de compléter et de renouveler le marxisme là où il le faut  ». Bon connaisseur du «  vrai marxisme  », il a voulu l’intégrer dans sa métaphysique de la nature, de l’histoire et de l’humanité. Opposer aujourd’hui un Jaurès «  idéaliste  » et un Marx «  matérialiste  », c’est ignorer l’un et l’autre.

«  Réformisme révolutionnaire  »  : cette expression montre à quel point la dialectique de Jaurès traverse les époques. Mais n’est-elle pas trop provocatrice  ?

Jean-Paul Scot. Par cette formule, j’ai voulu traduire la mission que Jaurès assignait au Parti socialiste en 1908  : «  Parce qu’il veut abolir le salariat, résorber et supprimer tout le capitalisme, précisément parce qu’il est un parti essentiellement révolutionnaire, il est le parti le plus activement et le plus réellement réformateur.  » Jaurès ne dit jamais que le Parti socialiste doit être réformiste, mais que son action réformatrice doit préparer la révolution socialiste. Pour lui, «  le socialisme est nécessairement révolutionnaire  » alors que le réformisme, qui «  affirme et nie tout à la fois le régime capitaliste  », qui le juge indépassable tout en déplorant ses violences, est contradictoire par nature.

Un siècle plus tard, on s’interroge  : pourquoi 
n’a-t-on pas essayé la «  méthode  » Jaurès  ?

Jean-Paul Scot. Si dès 1915, le futur communiste Charles Rappoport affirme que «  Jaurès est pour des réformes mais contre le réformisme  », le socialiste Lucien Lévy-Bruhl soutient que «  sa philosophie de l’histoire s’oppose à celle de Marx  ». Une fois soumis à la doxa stalinienne, les communistes abandonnèrent longtemps Jaurès au Parti socialiste. Léon Blum put donc se présenter comme son meilleur disciple et François Mitterrand s’arroger seul son aura au Panthéon en 1981. L’héritage de Jaurès a été oublié, ruiné, voire renié par ceux qui se sont prétendus ses plus fidèles héritiers.

Entretien réalisé par 
Pierre Chaillan, L’Humanité

Une histoire sociale et politique

Spécialisé d’abord en histoire économique de la France (XIXe-XXe siècles), Jean-Paul Scot a caractérisé la « voie française du capitalisme » à partir de la « crise des années 1930 » ainsi que les réponses structurelles apportées après la Libération. Prenant ses distances avec l’école des Annales, il se tourne vers l’histoire politique et sociale, en multipliant les études sur les partis socialiste et communiste. Auteur de nombreux ouvrages, il effectue en 2001, avec Henri Pena-Ruiz, un travail sur les combats politiques et sociaux de Victor Hugo et découvre les enjeux de la laïcité.


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