A) "Dès le primaire :
un programme interrogatif" par Edgar Morin
B) "Les programmes scolaires, véritable enjeu politique"
C) "L’école ne peut plus être
ce qu’elle a été" par Denis Paget (FSU)
Edgar Morin, sociologue, philosophe et auteur de l’ouvrage Enseigner à vivre (Éd. Actes Sud)
Un programme interrogatif conçu pour interroger l’homme, découvrir sa triple nature, biologique, psychologique donc individuelle et sociale. Interroger la biologie, pour découvrir que tous les êtres vivants sont de mêmes matières que les autres corps physico-chimiques et en diffèrent par leur organisation. Pour comprendre ce qui inscrit l’humanité dans le monde physique et vivant et ce qui l’en différencie, je propose de raconter l’aventure cosmique telle qu’on peut se la représenter actuellement, en indiquant ce qui est hypothétique, ce qui est inconnu, ce qui est mystérieux ; la formation des particules, l’agglomération de la matière en protogalaxies, puis la formation des étoiles et des galaxies, la formation des atomes de carbone au sein de soleils antérieurs au nôtre, puis la constitution sur terre, peut-être avec le concours de matériaux venus de météorites, des macromolécules ; de poser le problème de la naissance de la vie, ce qui fait surgir celui de la nature de l’organisation vivante. Alors physique, chimie, biologie, tout en devenant des matières distinctes, ne seront plus isolées.
À partir du scénario de l’hominisation sera posé le problème de l’émergence d’Homo sapiens, de la culture, du langage, de la pensée, ce qui permettra de faire émerger la psychologie et la sociologie. Des leçons de connexions bio-anthropologiques devront être fournies, afin de faire comprendre que l’homme est à la fois 100 % biologique et 100 % culturel, que le cerveau étudié en biologie et l’esprit étudié en psychologie sont les deux faces d’une même réalité, et que, pour que l’esprit puisse émerger, il faut qu’il y ait langage, c’est-à-dire culture. Je suis convaincu que c’est dès l’école primaire que l’on peut essayer de mettre en place – en activité – la pensée reliante car elle est présente à l’état sauvage, spontané, chez tout enfant. Cela peut se faire à partir des grandes interrogations, notamment de la grande interrogation anthropologique : « Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons nous ? » Il est évident que si l’on pose cette question, on peut répondre à l’enfant, à travers une pédagogie adéquate et progressive, en quoi et comment nous sommes des êtres biologiques, en quoi ces êtres biologiques sont à la fois des êtres psychochimiques, des êtres psychiques, des êtres sociaux, des êtres historiques, des êtres dans une société vivant en économie d’échanges, etc. L’étape du secondaire devrait être celle de la jonction des connaissances, de la fécondation de la culture générale, de la rencontre entre la culture des humanités et la culture scientifique. La littérature y tiendrait un rôle éminent car elle est une école de la vie. C’est là que nous apprenons à nous connaître nous-mêmes, à nous reconnaître, à reconnaître nos passions. Il s’agit aussi de complexifier l’enseignement de l’histoire en l’élargissant aux problèmes économiques, des conceptions de la vie, de la mort, des mœurs. Il faut réintroduire les événements qu’elle a voulu chasser pendant un temps. Quant à l’université, il faut à la fois adapter l’université à la modernité, c’est-à-dire intégrer les savoirs contemporains, et adapter la modernité à l’université. Adapter l’université à la modernité, c’est contrebalancer la tendance à la professionnalisation, la technicisation, la rentabilité économique. L’université est un lieu de transmission et de rénovation de l’ensemble des savoirs, des idées, des valeurs, de la culture. Il est nécessaire de développer l’aptitude naturelle à l’esprit humain à situer toutes ses informations dans un contexte et un ensemble. Il est nécessaire d’enseigner les méthodes qui permettent de saisir les relations mutuelles et influences réciproques et entre parties et tout dans un monde complexe.
par Marine Roussillon, responsable du réseau école du PCF
La question des programmes scolaires apparaît souvent comme une question technique, réservée aux experts. Les conditions d’élaboration et de discussion des nouveaux programmes renforcent cette impression : la « consultation » des enseignants est une fois de plus expéditive, rendue difficile par la dégradation des conditions de travail en cette rentrée. Et rien n’est fait pour instruire et organiser un débat démocratique au-delà des murs de l’école. Pourtant, quoi de plus essentiel à la démocratie que ce que la collectivité transmet, par le biais d’une institution obligatoire, à l’ensemble des futurs citoyens ?
Pour les communistes, la refondation des programmes doit se donner un double objectif : démocratiser l’appropriation des savoirs et construire une culture commune de haut niveau. L’évolution de la société rend nécessaire l’appropriation par le plus grand nombre de savoirs complexes. Mais l’école ne peut pas tout enseigner. Pire, elle échoue déjà à transmettre à tous les contenus fixés par les programmes. Comment concilier ambition et égalité ? Il est tout d’abord nécessaire d’affirmer que l’école a les mêmes ambitions pour tous les élèves : cela implique d’en finir avec les objectifs différenciés (le socle pour les uns, les programmes pour les autres), mais aussi avec la prolifération des options et l’individualisation des parcours. Il importe ensuite de ne pas dissocier la réflexion sur les contenus de celle sur les pratiques d’enseignement. Refonder les programmes sans rien prévoir pour la formation continue des enseignants, comme le fait le gouvernement, c’est vouer la réforme à l’échec ! Enfin, si l’on veut enseigner des choses plus complexes à plus d’enfants, il faut du temps. La refonte des programmes, pour être efficace, devrait aller de pair avec un allongement du temps scolaire : une obligation scolaire étendue de trois à dix-huit ans, avec le droit à l’école dès deux ans pour les familles qui le souhaitent et la restitution de la demi-journée d’école supprimée par la droite. Et les contenus ? Face aux inégalités croissantes dans l’appropriation des savoirs, se replier sur un corpus limité de « fondamentaux » (lire, écrire, compter, cliquer…), c’est réduire la mission de l’école à la transmission du bagage indispensable pour évoluer dans notre société. Nous, communistes, faisons au contraire le pari d’une conception évolutive et vivante de ce qui est transmis et construit par l’école : non pas un « bagage » constitué une fois pour toutes mais des pratiques de construction de la connaissance qui peuvent prendre pour support des objets divers et qui permettront aux adultes de demain non seulement d’évoluer dans la société, mais de la faire évoluer. Nous attendons donc des nouveaux programmes qu’ils rompent avec la logique d’accumulation des savoirs dans d’interminables listes pour privilégier une logique d’approfondissement et la construction d’une culture cohérente.
Comment l’école peut-elle articuler la transmission d’un patrimoine et l’ouverture d’espace de liberté et d’action rendant possible la transformation de l’individu et de la société, indissociablement ? C’est la question politique essentielle posée par l’élaboration des programmes : comment construire le commun nécessaire au débat démocratique tout en ouvrant la possibilité d’un dissensus et d’une conflictualité ? Dans cette perspective, la question du rôle politique de l’école – permettre aux adultes de demain de faire société et de décider ensemble quelle société ils font – ne saurait se résoudre dans un cours d’éducation civique et morale. Qu’est-ce qu’un cours prônant le respect et le vivre ensemble quand tous les autres cours portent un regard méprisant sur la culture familiale et construisent l’exclusion ? C’est la définition même des contenus enseignés et des pratiques d’enseignement qui fonde la possibilité d’un en commun ou qui produit au contraire de l’exclusion.
Denis Paget, de l’Institut de recherche de la FSU et membre du Conseil supérieur des programmes Réforme des programmes scolaires
On ne peut plus repenser le contenu d’une culture scolaire commune en se référant à ce qui existe ou a existé. Nous vivons dans un univers bouleversé par les révolutions scientifiques et technologiques, par de nouvelles pratiques culturelles. L’évolution du monde nous oblige à nous ouvrir à une multitude de cultures et de visions de ce dernier. Nous devons nous envisager autant comme citoyens du monde qu’héritiers d’une vieille nation. L’évolution de la famille et ses conséquences sur l’éducation des enfants participent également de ce renouvellement. Il faut prendre la mesure de ces bouleversements pour repenser les contenus scolaires, les manières de les enseigner et de les apprendre. « Lire, écrire, compter » ne sont plus les seuls apprentissages indispensables. Nous devons apprendre une multitude de langages : scientifiques tels le numérique, les langues étrangères, les langages des sons et des images, le langage du corps. Communiquer et penser dans tant de langages impose à l’individu contemporain d’entrer dans des systèmes et des réseaux qu’il doit comprendre et hiérarchiser. Il doit en même temps acquérir des automatismes de lecture et de production d’oraux, d’écrits, d’images ou de gestes. L’école doit former les enfants à se séparer de leur comportement d’usagers pour qu’ils adoptent une position distanciée qui les aidera à considérer ces langages comme des objets et des véhicules du savoir. C’est ce décentrage que notre système éducatif ne parvient pas à transmettre aux nombreux élèves en échec.
C’est une grande épreuve de concilier l’universalité scientifique, la rationalité d’une pensée argumentée et le relativisme des cultures dans lesquelles sont immergés tous les élèves. Mais il faut comprendre qu’à nier les singularités des pratiques, des références et des origines, l’école n’a aucune chance de lutter contre les discriminations. Elle ne parviendra pas à faire accepter la nécessité de références communes qui permettent, comme le disait Pierre Bourdieu, « l’intégration logique en même temps que l’intégration morale et sociale » qui font que s’instaurent des complicités suffisantes entre les individus pour communiquer, même quand ces personnes sont en désaccord. L’élargissement des temps et des espaces propres à notre monde est une chance pour sortir définitivement de notre ethnocentrisme post-colonial et de ses avatars historiques et géographiques. Il l’est aussi pour faire valoir l’apport irremplaçable de notre patrimoine littéraire, philosophique et anthropologique, issu des humanismes et des Lumières, pour porter très loin la soif de connaissance et de vérité, d’esprit critique et de laïcité, pour éduquer à l’altérité, au respect de la condition humaine. C’est pourquoi une éducation morale qui viserait à éclairer ces choix est essentielle.
Le citoyen d’aujourd’hui est placé devant des problèmes cruciaux pour agir. Il doit disposer de connaissances vastes et actualisées dans le domaine des sciences. Un immense effort de vulgarisation scientifique doit être réalisé, indissociable d’une réflexion sur ses usages, de l’histoire, des représentations que l’humanité produit sur elle-même. De ce point de vue, il ne faut pas entretenir d’opposition entre les sciences et les autres domaines du savoir. Un effort s’impose pour que l’école renforce la place de l’action, du « faire » à côté du « dire ». La pratique des techniques, leur raison d’être, la création artistique, la performance physique et sportive doivent entrer de plein droit et à égalité avec les disciplines de la spéculation et du discursif et même constituer un moyen d’accès efficace à ces savoirs. La France poursuit une aventure multiculturelle qui la fonde depuis ses plus lointaines origines. Elle doit assumer, dans la tradition universaliste et laïque qui fait son exception et sa richesse, le perpétuel métissage renouvelé de sa population.
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