L’une complète l’autre mais elles s’abreuvent aux mêmes sources. Publiées dans la revue trimestrielle La Pensée, les études des sociologues Pierre Merle et Stéphane Bonnéry ont pour matériel de base les statistiques produites par l’Éducation nationale, sur une période de vingt-cinq ans.
La première confirme ce que nous enseigne la publication en open data des IPS (indice de position sociale) depuis trois ans. Les collèges privés se sont embourgeoisés de manière continue ces deux dernières décennies, tandis que les collèges publics ont scolarisé davantage d’élèves défavorisés, ce qui contribue à aggraver les performances scolaires des élèves français.
La seconde retrace l’aveuglement des décideurs sur le babyboom de l’an 2000. Lequel a conduit à une hausse démographique qui a saturé le système éducatif, couplée à la volonté manifeste des différents gouvernements, dans un contexte de « crise économique », de ne pas administrer le même choc au public et au privé.
En effet, les naissances en France ont augmenté de manière quasi continue jusqu’en 2014. Pourtant, « dès 2002, le gouvernement Raffarin fait la sourde oreille à un problème qui commence à devenir flagrant, qui ne va cesser de croître […], comment accueillir des dizaines de milliers d’élèves supplémentaires dans les cycles successifs du système scolaire », expose Stéphane Bonnéry.
En analysant l’évolution parallèle des effectifs d’élèves et d’enseignant·es, dans le primaire et dans le secondaire, pour le public et le privé sous contrat, entre 1998 et 2022 (chiffres fournis par la DEPP, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), le chercheur démontre une baisse de l’emploi enseignant payé par l’État, surtout dans le public, ce qui, conjugué à une série de mesures et de réformes, a permis au privé sous contrat de scolariser davantage d’élèves.
Ainsi, le public a perdu en vingt-cinq ans plus de 200 000 élèves tandis que le privé sous contrat en a gagné plus de 100 000. Dans le même temps, le public a perdu plus de 56 000 postes d’enseignants (− 7 %), quand le privé sous contrat n’en perdait que 3 800 (− 2,6 %) : la proportion d’enseignants du privé (payés par l’État comme ceux du public) est ainsi passée de 18,1 % à 19 %.
En clair, les deux systèmes n’ont pas eu les mêmes armes pour accueillir « la vague » démographique, le privé ayant en plus la latitude de choisir sa « clientèle », ce qui n’a jusqu’ici jamais été remis en cause. Des choix qui mènent à la « spécialisation » sociale que l’Éducation nationale, où cohabitent le public et le privé, connaît aujourd’hui.
Rien ne dit non plus, rappelle Stéphane Bonnéry, que la « décrue » démographique – les statistiques montrent une baisse du nombre d’élèves à venir, en raison d’un ralentissement des naissances – permette de rétablir l’équilibre.
Mediapart : Articles de presse, travaux de recherche en nombre, tribunes… Sentez-vous un regain d’intérêt mais aussi la nécessité de produire de nouveaux travaux de recherche sur l’école privée ?
Stéphane Bonnéry : Ces recherches que nous publions étaient déjà lancées avant le scandale Oudéa-Castéra, mais certainement que toute cette séquence va susciter de nouvelles vocations. On se rend compte aussi avec les différentes révélations médiatiques sur des données cachées, qu’il y a un enjeu sur le fait de « donner à voir ». Moi, par exemple, cette affaire m’a incité à reprendre des données statistiques depuis 1998. Et disons que dans le temps limité de recherche dont nous disposons, et en fonction du contexte politique, il y a des priorités qui nous paraissent plus grandes que d’autres. Mais mon collègue Pierre Merle a été le premier à mettre en garde sur un point, il y a des années déjà : les scolarités publiques et privées sont très souvent étudiées par le prisme de la demande des familles. Or il faut aussi se pencher sur l’offre et les politiques publiques qui structurent les possibilités de ces familles.
Vous faites le choix de vous intéresser à la démographie scolaire, qui a connu un boom dans les années 2000, et de regarder, en face, les moyens que le public et le privé ont reçus. Quels enseignements en tirez-vous ?
Je suis sociologue de formation. En sociologie, nous regardons les politiques publiques comme la traduction d’un rapport de force. En général, dès que des militants, syndicaux ou laïques, disent « il y a un problème avec le privé », ils se voient accuser de vouloir relancer la guerre scolaire. Ce que j’observe, c’est que cette guerre a lieu, de façon silencieuse, et que les gouvernements successifs, un peu plus, un peu moins, ont quand même largement aidé le camp du privé depuis vingt-cinq ans. Et ce n’est pas en taisant une guerre qui a bien lieu qu’on en donne à voir les enjeux.
Ce que nous essayons de comprendre dans ce rapport de force, c’est comment le privé a gagné autant de terrain. J’arrive à la conclusion que le privé a instrumentalisé la pression démographique liée au babyboom de l’an 2000, sa crue et sa décrue, ainsi que la crise économique, pour faire pencher la balance en sa faveur. La vague démographique a permis au privé de recruter énormément, alors même que dans le même temps l’emploi public était contenu. Et parce qu’il y avait davantage de demandes de scolarisation, dans le public et dans le privé, mais parce que le privé peut mieux choisir ses élèves, le privé s’est embourgeoisé.
Avec la décrue – à cet égard je ne pense pas que la déclaration de la ministre Amélie Oudéa-Castéra, discréditant l’école publique, était une bourde –, le camp du privé a commencé à se mobiliser pour éviter un plan social de masse. Ils ont beaucoup recruté ces dernières années, et s’ils vivent l’effondrement des effectifs, ils vont avoir un gros problème. Donc il faut que les pouvoirs publics leur créent des conditions d’exercice favorables. On l’a vu sous Blanquer, qui a obligé les communes à scolariser tous les enfants dès 3 ans, et à payer pour cela le privé, on le voit avec ces dotations horaires plus favorables révélées par France Info… La proposition récente de Marion Maréchal d’un chèque éducation, reprise par une partie de la droite, va dans le même sens.
Ce que vous démontrez est assez inédit : le privé n’a cessé pendant des années de gagner des élèves, en proportion, par rapport au public. Pendant ce temps-là, le public a perdu en proportion plus de postes enseignants. Pourquoi n’y a-t-il pas eu à l’époque plus de réactions à cette incongruité ?
Il y a eu beaucoup de réactions des syndicats enseignants du public, notamment à l’occasion d’une des plus grosses saignées, sous Sarkozy. Le gouvernement Hollande a équilibré les pertes mais en utilisant des contractuels, ce qui n’a pas réglé le problème sur le fond. Surtout, les différents ministres ont tous réussi à isoler les segments sur lesquels ils tapaient. Par exemple, en donnant la priorité au primaire, au détriment de l’université, puis du secondaire. Ou en supprimant la plupart des toutes petites sections de maternelle, ou les Rased [réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté – ndlr], etc. Chacun s’est battu tout seul. Il est important de noter que ces dispositifs concernaient massivement les zones rurales et les ZEP devenues REP [réseau d’éducation prioritaire – ndlr], là où le privé est peu ou pas présent.
Quand une politique de gauche n’assume pas d’aller jusqu’au bout, elle pave le chemin pour la suite.
Stéphane Bonnéry
Parce qu’on a supprimé des postes en silo, on n’a pas fait le lien entre les dotations du public et du privé ? Quand les classes de primaire ferment, comme à Paris l’an passé, les rectorats assurent que des classes sont aussi supprimées dans le privé.
Pas à proportion. Le privé ne voit jamais ses effectifs enseignants baisser quand les effectifs élèves montent, ce qui n’est pas le cas du public, et en proportion il baisse toujours moins que lorsque le public baisse alors même que le public est obligé d’accueillir toute la vague, sans distinction de revenu ou de niveau ! Et quand ça augmente, le public n’augmente quasiment pas en postes.
Un autre facteur entre en ligne de compte : entre 2003 et 2011, c’est le secondaire qui a payé le coût des suppressions de postes, par le biais des professeurs certifiés. Or les professeurs certifiés fournissent le gros des effectifs enseignants au collège et dans les lycées professionnels. Les agrégés ont été en quelque sorte protégés, et ils sont assez massivement postés au lycée. Le nombre d’élèves a explosé au collège, et les moyens d’encadrement ont baissé. Or il est clair que le collège est le produit d’appel du privé. Si on retire massivement des certifiés, on favorise indirectement le privé.
Vous ne voyez pas de différence nette entre la gauche et la droite dans ce mouvement, vous parlez simplement d’une « parenthèse Hollande ». Est-ce vraiment la même politique ?
On ne peut dire ni que c’est la même chose ni que c’est radicalement différent. Pendant Hollande, les postes attribués sont équitables en volume global. Ce qui fait cesser pour un temps la politique de défaveur envers le public. Mais si on regarde le détail, ces postes qui ne sont pas supprimés sont massivement des contractuels. Donc on a soulagé ponctuellement mais on n’a pas réglé le problème. De plus, sous Najat Vallaud-Belkacem, aussi, je l’ai dit, ce sont surtout les certifiés qui ont été éliminés, au collège, affaiblissant le degré du système sur lequel l’idéologie anti-service public tape le plus fort. Pour le dire autrement : quand une politique de gauche n’assume pas d’aller jusqu’au bout, elle pave le chemin pour la suite.
La décrue démographique est parfois pensée comme la carte magique des ministres et de Bercy, qui, sans desserrer trop les cordons de la bourse pour l’Éducation nationale, pourraient attendre simplement que la baisse des effectifs touche tous les degrés pour compenser la suppression des postes. Pendant ce temps-là, on ne voit pas les mécanismes de ségrégation sociale qui se sédimentent entre le public et le privé ?
Tout n’est pas que choix idéologique en effet, il y a une baisse du nombre d’élèves réelle, elle se voit au primaire. Mais cette question démographique, quand la vague montait, ça n’intéressait personne.
Quant au privé qui en profite, ce serait nous prendre pour des imbéciles que de nous faire croire que personne ne l’a remarqué. Les ministres ont les chiffres ! La réalité, c’est que le privé est très inquiet du plan social qu’il va devoir mettre en œuvre, face à la décrue démographique. Il y a certes des effets structurels et tout n’est pas que calcul, mais eux aussi ont les chiffres, et ils peuvent tenter d’instrumentaliser le réel pour l’utiliser à leur profit.
Le camp du public, qui arrivait dans le passé à satisfaire les parents, à majorité, convainc moins qu’avant. Encore une fois, on ne peut pas raisonner que du point de vue des familles. Oui, certains parents voulaient éviter certaines fréquentations de leurs enfants à l’école. Il y avait et il existe toujours une forme d’antagonisme social dans le choix du privé. Mais ne voir que cela, c’est ne raisonner qu’en consommateur. Or quand, comme dans l’académie de Créteil, on sait qu’il n’y aura pas de prof de maths à l’année, que les parents doivent se réunir, comme dans le Val-de-Marne, pour mettre en demeure l’État, ce n’est pas anormal que les familles aient le sentiment de sacrifier leurs enfants en faisant le choix du public ! Les logiques des parents sont produites par les politiques économiques qui sont menées.
On en vient à l’étude de Pierre Merle. Elle montre un « embourgeoisement » du collège privé, qu’il relie aux performances éducatives mesurées par Pisa. On ignorerait selon lui la responsabilité de cette ségrégation sociale dans la mauvaise performance de la France.
Il montre quelque chose en plus : les collèges privés se sont embourgeoisés mais plus que ça, la tendance générale, quel que soit le type de collège, c’est l’homogénéisation sociale. Les collèges publics pauvres sont encore plus pauvres, les collèges publics moyens sont encore plus resserrés sur les moyens, le collège privé favorisé est encore plus favorisé. Je ne sais pas si on peut parler de ségrégation, plutôt d’une spécialisation sociale de plus en plus poussée, surtout quand les collèges sont proches les uns des autres.
Ce qui est nouveau dans cette étude, c’est qu’il arrive à relier le fait que, par ailleurs, les élèves meilleurs sont encore meilleurs et les élèves moins bons encore moins bons. Et qu’on creuse les écarts. Donc les résultats de Pisa, utilisés comme un argument massue pour mener des réformes, s’expliquent par ces mêmes réformes, et les choix budgétaires qu’elles entraînent. Les politiques publiques sont en train d’aggraver ce qu’elles font au nom des résultats qu’elles ont produit.
Je ne crois pas que le projet soit de supprimer l’école publique, mais plutôt de réduire l’école publique au minimum, pour des métiers d’exécution.
Stéphane Bonnéry
Selon vous, si on prend comme argument l’étude Pisa, qui dit année après année que le niveau des élèves français n’est pas bon, en maths et en français, pour mettre en œuvre le « choc des savoirs » et les groupes de besoin (anciennement groupes de niveau), on comprend mal ce que nous dit Pisa ?
On accélère vers l’avant. Mais je crois que les décideurs le comprennent très bien. C’est un choix de société que de dire « à chacun son école ». Je ne crois pas que le projet soit de supprimer l’école publique, mais plutôt de réduire l’école publique au minimum, pour des métiers d’exécution. Et d’ailleurs la logique basée sur la mesure et le développement des « compétences » dans l’Éducation nationale un peu partout sert à cela : pour les uns, des « compétences » minimales d’exécution, et pour les autres, des compétences de réflexion. Ce qui individualise les parcours et creuse les inégalités sociales.
On prend souvent l’Allemagne, et notamment son système éducatif, divisé très tôt en plusieurs voies possibles, certaines très professionnalisantes, comme modèle. Pierre Merle dit deux choses : que le système allemand, selon Pisa, est lui aussi mauvais du point de vue des inégalités sociales, mais que le pays s’est lancé dans un chantier de « déségrégation et scolaire », avec des résultats. Nous sommes en train de faire ce que les Allemands défont ?
Tout à fait. L’Allemagne a commencé à déségréguer, en favorisant les voies mixtes, ce qui a amélioré les performances scolaires des élèves les plus faibles. Or, en France, on fait exactement l’inverse. Donc si on veut comparer avec l’Allemagne, on peut le faire, mais jusqu’au bout !
Reste que la France et l’Allemagne ne sont pas si éloignées que ça sur le facteur d’équité de Pisa, qui mesure la différence de compétences entre le quart des élèves les plus défavorisés et le quart des élèves les plus favorisés.
Tous les deux ne sont pas très bons dans l’absolu mais la courbe de l’Allemagne est meilleure. Les réformes conduites en Allemagne commencent à porter leurs fruits quand la France s’enfonce, à force de séparatisme social à l’école.
Vous travaillez sur de la statistique publique. Nous avons rendu compte à plusieurs reprises de la difficulté à accéder aux données du ministère de l’éducation, ce qu’a démontré la bataille pour obtenir la transparence sur les IPS et aujourd’hui le montant des subventions allouées au privé. Y a-t-il un enjeu à mener ce combat et un travail de mise en visibilité à mener ?
Oui, les données que je manie méritent un gros travail pour être mises en cohérence, mais elles sont disponibles et mises à disposition par un vrai service statistique, qui se bat d’ailleurs pour son indépendance au sein du ministère. Au demeurant, il y a des données qui ne sont toujours pas disponibles, comme les dotations horaires par établissement. Il existait un mouvement il y a quelques années, les « Défricheurs de l’éducation » qui revendiquait une plus grande transparence sur ces informations qui ne peuvent rester sous la tutelle politique.
Il n’y a aucune raison que les chercheurs, ou les journalistes, ne puissent y avoir accès et je pense essentiel de mener cette bataille. Des moyens existent pour anonymiser les données, ça demande du boulot mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas accéder aux chiffres qui permettent par exemple de mesurer comment l’État traite l’école privée, qu’il finance à plus de 70 %.
Mathilde Goanec
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