S’aimer au Maghreb (1/6). Les réseaux sociaux et les applications de rencontres ont bouleversé la vie des jeunes. Et a redonné le droit aux femmes de séduire.
Facebook est le seul endroit où Nadia [les prénoms ont été modifiés] a le droit de sortir le soir. Depuis sa minuscule chambre sans fenêtre, où le ventilateur tourne à plein régime, elle s’accorde une bouffée d’oxygène. Comme un prolongement d’elle-même, les réseaux sociaux ont révolutionné son univers. Celui d’une jeune employée de banque qui traîne depuis vingt-trois ans une vie banale, étouffée par des traditions auxquelles seuls ses parents croient encore. Dans la pièce à côté, ils sont loin de s’imaginer ce qui se passe dans la tête de Nadia, sous le voile multicolore qui couvre ses longs cheveux châtain foncé. Une soie « de belle qualité venue d’Arabie saoudite », souligne fièrement la jolie Marocaine aux grands yeux noirs.
Chaque matin, pourtant, sitôt le seuil de la banque franchi, elle range son voile dans le tiroir de son bureau. « Il y a un temps pour chaque chose », dit-elle. Nadia remet son foulard pour rentrer dans l’appartement de ses parents, dans un quartier populaire de Casablanca. Sur le chemin du retour, ce soir de printemps, dans le bus, sur le boulevard interminable qu’elle remonte à pied ou en bas de son immeuble, Nadia va faire de nombreuses rencontres. « Je ne sais pas si on peut appeler ça des rencontres, corrige la jeune femme. Des rencontres à sens unique peut-être. » Elle a compté : pas moins de quatre hommes l’ont abordée à coups de « jolie gazelle », « alors, tu me passes ton WhatsApp », « tu vas où comme ça, on te voit pas ? ». Sans le voile, elle aurait certainement doublé son score. Mais Nadia les a ignorés un par un, tête baissée. « Dans la rue, ce n’est pas de la drague, c’est du harcèlement. »
Sur Facebook, en revanche, Nadia répond quasiment à tous les coups. « Ici, j’ai le contrôle. » Sur son écran de smartphone, elle fait défiler avec son pouce la centaine de messages anonymes qu’elle a reçus depuis son inscription en 2012. Etonnants, ces jeunes gens qui « souhaitent communiquer » sans l’avoir jamais vue. « Les mecs cherchent des jeunes filles qui habitent ici pour coucher ou pour du sérieux. Avec les filtres Facebook, c’est facile à trouver. Ensuite, ils choisissent en fonction des photos. » Tout un art. Sur la sienne, Nadia, les cheveux à découvert, affiche un beau sourire et un air décontracté. « Tu parles ! Ça m’a pris des semaines pour trouver la pose parfaite. »
Après le dîner de famille commence le rituel. « Ils ne me plaisent pas forcément, mais j’éprouve du plaisir à draguer pour draguer. » Petits mots doux, parfois pas très orthodoxes, jamais vraiment explicites. Dans sa chambre ou parfois au milieu du salon, défiant ses frères et ses parents, Nadia flirte avec le danger, c’est excitant. En ce moment, elle « sort » avec un certain Yassir. Il vit à Tanger, il a promis de venir la voir d’ici la fin de l’année. Il y a eu d’autres hommes, plusieurs en même temps, des histoires d’amour, des découvertes sexuelles.
« Des voisins se mettent à leur fenêtre pour traquer les tourtereaux et les dénoncer à leurs parents, parfois à la police »
Dans ce pays tantôt accroché à ses éternelles traditions, tantôt rattrapé par sa modernité, la drague 2.0 a redonné leur pouvoir aux femmes. Sur les réseaux sociaux, les Marocains peuvent apprendre à se connaître sans être vus. Et les Marocaines ont gagné le moyen de séduire « sans passer pour des putes ». Les termes crus sortent de la bouche de Fatiha, sa grande sœur. A 29 ans, elle a déjà deux enfants et bien sûr que non, elle n’a pas eu « le luxe de rencontrer son mari », s’exaspère-t-elle. Il lui a été présenté par des amis de la famille. Fatiha n’a pas connu – à temps – l’ère numérique. Celle de la libération des mœurs. Certes, virtuelle, décalée de la réalité, mais une libération quand même.
« Comme Nadia, je n’avais pas le droit de sortir avec des mecs. Si on leur parlait dans la rue, on était sûres que le soir même, notre mère allait s’enfermer avec nous dans la chambre et chuchoter d’un ton sec que les filles frivoles font perdre l’honneur de la famille. » Ici, rien ne se cache. « Aujourd’hui encore, poursuit Fatiha, des voisins se mettent à leur fenêtre pour traquer les tourtereaux et les dénoncer à leurs parents, parfois à la police. » Le code pénal marocain ne laisse pas beaucoup d’espace : l’article 490 punit d’un mois à un an les relations sexuelles hors mariage ; l’article 489, l’homosexualité ; le 491, l’adultère.
Les réseaux sociaux se sont infiltrés en même temps que l’influence salafiste se propageait au Maroc, creusant un peu plus le fossé entre conservateurs et réformistes. Dans un pays où hommes et femmes sont traditionnellement « chacun d’un côté », pour ne pas dire séparés, et où les strates sont cloisonnées, Internet a fait voler en éclats les barrières tenaces de l’espace public – plus de 63 % de la population est connectée. « Dans la rue, les cafés, les restaurants, les transports, on ne rencontre que des gens qui viennent du même milieu que nous. Sur Facebook, il y a des femmes de ménage comme des chefs d’entreprise. Ceux qui ne savent pas lire se débrouillent avec les notes vocales, il y a de la place pour tout le monde », explique Nadia.
« Dans un café, on peut se tenir la main sous la table, se faire un bisou, cachés. Jamais en terrasse ! »
Depuis quelques années, le phénomène Tinder a conquis les célibataires marocains. En un clic, des centaines de partenaires potentiels géolocalisés par l’application apparaissent. Inutile de braver les obstacles de la vie réelle et ses lieux interdits, souvent réservés aux hommes. D’autres sites de rencontre, des déclinaisons locales de Meetic, ont fait leur apparition. Les slogans vont de « Homme cherche femme » à « Trouve un mari » ou encore « Trouve un homme riche au Maroc ». Tout le monde y trouve son compte.
A la différence des pays occidentaux où sont nés ces sites de rencontre, « on ne peut pas se retrouver dans un bar une demi-heure plus tard », nuance Salim, 32 ans, ingénieur en informatique. Il a rejoint Narjisse à l’étage d’un café, un rendez-vous classique des couples casablancais. « En haut, on peut se tenir la main sous la table, se faire un bisou, cachés. Jamais en terrasse ! » Ils se sont rencontrés il y a un an lors d’un week-end de séminaire à Marrakech. Au début, WhatsApp a aidé pour maintenir le contact.
Mais ils vivent tous les deux chez leurs parents. Salim n’a « pas encore de quoi s’offrir son propre appartement », les temps sont durs. « Pour une Marocaine, même lorsqu’elle en a les moyens, c’est très difficile de quitter le foyer familial avant le mariage », explique Narjisse, 28 ans. Dans les villes, où les femmes sont de plus en plus actives, accédant plus facilement à des postes à responsabilité, l’âge moyen du mariage est passé à plus de 26 ans, contre moins de 20 dans les années 1960.
« Mais les filles célibataires qui habitent seules sont très mal vues par l’ensemble de la société. »
Il a donc fallu ruser pour s’aimer. « On se cachait dans les cages d’escalier des immeubles à la pause déjeuner pour s’embrasser. Il y avait des préservatifs usagés par terre, c’était pas très romantique », confie Salim, les joues empourprées. A l’arrière d’une voiture, au cinéma, derrière les buissons ou cachés par les rochers sur la plage, à l’abri des regards : voisins, gardiens et indics de la police en tout genre sont prompts à la dénonciation. « On a toujours une fausse alliance sur nous, au cas où, raconte Salim. Il suffit qu’on soit tous les deux dans la voiture ou en train de nous promener pour qu’un flic nous arrête et nous demande ce qu’on fait ensemble. »
Puis vint Airbnb. Alors que les patrons d’hôtels sont tenus d’exiger l’acte de mariage, la plateforme a permis de contourner la loi. « On y va après le boulot, sans jamais passer la nuit pour que ses parents ne se doutent de rien. Généralement, c’est le concierge qui nous accueille. » Un malaise s’installe soudainement. Salim hésite et finit par dire à voix basse : « On lui graisse la patte. » Narjisse fait une grimace. A chaque fois, un sentiment de dégoût l’envahit. L’impression de passer pour une prostituée. Fatiguée de toujours devoir faire vite, se cacher, mentir à ses proches. La crainte aussi que cette relation n’ira pas là où elle espérait. « Si jamais nos familles apprenaient qu’on se fréquente, ce serait terminé. »
Ghalia Kadiri
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