Parti pluraliste contre partis programmatiques

vendredi 12 octobre 2018.
 

Dans cet article, Pierre Ruscassie revient sur les 21 conditions édictées par l’internationale communiste. Il montre comment ces 21 conditions se sont révélées être des conditions d’exclusion en revenant sur les cas français (congrès de Tours) et italien (congrès de Livourne).

Sur le terrain politique, la lutte des classes oppose la gauche à la droite. La droite défend, sans l’avouer, les intérêts des capitalistes et, plus généralement, des dominants, oppresseurs ou exploiteurs ; ses valeurs sont élitistes. La gauche, elle, affirme qu’elle défend les droits des salariés et, plus généralement, des dominés, opprimés ou exploités ; ses valeurs sont égalitaires.

Mais la gauche est aussi influencée par toutes les valeurs qui coexistent dans la société et qui sont plus ou moins compatibles avec les valeurs égalitaires. Les idéaux des citoyennes et citoyens de gauche peuvent être plus ou moins teintées de nationalisme, de libéralisme, de républicanisme, de bonapartisme ou d’anticléricalisme...

C’est pourquoi la gauche est partagée entre plusieurs orientations et doit choisir entre plusieurs programmes ou doit trouver un compromis entre ces programmes. Mais quelle forme d’organisation est préférable pour en débattre, pour choisir un programme, puis le mettre en œuvre ?

1905 ou 1920 ?

Dans le cadre du parlementarisme, lors des campagnes électorales, l’opposition entre la gauche et la droite passe par le prisme des candidatures présentées par des partis politiques dont elles défendent le programme pour la mandature qui s’ouvre. Ensuite, entre deux élections, la vie politique est animée par les partis.

Chacune des deux communautés politiques, la gauche et la droite, doit donc s’organiser librement en partis. Deux stratégies ont été proposées et mises en œuvre par la gauche sociale en France.

L’une considère que, toute la gauche étant concernée par ce débat sur son programme, le cadre du débat doit être dimensionné à l’échelle de toute la gauche. Le parti érigé comme cadre de ce débat doit unifier toute la gauche. Si une douzaine de projets de programme sont proposés, ils doivent tous être proposés au débat dans ce parti : le parti dont la gauche a besoin est un parti pluraliste. C’est cette stratégie qui a présidé au congrès du Globe à Paris en 1905. Elle établit la démocratie dans la gauche en réalisant son unité et son indépendance envers la droite.

L’autre considère que l’existence de plusieurs programmes nécessite autant de partis, chacun défendant le sien. La confrontation entre les partis de la gauche se déroule avec la confrontation entre les partis de la droite, dans le cadre du scrutin républicain organisé pour confronter la gauche et la droite. La frontière entre ces deux camps n’est pas marquée davantage que celle qui sépare deux partis de la gauche. Cette stratégie qui oppose des partis mono-programmatiques a été majoritaire au congrès de Tours en 1920. Elle brouille la frontière entre la gauche et la droite, elle divise la gauche depuis un siècle et constitue la cause principale de ses échecs.

Le Globe, 1905

En avril 1905, les cinq partis ou courants du socialisme français se rencontrent à Paris, salle du Globe, pour tenir le congrès d’unification de la gauche sociale. L’enjeu n’est plus le choix entre république et monarchie qui, durant le XIXe siècle, avait conduit le mouvement socialiste naissant à se développer à l’intérieur du camp républicain dominé par ceux qui venait de fonder le Parti radical en 1901. L’enjeu est de créer un parti pluraliste qui s’oppose à la nouvelle droite majoritaire dans le Parti radical. Sont présents salle du Globe les « possibilistes » (la FTSF de Paul Brousse), les socialistes indépendants (derrière Jean Jaurès), les allemanistes (POSR de Jean Allemane), les guesdistes (POF de Jules Guesde et Paul Lafargue), les blanquistes (PSR d’Édouard Vaillant). Impulsé par Jean Jaurès et Jules Guesde, le parti unifié devient la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO).

En 1905, l’unification de la gauche sociale créa quasi immédiatement un parti unifié, ne passa guère par l’intermédiaire d’une fédération et fut seulement précédée très brièvement par deux confédérations (le PSF et le PSdF). L’unité dura neuf ans et fut brisée en août 1914 par le vote des crédits de guerre par une majorité des députés socialistes. La fin de la guerre aurait pu être l’occasion de reconstituer le parti unifié, mais ce ne fut pas le cas.

Tours, 1920 ; Livourne, 1921...

En décembre 1920, le congrès de Tours de la SFIO devait se prononcer sur les 21 conditions d’adhésion édictées par la direction de l’Internationale communiste. Celles-ci étaient draconiennes et instauraient un centralisme rigoureux que seul le prestige de la révolution soviétique pouvait faire accepter. L’examen à la lettre de ces 21 conditions révèle bien pire : il s’agit de conditions d’adhésion, donc de critères d’exclusion.

Parmi plus de 4 700 congressistes, 8,4 % s’abstiennent comme Léon Blum qui critiqua, non le sens des mesures, mais leur fonction de critères d’exclusion. Dans son intervention, il défendit le principe du parti pluraliste unifiant toute la gauche.

C’était d’autant plus principiel qu’il savait être minoritaire dans le parti pluraliste : les votes exprimés approuvèrent les conditions d’adhésion à 75 %, 25 % votant « Contre ».

Les résultats du congrès du PS italien, tenu à Livourne en mars 1921, furent encore plus caricaturaux : sur plus de 170 000 suffrages exprimés, 57,4 % (le courant majoritaire de Serrati) approuvent les 21 conditions, mais sont réticents pour en faire des critères d’exclusion. Ils refusent l’exclusion immédiate des modérés groupés autour de Turati et la reportent sine die. Plus d’un tiers (34 % pour le courant « gauchiste » de Bordiga et Gramsci) approuvent les 21 conditions et exigent l’exclusion immédiate des « réformistes ». Ceux-ci appellent à voter contre « Moscou » et recueillent 8,6 % des voix exprimées.

Le courant de Serrati est majoritaire à lui seul et les partisans des 21 conditions totalisent 91,4 % des suffrages exprimés. Mais, à Moscou, la direction de l’Internationale communiste tranche. Non seulement l’opposition de droite est exclue, mais le courant de Serrati aussi. C’est le seul courant de Bordiga et Gramsci qui constituera le Parti communiste italien (PCI).

Un siècle d’échecs, 1920-2020

Alors que les courants communistes auraient été majoritaires dans l’Internationale, si le choix de reconstituer la Seconde avait été fait, c’est l’option antidémocratique, affaiblissant la gauche, qui fut choisie par les bolcheviks.

Leur stratégie léniniste de construction d’un parti mono-programmatique – encore hésitante dans Que faire ?, publié en 1902 pour promouvoir le centralisme jacobin dans la sociale-démocratie russe – s’affermit au lendemain de la Première Guerre mondiale. Elle fut résumée en une formule par Trotski : « Le parti, c’est le programme ». Autrement dit, s’il y a deux programmes, il doit y avoir deux partis.

Un siècle plus tard, les exclus ont constitué des partis socialistes qui n’étaient pas totalement pluralistes, mais étaient suffisamment pluri-programmatiques pour devenir majoritaires dans la gauche. Les partis communistes ont perdu la majorité dont ils bénéficiaient parfois à leur création (SFIC), plus souvent à la Libération (PCI, PCE), et la gauche n’a jamais pu durablement mettre en œuvre un programme de rupture.

La stratégie d’unité et d’indépendance

Quand la gauche est arrivée au pouvoir en étant unie, ce fut brièvement et en alliance avec une partie de la droite (le Parti radical, puis le MRP démocrate-chrétien). Cette alliance n’empêcha pas l’adoption de quelques mesures significatives, mais servit de justification à une auto-limitation de la gauche que ce soit lors du Front populaire (1936-1937) ou à la Libération (1945-1947).

Quand elle fut unie et indépendante de la droite et du patronat, soit elle fut cassée sur ordre de Moscou avant d’arriver au pouvoir (l’Union de la gauche entre 1972 et 1977) ; soit elle connut deux belles années avant de se rendre totalement dépendante de « la concertation des adversaires sociaux ». Ce fut le destin du gouvernement Mauroy (1981-1982) et, plus près de nous, de la Gauche plurielle menée par Lionel Jospin (1997-1999). Expériences à reproduire, mais en tirant les leçons du passé... et donc d’un certain congrès réuni à Tours !


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