LREM, « parti entrepreneurial » en apesanteur

dimanche 4 octobre 2020.
 

La crise interne au mouvement macronien illustre les tensions inhérentes aux partis « entrepreneuriaux », en croissance en Europe. Gouvernés selon un style managérial, ils rompent avec l’idéal d’organisations représentant des intérêts collectifs

24 septembre 2020 Par Fabien Escalona

Pierre Person souhaitait provoquer un « électrochoc » au sein du principal parti de la majorité présidentielle. La démission bruyante du numéro deux de La République en marche (LREM), annoncée dans un entretien au Monde puis actée à l’issue d’un bureau exécutif houleux tenu lundi 21 septembre, aura au moins favorisé l’expression au grand jour du malaise qui gangrène le mouvement. À la suite du désormais ancien délégué général adjoint, deux autres personnalités ont d’ailleurs abandonné leurs responsabilités internes : la députée des Yvelines Aurore Bergé, qui exerçait le poste de porte-parole, et le député de la Vienne Sacha Houlié, chargé des relations avec les acteurs politiques et sociaux.

Les problèmes de LREM sont identifiés : un travail idéologique en jachère ; un criant défaut d’ancrage local, illustré par les élections municipales de cette année et le premier tour des législatives partielles de dimanche dernier ; la persistance d’un grand flou concernant la « maison commune » censée fédérer l’ensemble des soutiens du chef de l’État ; et enfin l’absence d’une incarnation autonome de cette force politique en dehors des pouvoirs exécutif et législatif. Hors des sommets de l’appareil d’État où tout se joue, le parti n’a pour ainsi dire pas d’existence, que ce soit auprès des citoyens ordinaires ou même de ses sympathisants.

Pour l’heure, ces départs fracassants n’ont en fait guère bouleversé la composition et le fonctionnement interne de LREM. Si quelques fidèles de la Macronie ont été intégrés au bureau exécutif à cette occasion, le renouvellement des instances est reporté au printemps. Au demeurant, les démissionnaires eux-mêmes restent membres du parti et de leur groupe à l’Assemblée, et ne remettent aucunement en cause leur loyauté à Emmanuel Macron.

Cette crise interne est d’autant plus à relativiser qu’elle ne présage en rien du destin du président en 2022. Après tout, c’est LREM qui doit son existence à Macron plutôt que l’inverse. En tant que chef politique d’un bloc élitaire communiant dans la mondialisation néolibérale, l’intégration européenne existante et un productivisme « verdi » à la marge, il peut encore prétendre écraser la concurrence. Quant à ses adversaires, du côté de la droite radicale ou de la gauche dans toutes ses variantes, ils souffrent de leurs propres divisions, défauts de leadership et manque de crédibilité.

En guise d’électrochoc, l’épisode apparaît donc davantage comme un clapotis de la rentrée politique. Les insatisfactions individuelles dont il témoigne, et les déficiences collectives qu’il met en lumière, renvoient cependant à un phénomène plus intéressant qui déborde de loin les frontières nationales, à savoir l’irruption croissante de partis dits « entrepreneuriaux » dans la vie politique européenne. Quelle que soit sa sincérité, c’est ici que se situe la limite de l’indignation de Pierre Person : les défauts qu’il regrette aujourd’hui étaient contenus dans la forme partisane qui a servi de véhicule vers le pouvoir à son champion politique.

Pour le comprendre, il faut se plonger dans un ouvrage académique publié cette année, The Rise of Entrepreneurial Parties in European Politics (Palgrave Macmillan, non traduit). De façon surprenante, mais explicable par les champs de compétence des auteurs et le recul dont ils devaient bénéficier sur leurs études de cas, il n’y est qu’à peine fait mention de LREM. On pense néanmoins très fort à l’aventure macronienne en lisant ce travail comparé de trois chercheurs tchèques, qui ont étudié les partis entrepreneuriaux par delà la frontière souvent maintenue, en science politique, entre les démocraties consolidées d’Europe occidentale et les plus jeunes démocraties d’Europe centrale et orientale.

Des partis dépendants du leader, sans démocratie interne

Depuis l’épuisement du modèle du parti de masse, de nombreux labels ont été forgés pour capturer la prédominance de structures partisanes plus légères, des modes d’adhésion plus souples, le recours croissant aux professionnels de la communication et du marketing, un moindre ancrage dans la société et une dépendance accrue envers l’État et ses financements. Selon Vít Hlousek, Lubomir Kopecek et Petra Vodová, il y a cependant bien une spécificité du type « entrepreneurial », qu’ils s’efforcent d’illustrer à travers une douzaine d’exemples dûment chroniqués.

Cette spécificité tient à quelques traits cruciaux systématiquement repérés et combinés entre eux : le caractère « privé » de l’initiative du leader lançant le parti, son « rôle central » pendant et après la période de fondation, et le « style managérial » de la direction du parti, impliquant un mode de désignation et de décision centralisé et hiérarchisé. Si un parti entrepreneurial peut aller au-devant de certaines demandes de l’électorat, c’est sur le modèle d’une entreprise calibrant son offre politique afin de maximiser ses suffrages, mais pas parce qu’il émergerait de mobilisations enracinées dans la société.

Les cas les plus évidents sont ceux dans lesquels un entrepreneur du privé s’est lui-même lancé en politique, en mettant au service de son parti les moyens et le personnel d’une firme déjà existante, comme Silvio Berlusconi en Italie, Andrej Babis en République tchèque ou Frank Stronach en Autriche. Mais un parti entrepreneurial peut aussi se lancer sans firme directement à l’appui, les logiques de l’entreprise et du marketing colorant néanmoins toute la démarche et l’organisation interne du parti, ainsi que cela a été documenté dans le cas de LREM.

Le destin des formations politiques analysées s’avère très variable. Dans de nombreux cas, les talents de « créateur », voire de « prêcheur », des leaders en question sont attestés, qui expliquent une émergence réussie. Plus rares sont les talents d’« organisateur » qui permettent à un parti de s’inscrire durablement dans le paysage politique, c’est-à-dire de s’institutionnaliser. Cela exige un autre type de savoir-faire, consistant à gérer les conflits internes et surmonter les épreuves surgissant au fil du temps.

À cet égard, la construction d’un appareil et de structures locales vivantes est à double tranchant. D’un côté, cela peut nourrir des rivalités de leadership et des sensibilités divergentes vis-à-vis de la direction. D’un autre côté, si ces risques sont bien gérés, une organisation forte permet d’alerter et d’encaisser des chocs, comme d’offrir des bases de repli en cas d’expulsion du pouvoir. Les partis complètement « hors sol », ne disposant parfois que d’une poignée de membres dirigeants externalisant toutes les tâches à des sociétés privées, apparaissent plus vulnérables à des échecs nationaux et à la concurrence d’entreprises politiques comparables.

La difficile institutionnalisation de LREM témoigne à l’évidence d’un défaut de savoir-faire politique et du manque de personnalités compétentes prêtes à s’investir dans cette mission. Regretter que le parti produise peu d’idées nouvelles ou ne prenne pas davantage soin de ses militants ou de ses élus, voire ne parvienne pas ou plus à « réconcilier les Français avec la vie politique et démocratique », relève cependant d’une forme de cécité. Par construction, un parti entrepreneurial n’est pas adapté à une forme réelle de démocratie interne. Il sert originairement, et en priorité, des intérêts politiques, voire économiques, qui ne sauraient être relativisés par d’autres agendas.

Plus spécifiquement, il est avant tout au service d’un père fondateur fixant la ligne et choisissant les personnes qui conviennent le mieux à ses desseins. Même les partis les plus institutionnalisés restent d’ailleurs très dépendants de la figure qui leur a donné naissance. Dans le cas de LREM, sa séparation d’avec Emmanuel Macron est à ce stade inenvisageable. Les chercheurs ayant travaillé sur les partis entrepreneuriaux notent d’ailleurs que pour ce type de formation, le dilemme classique entre « leadership » et « structure » ne peut se résoudre qu’en faveur du dirigeant contre l’organisation, celle-ci étant d’autant plus vulnérable à ses défaillances éventuelles.

Faute d’un appareil LREM solide, le président de la République devrait agréger autour de lui une vaste coalition de groupes et de personnalités cherchant à tirer profit de leur soutien, les moins bien servis risquant d’être les cadres du parti majoritaire resté le plus inféodé à sa personne. Une institutionnalisation réussie ne semble possible qu’à l’occasion d’un second mandat, prestige et effet d’apprentissage aidant. Il est à noter que dans d’autres pays, certaines tentatives de partis entrepreneuriaux, parfois par la même personne, ont aidé à concevoir des véhicules politiques plus performants que celui qui avait failli.

En tous les cas, les problèmes démocratiques posés par l’occupation du pouvoir par un parti entrepreneurial resteraient. Les auteurs de The Rise of Entrepreneurial Parties in European Politics ne nient pas les dérives oligarchiques et les pratiques de corruption présentes dans d’autres modèles de partis. Ils soulignent cependant l’absence quasi totale de tradition contraire, de contrepoids ou de force de rattrapage dans les formations qu’ils étudient, lesquelles vont ainsi à rebours des tentatives – parfois moquées – des plus vieux partis de prouver leur démocratisation et de réduire leur distance à la société (élection directe de dirigeants, primaires plus ou moins ouvertes, etc.).

« Aussi longtemps qu’on n’abandonne pas l’idée que les partis politiques devraient être des organisations agrégeant et représentant des intérêts collectifs, écrivent les trois chercheurs, l’absence de démocratie intra-partisane pose problème, notamment parce qu’elle permet trop de flexibilité politique et idéologique. » Dans ce modèle, un cercle hyper-réduit de décideurs concentre en effet les moyens de fixer une ligne et de sélectionner le personnel politique du pays, sans guère subir d’influence citoyenne ni de contrainte de reddition de comptes, du moins en dehors des échéances électorales.

L’ouvrage rappelle utilement qu’en dépit des discours récurrents sur la fin des partis, ce sont surtout leurs formes particulières qui périssent ou se transforment. Le modèle entrepreneurial, adapté à son époque, traduit autant qu’il nourrit la dégradation observée des démocraties les plus consolidées. LREM, avec tous ses défauts de construction aujourd’hui pointés par certains membres ayant connu des formations de « l’ancien monde », illustre ces transformations à l’œuvre dans nos régimes représentatifs.


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