En Belgique, la mobilisation des “gilets jaunes” ravive les anciennes fractures

samedi 8 décembre 2018.
 

Le mouvement des “gilets jaunes” a fait des émules en Belgique, surtout dans des villages wallons isolés, situés dans d’anciennes zones industrielles sinistrées. En revanche, en Flandre, région plus prospère, le mouvement peine à percer.

Reportage du quotidien flamand De Standaard.

Gouy-lez-Piéton est une section de la commune de Courcelles, à quelques kilomètres de Feluy, où 350 agents de police ont été envoyés jeudi soir [le 22 novembre] pour assurer l’ordre public aux abords d’un dépôt de carburant. Nous sommes au cœur du mouvement de protestation des “gilets jaunes” contre l’augmentation des prix du carburant, la hausse des taxes en général et le recul du pouvoir d’achat qui en est à leurs yeux la conséquence. Les opérations de blocage de carrefours et de stations-service ont fait leur chemin depuis la France jusqu’en Wallonie.

Si les barricades peuvent devenir bruyantes, quand retentissent les klaxons de poids lourds et les slogans comme “pouvoir au peuple”, les villages où vivent les “gilets jaunes” sont silencieux, désolés et morts. Jeudi après-midi [le 29 novembre], il n’y a quasiment pas âme qui vive dans les rues de Gouy-lez-Piéton – si l’on fait abstraction des nombreuses voitures qui traversent la commune. Dans les années 1970, racontent les habitants, Gouy comptait huit boucheries  ; aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une. Les commerces sont concurrencés par les gros supermarchés des communes environnantes. Les locaux d’anciennes boulangeries sont à louer et plusieurs magasins de meubles ont mis la clé sous la porte.

De Courcelles à Charleroi, il y a 10 kilomètres, jusqu’à La Louvière, 16, et jusqu’à Bruxelles, 50. Pourtant, beaucoup d’habitants se sentent coupés du monde. Même Ludo (32 ans), qui a pourtant vue sur la gare. “Avant, il y avait un train à 5 heures du matin, maintenant, il ne passe qu’à 6 heures. Il va une fois toutes les heures à Charleroi et une fois à Bruxelles.” Il ne reste plus beaucoup de bus non plus. “Le réseau de transports publics dans notre région est peu à peu démantelé.”

D’ici, tout est loin

Il y a cinq ans, Gouy possédait encore une agence bancaire, mais elle aussi a disparu. Pour retirer de l’argent, il faut aller au village suivant, à 4 kilomètres de là. D’ici, tout est loin. Il est impossible de vivre sans voiture – tout le monde le dit –, à moins que l’on veuille finir seul et sans travail. Ce qui malheureusement arrive à de nombreux jeunes.

Thomas (32 ans), qui porte un long manteau gris et un gilet jaune par-dessus, se tient un peu à l’écart de l’agitation de l’opération de blocage de la station-service. Il voit mal de l’œil gauche. Après le lycée, il a commencé à travailler dans la métallurgie. “Jusqu’à mon accident”, raconte-t-il, quand il a en grande partie perdu la vue. “J’ai reçu des indemnités maladie et je touche encore 1 000 euros par mois. Avant, je louais un petit appartement avec ma copine, mais nous sommes séparés. J’ai dû retourner chez mes parents. J’ai vendu ma voiture. À cause de l’assurance et des taxes, et surtout du prix du diesel.”

Pour continuer à faire du basket, son passe-temps favori, Thomas demande l’aide de son père. “Il me conduit aux matchs et aux entraînements. Il n’y a pratiquement plus de bus après 20 heures – je suis dépendant de mon père. À 32 ans. Quand je veux sortir avec des amis, je prends parfois un taxi. Ça coûte 30 euros. Avec mes revenus, je ne peux même pas le faire quatre fois par mois. Alors je passe le plus clair de mon temps chez mes parents, sur le canapé.”

“Sans argent, difficile d’être heureux”

S’ils en avaient eu la possibilité, cela fait longtemps qu’ils auraient quitté cette région “sans argent et sans avenir”, raconte Michel, un ami de Thomas. “De préférence à l’étranger. Mais je n’ai pas les moyens de déménager.” Il travaille dans le secteur des télécoms.

Je n’arrive pas à mettre de l’argent de côté. Après le loyer et les autres coûts fixes, il ne me reste plus grand-chose. Je suis coincé ici. Isolé. On dit que l’argent ne fait pas le bonheur, mais sans argent, difficile d’être heureux.”

Les deux jeunes hommes ont grandi et vivent dans la province la plus pauvre du pays – si l’on fait abstraction de la zone appartenant au Grand Bruxelles. Le revenu annuel moyen dans la province de Hainaut est de 15 550 euros. Soit 3 000 euros de moins que dans la province voisine de Flandre-Occidentale et près de 6 000 euros de moins que dans la province du Brabant flamand, la plus riche du pays. Dans le Hainaut, dans un foyer sur cinq, personne n’a de travail.

La région autour de Charleroi, dont fait partie Courcelles, ne s’est pas encore remise de la disparition de l’industrie lourde qui la faisait vivre. Il y a deux ans, 2 200 employés de l’usine de machines Caterpillar de Gosselies – une commune voisine de Courcelles – ont vu leurs emplois partir en fumée. Des milliers d’autres ont perdu leur travail chez un des fournisseurs de l’usine.

Un pays pourtant peu enclin à manifester

Le Bureau, le seul café de Gouy-lez-Piéton, est animé. Les cloches de l’église voisine n’ont pas encore sonné midi, mais ici, on boit déjà des Leffe. “C’est un bien beau village  !” lançons-nous aux sept hommes debout au comptoir et à la femme qui se trouve derrière. “C’est la première fois que vous venez ici  ? demandent-ils. Autrement, vous ne diriez pas cela  !”

Dans le café, ils parlent d’une image qu’ils ont tous vue sur Facebook. On y découvre trois pompes diesel : une grosse “pour les ministres”, une moyenne “pour la classe moyenne” et un modèle miniature “pour les pauvres”. Pour Jacques Sainthuile (48 ans), le point de rupture est atteint, la classe moyenne aussi “est prête à monter aux barricades”.

Et ce n’est pas rien, ici, en Belgique, dans ce pays qui est si peu enclin à manifester qu’en France ils nous traitent de moutons.”

Sentiment d’abandon

“Mais les gens, ils en ont ras le bol. Même ceux qui travaillent, comme moi, doivent maintenant se serrer la ceinture. Tout devient plus cher : non seulement l’essence et le diesel, mais aussi l’électricité et les produits dans les magasins. Nous y sommes confrontés tous les jours, et ça nous travaille. Cela fait longtemps que le gouvernement nous a oubliés. Mais l’argent dans notre portefeuille, par contre, il s’en souvient  !”

Une discussion s’amorce. La majorité des hommes au comptoir soutiennent les actions des “gilets jaunes”. Mais pas Maurice, un entrepreneur de passage, originaire de La Louvière, le seul qui ne boit pas de bière mais du vin blanc. “Il y a beaucoup de gens en Wallonie qui ne veulent pas travailler”,tonne-t-il. “Pourquoi n’y a-t-il pas de mouvement de protestation en Flandre  ? Je vois de plus en plus de boîtes flamandes. Ils achètent des terrains ici et ils se font un fric fou. Les gens d’ici restent les mains dans les poches. Au lieu de se plaindre du prix du diesel, ils peuvent aller travailler dans le pétrole en Arabie Saoudite. Ou créer une entreprise pour ramener le pétrole en bateau jusqu’ici. Ça fera baisser les prix.”

“C’est des conneries, c’est pas réaliste  !” lance un homme en colère un peu plus loin au comptoir. “Mais les ‘gilets jaunes’ non plus n’ont pas de solution, poursuit l’entrepreneur. Ils sont en colère, mais ils ne sont pas constructifs.”

Une guerre sociale

À l’écart de l’agitation et des discussions, Martine Prevost (62 ans) et Alex Lacroix (60 ans) sont installés à une petite table pour deux personnes poussée contre un mur. L’un en face de l’autre. Mais ils ne sont pas en couple. “Je m’occupe de lui, explique la femme. Il n’a pas de permis, alors je le conduis partout. Et il n’a pas beaucoup d’argent. Alors je lui fais la cuisine.”

Martine regarde Alex d’un air préoccupé. Tout à l’heure, quand ils ont traversé un barrage des “gilets jaunes”, elle a dit : “Bravo, continuez comme ça  !”

“Si jamais une Troisième Guerre mondiale éclate un jour, ce sera une guerre sociale”, estime-t-elle.

Oui, les questions environnementales sont importantes. Mais si se battre pour l’environnement signifie que tout – depuis les trajets en voiture jusqu’à l’électricité – coûte plus cher, alors les gens d’ici ne vont pas être d’accord. Les ‘gilets jaunes’ sont trop peu nombreux pour déclencher une révolution. Mais si le coût de la vie continue d’augmenter, les choses peuvent vite changer.”

Jef Poppelmonde


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