La colonisation, mamelle sanglante qui allaita le capitalisme

lundi 22 mai 2023.
 

Le capitalisme se prétend naturel, moral, moderne... Aussi il se donne pour géniteurs la politique (l’Etat), la démocratie et le marché.

Dans la réalité historique, deux mamelles ont alimenté la croissance du capitalisme : l’expropriation et la colonisation. Nous traiterons seulement la colonisation dans cet article.

1) Comment le capitalisme prétend être né ?

Prenons par exemple l’ouvrage de Jean Baechler sur Le capitalisme (Tome 1 Les origines).

Pour lui, le capitalisme est la réalisation sur le plan économique du principe politique de démocratie. La "période d’incubation décisive" se situe entre le 6ème et le 10ème siècle suivie d’une phase de mise en place entre le 11ème et le 16ème enfin une émergence puis un développement rapide entre le 17ème et le 20ème.

D’après Baechler, le capitalisme a un synonyme : la modernité. "La modernisation est un gigantesque procès de démocratisation affectant depuis 4 siècles tous les aspects de la condition humaine". L’Europe a pris de l’avance en raison "d’une configuration telle que des développements politiques déterminés ont pu se déclencher spontanément... ces développements politiques ont provoqué, en raison de la place centrale que le politique occupe dans le dispositif humain, des répercussions directes et indirectes dans tous les domaines".

Le coeur de ce processus, c’est "l’entreprise" dont la fonction est "de fournir aux individus et aux groupes des biens et des services de la meilleure qualité et au meilleur compte, de manière à satisfaire... leurs besoins et leurs désirs."

Dans ce monde concurrentiel et conflictuel, "la bonne solution consiste à laisser les conflits se développer jusqu’à leur conclusion mais en trouvant le moyen qu’ils ne versent jamais dans la violence." Comment ? "il faut prévoir un recours à la violence contre ceux qui ne respectent pas la paix juste" à savoir la concurrence libre et non faussée garantie par le politique.

Cette histoire du capitalisme comme enfant naturel de la démocratie et du marché, ressemble plus à un conte pour enfants qu’à la réalité.

2) Le rôle de la colonisation dans l’émergence du capitalisme

Il est vrai que l’existence d’Etats soutenant une classe de bourgeois entrepreneurs a représenté une condition politico-économique de départ pour le capitalisme européen. Ils ont souvent organisé eux-mêmes la colonisation puis le commerce (par exemple création de la Compagnies des Indes orientales par les Pays Bas).

Ces Etats ont favorisé l’émergence du capitalisme par l’expropriation :

- d’une part des paysans (communs et droits coutumiers de pacage, ramassage de bois...)

Thomas More (décapité le 6 juillet 1534) dénonce la naissance du capitalisme "Ces riches détestables, avec leur insatiable avidité, se sont partagé ce qui devait suffire à tous"

- d’autre part des peuples colonisés

Conquête de l’Amérique latine : Y a-t-il eu génocide des Indiens par les conquérants espagnols ?

Aux 16è, 17è, 18è siècle, des Espagnols, des Portugais, des Anglais, des Hollandais, des Français... partent à la conquête du monde grâce à la supériorité de leurs armes et de leurs techniques de navigation. Ils s’emparent de tout le continent américain dont les mines vont permettre en Europe le développement de la circulation monétaire. Ils s’emparent d’innombrables îles, villes côtières et places qui permettent de piller les richesses des peuples asservis alimentant ainsi le développement d’un commerce international, fer de lance du processus d’émergence de sociétés capitalistes.

Le pillage, l’esclavage, l’extermination des populations rétives, la Traite des noirs, le travail forcé constituent le contexte prégnant de l’émergence du capitalisme « suant le sang et la boue par tous ses pores » (Marx).

Sur la fin du 18ème siècle première moitié du 19ème, un processus d’indépendance des anciennes colonies se développe, tant aux Etats Unis qu’en Amérique du Sud ou aux Antilles.

Ce ne sera qu’un intermède avant la ruée de la seconde moitié du 19ème pour s’accaparer de toute la planète.

3) Exploitation, dévastation et massacres : Neuf exemples de colonisation

Voici plusieurs articles mis en ligne sur notre site concernant la colonisation anglaise (Inde), française (Afrique noire), allemande (Sud-Ouest africain), belge (Congo)

Cliquer sur les titres pour accéder aux articles :

Conquête de l’Amérique latine : Y a-t-il eu génocide des Indiens par les conquérants espagnols ?

Inde : Comment la colonisation britannique a détruit une société assez prospère

Les relations entre l’Angleterre et l’Inde ou l’annonce de la colonisation moderne

25 novembre 1861 Victor Hugo s’élève contre l’incendie du Palais d’été (Pékin) par les militaires anglais et français (Lettre au capitaine Butler)

Quand l’Empire britannique organisait en Inde un génocide (12 à 30 millions de morts) par la famine

Catastrophes écologiques d’hier et d’aujourd’hui : la fausse métaphore de l’île de Pâques cache-t-elle un génocide colonialiste ?

Colonisation française du Niger et du Tchad par la colonne Voulet Chanoine Joalland : un massacre de masse, un crime contre l’humanité (sur la base des archives militaires)

11 août 1904 Premier génocide du 20ème siècle : LES HEREROS… CES HEROS !

Du Congo belge à l’assassinat de Lumumba le 17 janvier 1961

4) L’écrasement dans le sang des mouvements de résistance dans les colonies

L’exhortation de Guillaume II aux soldats du corps expéditionnaire allemand contre la révolte des boxers en Chine illustre bien l’inhumanité raciste et destructrice portée par la colonisation : " Tout comme les Huns, il y a mille ans, se firent, sous la conduite d’Attila, une réputation qui leur vaut de vivre encore dans l’histoire, puisse le nom d’Allemand se faire connaître en Chine de telle manière que plus jamais un Chinois n’osera porter les yeux sur un Allemand."

Inde : 14 septembre 1857, la révolte des cipayes est massacrée par l’armée anglaise

30 août 1925 : la France et l’Espagne s’entendaient pour écraser dans le sang la république du Rif

27 mai 1926 : Abdelkrim se rend. C’est la fin de la Guerre du Rif

18 août 1896 La France annexe Madagascar 29 mars 1947 : Madagascar se révolte

Du 8 au 22 Mai 1945, les massacres d’Algériens à Sétif, Guelma... rendent inéluctable la Guerre d’Algérie (2 articles)

29 mars 1947 L’insurrection pour l’indépendance de Madagascar est massacrée par l’armée française

Indochine, Algérie : « du bon usage colonial » du napalm (Par Alain Ruscio historien)

Les crimes contre l’humanité des Britanniques sur l’ethnie Kikuyu au Kenya dans les années 1950

13 septembre 1958 : Ruben Um Nyobè, leader de l’Union des populations du Cameroun, est abattu par l’armée française

5) L’impérialisme colonial aux origines du totalitarisme : l’Amérique latine

Extraits du compte rendu d’un colloque à Berlin, organisé par l’UNESCO sur le thème

De la barbarie coloniale à la politique nazie

" Nous sommes réunis ici pour analyser ensemble le lien historique qui, comme un fil conducteur conduit de la barbarie coloniale à la politique nazie d’extermination...

" Premier génocide des temps modernes : Des historiens du 20ème siècle, travaillant sur la conquête de l’Amérique, sont parvenus à se mettre plus ou moins d’accord pour estimer le nombre d’habitants du continent américain à la veille de l’invasion. Il a donc été retenu qu’à la veille du 1500, environ 80 millions de personnes habitent dans le continent américain. Ces chiffres furent comparés à ceux obtenus cinquante ans plus tard à partir des recensements espagnols(4).

" Il en ressort que vers 1550, des 80 millions d’Indigènes ne restent que 10 millions. C’est-à-dire, en termes relatifs une destruction de l’ordre de 90% de la population. Une véritable hécatombe car en termes absolus il s’agit d’une diminution de 70 millions d’êtres humains. Et encore, il importe de savoir que ces dernières années, des historiens sud-américains sont parvenus à la conclusion qu’en réalité, à la veille de la conquête il y avait en Amérique plus de 100 millions d’habitants. D’un point de vue européen, ces estimations sont inacceptables, et pour cause ! Si cela était vrai, nous serions devant une diminution de 90 millions d’êtres humains.

" La situation d’impunité dont bénéficiaient les conquistadores devait, fatalement, favoriser l’apparition très rapide de pratiques assez inquiétantes. Ainsi, la mauvaise habitude de nourrir les chiens avec des Indigènes et parfois avec des nourrissons arrachés à leur mère et jetés en pâture à des chiens affamés. Ou la tendance à s’amuser en faisant brûler vifs des Indigènes jetés dans des bûcher allumés pour les faire rôtir.

6) L’impérialisme colonial aux origines du totalitarisme : l’Afrique

Extraits du même colloque de l’UNESCO

"Après avoir vidé le continent américain de sa population, les puissances occidentales naissantes ont fait de l’Afrique noire, une pourvoyeuse d’esclaves pour l’Amérique. Cette entreprise a désagrégé l’économie des pays africains et vidé le continent d’une partie de sa population dans ce qui demeure, la déportation d’êtres humains la plus gigantesque que l’histoire de l’humanité ait connue...

Le dépeuplement du continent ainsi que la misère et l’indigence de ses habitants malades et affamés, décrits par les voyageurs qui abordèrent l’Afrique noire au 19ème siècle, contrastent avec les pays densément peuplés, l’économie fleurissante, l’agriculture abondante, l’artisanat diversifié, le commerce intense et surtout, avec le niveau de bien être social décrits par les voyageurs, géographes et navigateurs ayant abordé l’Afrique noire entre le 8ème et le 17ème siècle, et dont nous connaissons maintenant les témoignages grâce aux diverses recherches, entre autres celles de Diop Maes(6).

Entre le 16ème et le 19ème siècle, les guerres et razzias en chaîne, provoquées par les négriers pour se procurer les captifs, ont conduit à la destruction quasiment irréversible de l’économie, du tissu social et de la démographie des peuples africains.

7) La colonisation, une idéologie de déshumanisation, d’exploitation et d’extermination

" Entre le 15ème et le 19ème siècle, toute la production littéraire et scientifique concernant les peuples indigènes d’Amérique, visait à justifier leur extermination passée et à venir. Après trois longs siècles de barbarie coloniale sous contrôle chrétien, un des principes validés par les catholiques espagnols, est la certitude que tuer des Indiens n’est pas un pêché(9). Cette conscience fut renforcée par les protestants anglophones, convaincus qu’un bon Indien est un Indien mort. Aussi, toute la littérature concernant la bestialisation des Noirs dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, était une véritable propagande en faveur de la traite négrière et de l’esclavage des Noirs présentés comme un progrès de la civilisation...

" Dans le “journal of the Anthropological Society of London, vol. 165, 1864” fut publié un compte rendu des débats de la Conférence du 19 janvier 1864 sur « l’extinction des races inférieures ».. Il s’agissait de savoir si dans tous les cas de colonisation il serait inévitable l’extinction des races inférieures, ou si jamais il serait possible qu’elles puissent coexister avec la race supérieure sans être éliminées(10). A l’époque, l’Angleterre avait déjà commis, outre le génocide des Indigènes en Amérique du Nord, celui des Aborigènes d’Australie dont les Tasmaniens.

En France, Albert Sarraut, tenant discours aux élèves de l’Ecole coloniale affirmait : « il serait puéril d’opposer aux entreprises européennes de colonisation un prétendu droit d’occupation [...] qui pérenniserait en des mains incapables la vaine possession de richesses sans emploi. »

8) Libéralisme, colonialisme et totalitarisme : la "pensée" de Tocqueville

Je voudrais conclure en insistant sur le lien entre libéralisme économique, colonisation et production du totalitarisme.

Les libéraux utilisent Tocqueville comme père d’une pensée démocratique libérale ; ils pourraient aussi se revendiquer de lui comme père d’une pensée raciste et totalitaire.

A l’époque de la conquête de l’Algérie, il justifie toute politique d’extermination et de dévastation si elle permet d’écraser le peuple colonisé : "J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants... e crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux".

Pour Tocqueville comme pour d’autres théoriciens réactionnaires, la force crée le droit. Aussi, son colonialisme ne s’embarasse pas de sentiments : des tribunaux aux procédures "sommaires" pour exproprier massivement les autochtones, l’accaparement par des colons, la création de nouveaux villages coloniaux fortifiés, protégés par l’armée et des milices. Que deviendront les populations indigènes ? Elles décroîtront sans cesse, assène Tocqueville.

La société coloniale vantée par Tocqueville présente toutes les caractéristiques d’un apartheid raciste :" Il doit donc y avoir deux législations très distinctes en Afrique parce qu’il s’y trouve deux sociétés très séparées. Rien n’empêche absolument quand il s’agit des Européens, de les traiter comme s’ils étaient seuls, les règles qu’on fait pour eux ne devant jamais s’appliquer qu’à eux".

En 1847, les crimes commis par l’armée française commandée par Bugeaud sont connus. Non seulement Tocqueville les soutient mais il les définit comme une "science nouvelle". "Aujourd’hui on peut dire que la guerre d’Afrique est une science... Un des plus grands services que M. le maréchal Bugeaud ait rendu à son pays, c’est d’avoir étendu, perfectionné et rendu sensible cette science nouvelle".

Il serait justifié de terminer cet article par un rappel du passage entre domination coloniale directe et néo-colonialisme à l’époque du capitalisme financier transnational ; ce sera le sujet d’un autre article.

Jacques Serieys


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